17


Après l’agression dont il avait été victime, Xavier Monfreidi s’était résolu à passer aux urgences de l’hôpital de Villefranche-sur-Saône, la blessure à sa main prenant une méchante couleur, alors que la douleur le faisait souffrir de plus en plus. Les calmants administrés par le personnel soignant le plongèrent dans un brouillard désagréable qui l’empêchait de réfléchir sereinement. Au médecin qui l’avait examiné, il avait évoqué une chute accidentelle sur le chantier où il travaillait. « Pieux mensonge », songea-t-il. Mais il repensait à chaque détail. Il n’avait pas vraiment été victime d’une agression. Si l’individu avait voulu le tuer, rien n’aurait été plus simple. Xavier était à la merci de son arme. Il ne s’était pas trompé à ce sujet. Dans la pénombre, il avait bien distingué un pistolet, pour lui faire peur, l’intimider. Et que signifiait ce message ? Xavier était allé trop loin, depuis trop longtemps, pour hésiter au dernier moment, au moment le plus jouissif. Cette silhouette !
Il avait beau se triturer les méninges, il n’arrivait pas à imaginer quelqu’un d’autre que Paul. Il allait se faire doubler par ce raté et cette seule idée le remplissait de haine. Mais Paul n’avait rien compris à sa véritable personnalité. Il ne soupçonnait sans doute pas la fureur à laquelle il pouvait se livrer. Xavier décida à cet instant qu’il ne partagerait pas. Il allait se débarrasser de cet imbécile et garder l’argent pour lui seul. Après tout, il avait toujours agi en solitaire.
— Monsieur Monfreidi ! Monsieur Monfreidi !
Il lui fallut quelques secondes pour émerger. Il ouvrit les yeux, l’esprit hébété et contrarié. Le visage souriant d’une infirmière se penchait sur lui.
— Votre femme vous attend à l’accueil. Je vais vous aider à vous lever. Faites attention, vous allez peut-être avoir un étourdissement.
L’infirmière, avec des gestes délicats et précis, lui prit le bras et le mit debout. Xavier avança en claudiquant. Très pâle, les bras croisés, Aurélie patientait avec les filles.
Xavier s’attendait à une pluie de questions et de reproches, mais Aurélie l’enlaça et déposa un gilet sur ses épaules, laissant Mancia et Léna embrasser leur père en leur recommandant de faire attention.
— Tu m’as fait une de ces peurs ! avoua-t-elle, visiblement soulagée de le voir sur pied.
Elle lui prit doucement sa main bandée, comme pour mieux examiner son état et se faire une idée juste de sa blessure.
— Ce n’est pas trop grave ? demanda-t-elle.
— Disons que la blessure était assez spectaculaire, mais qu’il y a plus de peur que de mal.
Aurélie sourit, rassurée. Xavier se laissa faire, satisfait de ne pas avoir à répondre à des questions assommantes. Ce n’était sans doute pas du côté de sa femme qu’il devait se méfier le plus.
Aurélie attacha les enfants sur leur siège et reprit le volant. Elle aussi s’arrangeait fort bien de la situation. Malgré sa colère et sa peur, elle n’avait rien laissé paraître de ses émotions, se bornant à observer Xavier comme si de rien n’était. Protéger les filles. C’était sa priorité.
À la maison, elle enveloppa la main de Xavier d’un sac plastique pour qu’il puisse prendre une douche. Prête la première, elle se mit au lit avec un livre.
— Appelle-moi si tu as besoin !
— Merci, chérie. Heureusement que tu es là.
Sous la douche, Xavier ressentit les bienfaits de l’eau chaude. Il se lava de sa crasse, de ses idées noires, de sa rage. Il laissa couler l’eau plus longtemps que d’habitude, les yeux fermés, la tête baissée, les pensées vagues.
— Ça m’a fait du bien, merci pour le plastique, dit-il en entrouvrant la porte de la chambre. J’ai deux bricoles à faire dans mon bureau. Je n’en ai pas pour longtemps. Je suis épuisé.
Aurélie lui fit un sourire hypocrite.
En boitillant, car toutes les douleurs de son corps se réveillaient malgré les antalgiques et la douche agréable, Xavier se rendit jusqu’à son bureau. Il referma soigneusement la porte et attendit un moment, aux aguets. Tout étant très calme dans la maison, il fut certain qu’Aurélie, ne se doutant de rien, était restée dans la chambre, à l’attendre.
Il attrapa une petite clef cachée sous son bureau, fabriqué sur mesure plusieurs années auparavant et aménagé à la demande par l’ébéniste, et il ouvrit un tiroir dans un double fond. C’est là qu’il cachait ses papiers les plus compromettants et surtout une arme. Avec le temps, il regrettait de ne pas avoir une cachette plus grande, car, faute de place, il avait dû laisser traîner des documents ailleurs. Le pistolet était à sa place. Il le fit glisser hors de sa planque, enleva le chargeur et vérifia son approvisionnement avec un sourire satisfait. Aucune cartouche n’était chambrée dans le canon. Il le ferait bien assez tôt. Au même moment lui revint en mémoire le son de la culasse dans le parking souterrain du chantier. Le bruit était suffisamment caractéristique. Paul avait voulu l’impressionner. Il ne pouvait s’agir que de ce minable. Xavier en était de plus en plus persuadé. Mais pourquoi ne pas l’avoir liquidé alors qu’il pouvait le faire tranquillement, sans aucun risque ? C’était l’unique mystère de cette affaire… et la seule et dernière erreur de son complice.
Il devait maintenant faire le naïf avec cet idiot, mais jouer serré. Ce n’était pas le moment de perdre le bénéfice de son fabuleux stratagème.
Les deux hommes se servaient de codes depuis fort longtemps, pour échanger, se voir, décider. Xavier utilisa celui des rendez-vous. Il savait que, s’il venait à liquider son complice, les enquêteurs éplucheraient ses communications téléphoniques, surtout celles des jours précédant la mort. Il en serait donc quitte pour une petite audition chez ces messieurs les gendarmes. Mais il se sentait assez malin pour échapper à la justice et à ses sbires.
Derrière la porte du bureau, Aurélie, accroupie en silence, ne rata rien de la scène, sans toutefois tout comprendre. Quand il rangea son arme, elle disparut jusqu’au lit, alluma la lampe de chevet de Xavier, se glissa sous les draps pour faire semblant de dormir.
De son côté, rasséréné par ses préparatifs et l’attitude paisible de son épouse, Xavier regagna la chambre et constata, satisfait, qu’Aurélie dormait déjà. C’était génial. Il n’aurait donc vraiment pas à répondre à ses questions.

Le lendemain, le petit-déjeuner fut joyeux. Xavier rassura les filles et reçut un déluge de baisers et de câlins. Devant Mancia et Léna, les époux échangèrent un baiser de circonstance.
— Tu es certain de pouvoir conduire ? demanda Aurélie en prenant un air compatissant.
Xavier acquiesça.
— Je ferai attention, puis je dois voir des clients pas très loin d’ici.
Aurélie descendait déjà au garage avec les filles pour les déposer à l’école.
— Parfait ! cria-t-elle d’en bas.
Xavier finit de se préparer en s’assurant du départ de sa femme. Pas d’erreur. Pas d’approximation. Quand il fut certain d’être seul, il récupéra son pistolet, le mit à sa ceinture, sous sa veste. Par chance, il était blessé à la main gauche. Un sourire mauvais métamorphosa son visage de tranquille père de famille.
En fonction d’un agenda qu’ils prévoyaient, les deux hommes se donnaient rendez-vous dans des villes et des cafés différents, se mêlant à la masse anonyme des clients. Xavier arriva sur place avec un léger retard. Paul l’attendait déjà en feuilletant le journal. Ils se serrèrent la main et Paul fut surpris de découvrir le bandage de son ami. Xavier trouva la réaction factice. Pour rester dans le ton des fausses confidences, il débita son mensonge. Il raconta l’évènement sans se troubler, avec même une petite pointe d’émotion dans la voix, de quoi attendrir Paul sur son manque de chance.
— Ben, tu t’es pas loupé ! Tu peux tout de même conduire ?
— Hier soir, c’était impossible. Aurélie est venue me chercher aux urgences. Ce matin, c’est toujours compliqué, mais j’ai serré les dents. Et puis la vie continue… Et quand je dis la vie, je pense à notre affaire. Du nouveau de ton côté auprès de notre comptable préférée ?
Paul but une gorgée de son café et reposa la tasse calmement. Ses gestes ne trahissaient aucun trouble, rien de suspect. Xavier en était de plus en plus surpris, car il ne lui aurait prêté en temps normal aucun don de dissimulateur. Et s’il se trompait ? Si l’individu du parking souterrain n’était pas Paul ? Xavier, troublé, n’écoutait plus. Il secoua la tête d’un geste machinal que Paul ne remarqua pas.
— Bref, je pense qu’elle ne se doute de rien, poursuivit ce dernier. J’ai toutefois été convoqué à la gendarmerie grâce à elle. Cette salope a lâché aux gendarmes que j’étais dans l’entreprise au moment de la mort de Rivoli. Je ne sais pas comment elle détient cette information, mais, si les pandores vérifient mes mails, ils verront bien que j’étais sur mon ordinateur au moment du malheureux accident qui a coûté la vie à ce pauvre José. Alors j’ai dit la vérité. Je travaillais effectivement dans mon bureau situé à l’opposé du sien, et c’est la raison pour laquelle je n’ai rien entendu.
— C’est très bien. Encore quelques jours et nous passerons à l’action. J’ai d’ailleurs prévu une petite surprise pour notre mère de famille indélicate…
Xavier se pencha vers Paul et lui fit un signe entendu.
— Nous sommes toujours d’accord pour l’éliminer ? reprit-il en sourdine.
Paul hocha la tête pour confirmer.
— Parfait. Il nous faudra nous débarrasser du corps et j’ai un endroit à te proposer. Car c’est le genre de détail qui compte. Il ne faut surtout pas improviser au dernier moment, au risque de tomber sur un os. C’est le cas de le dire, précisa-t-il avec un sourire cynique.
Il tendit la main, paume vers le haut. Paul tapa avec la sienne en signe d’accord.
— Ce n’est pas trop loin ?
— À peine une demi-heure, répondit Xavier. C’est un bois dans le Beaujolais, un peu au-dessus de Villefranche-sur-Saône. Je te montre si tu es O. K. Il nous restera à trouver une date pour mettre notre plan à exécution quand elle aura fait le virement.
Les deux hommes terminèrent leur café. Ils convinrent de reprendre les deux voitures, de laisser celle de Xavier sur un parking de Villefranche-sur-Saône pour finir le trajet avec celle de Paul. Ce serait plus discret.
Xavier estima que son plan se déroulait vraiment sans difficulté. C’était trop simple. Paul lui semblait beaucoup trop docile, comme si lui aussi mijotait un autre sale coup. Pourtant, en le regardant à la dérobée à plusieurs reprises, il ne lui avait trouvé aucun comportement douteux. Mais il ne devait pas se laisser émouvoir. Il se traita intérieurement de parano, s’assit à la place du passager et laissa Paul prendre la direction du fameux bois. Ils suivirent l’autoroute et la nationale, puis grimpèrent sur les hauteurs du Beaujolais par des petites routes tortueuses.
Sur place, les deux complices s’enfoncèrent sous les arbres, à l’abri des regards. Xavier se dirigeait comme s’il connaissait les lieux par cœur. Ils empruntèrent une longue allée. La nature éclaboussait de vie, un soleil magnifique illuminait le ciel et la fraîcheur de la forêt faisait du bien.
Après quelques minutes de marche, Xavier indiqua un sentier que des branches basses semblaient ensevelir. Il passa devant et poursuivit sa progression. Paul avait allumé une cigarette et suivait sans parler. Ils débouchèrent sur une nouvelle allée. Là, Xavier se laissa doubler. Il sortit son pistolet et manœuvra la culasse. Au bruit qu’il avait sans doute immédiatement identifié, Paul se retourna. Xavier pointa l’arme sur sa droite.
— Tourne sur ce chemin, nous serons plus tranquilles pour parler…
Paul s’immobilisa, le regard soudain inquiet.
— Qu’est-ce que tu fous ? Y a un problème ?
— Avance… et évite de poser des questions !
— Tu m’as encore enfumé avec ton histoire de blessure. C’est de la flûte !
Xavier pointa l’arme dans sa direction.
— C’est moi qui pose les questions et tu es gonflé de te moquer de ma blessure. Tu connais très bien son origine.
L’autre prit un air idiot.
— Tu m’accuses de t’avoir blessé ?
— Avance, bon Dieu !
Hésitant, regardant sur sa gauche et sur sa droite, Paul fit quelques pas et remarqua un trou, creusé de fraîche date. Il s’arrêta au bord.
— Tu vas te débarrasser de moi… tu as toujours eu cette idée en tête.
— Ferme ta gueule ! C’est toi qui as voulu me supprimer. Le coup du parking, c’était bien essayé, mais tu m’as sous-estimé.
Paul fit un pas vers Xavier, comme s’il voulait se justifier. Il protesta de sa bonne foi, jura ses grands dieux qu’il ne comprenait rien à toute cette histoire de parking et de blessure. Xavier l’arrêta en pointant de nouveau son arme sur lui.
Au même instant, le craquement d’une branche surprit Xavier, les doigts crispés sur le pistolet. Le coup partit au moment où il tournait la tête. Quelqu’un l’épiait. Xavier observa Paul qui, touché au ventre, s’était affaissé sur lui-même, sans un bruit. Puis son regard furieux se porta sur le gêneur. Il vit quelqu’un prendre la fuite en courant.