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Xavier Monfreidi empoigna les deux poubelles jusqu’au portail de sa propriété. Il ouvrit un battant, traversa la route en jetant un œil de chaque côté, les rangea côte à côte et fit demi-tour pour rentrer. À peine avait-il esquissé ce geste qu’il se ravisa. Il se retourna. Une bouteille de vin en plastique avait été jetée sur le carré d’herbe juste derrière le trottoir. Il pesta contre l’indélicatesse de certains de ses voisins, attrapa la bouteille d’un air dégoûté avec deux doigts, et retraversa pour la mettre dans un sac de tri sélectif. Il détestait le manque de savoir-vivre des autres et ramassait systématiquement tout ce qui traînait devant chez lui. Il referma le portail et regarda cette fichue bouteille à travers le sac transparent. Elle contenait un vin blanc ordinaire. Il se souvenait en avoir déjà trouvé des identiques en se promenant à proximité de la maison. En l’examinant plus attentivement, il lui sembla voir des taches rougeâtres, comme du sang séché. Il n’y avait pas prêté attention en la ramassant.
Il appela son épouse à l’étage.
— Aurélie ! Tu peux venir voir, s’il te plaît ? J’ai trouvé quelque chose de curieux.
Le visage de la jeune femme apparut en haut de l’escalier.
— C’est quoi ton mystère ?
Il lui fit signe de le rejoindre. Elle descendit les marches en sautillant et se pendit à son cou.
— Lors de nos promenades, nous avons trouvé à plusieurs reprises des bouteilles d’un pinard très bon marché. Tu t’en souviens ? La dernière fois, c’était pas loin de la maison, juste avant le ralentisseur.
Aurélie Monfreidi acquiesça, ne comprenant toutefois rien à l’air de conspirateur pris par son mari pour une aussi banale histoire. Il vit du désappointement dans ses yeux.
— Figure-toi que je viens d’en trouver une similaire juste devant chez nous. Je l’ai ramassée pour ne pas la laisser traîner. Il y a des taches rouges dessus, on dirait du sang.
— Et alors ?
— Je me posais juste la question de savoir si c’est la même personne qui picole cette vinasse et qui nous laisse ses flacons en cadeau.
Aurélie sourit.
— Une enquête de l’inspecteur Monfreidi !
— Du commissaire ! s’il te plaît. Une enquête criminelle. À tous les coups, le coupable est un maçon des environs, un Portugais qui rentre chez sa bergère et qui jette sa bouteille pour ne pas prendre une remontée de bretelles. Il s’est d’ailleurs peut-être blessé sur son chantier !
— Le cliché ! Pas de racisme, monsieur le commissaire. Des preuves !
— Eh bien, je vais vous en fournir en surveillant le quartier, être vigilant et plus attentif. L’enquête sera bientôt bouclée, vous pouvez en être certaine, ma p’tite dame !
Ils s’embrassèrent. Xavier remonta dans son bureau.
Aurélie et Xavier vivaient depuis un peu plus de six mois dans une coquette maison d’un village du Val de Saône, au nord de Lyon. Ils étaient les heureux parents de Mancia, sept ans, et de Léna, cinq ans. Architecte de formation, Xavier avait quitté un important cabinet pour créer sa propre entreprise de conseil en intérieur et en rénovation. Aurélie, professeur d’histoire, enseignait à mi-temps dans un établissement privé.
Un peu avant midi, Xavier délaissa ses plans et ses dessins, alors qu’une bonne odeur arrivait jusqu’à son bureau. Pour la fin de semaine, les filles étaient chez leurs grands-parents.
Après avoir cuisiné une ratatouille maison, Aurélie faisait griller des morceaux de lard. Xavier déboucha une bouteille de rosé, attrapa deux beaux verres à pied dans le buffet du salon. Il s’approcha de sa femme, lui tendit un verre et fit le service. Ils trinquèrent et mangèrent tranquillement, les yeux dans les yeux, heureux.
Le repas terminé, Xavier aida Aurélie à débarrasser la table, puis lui prit délicatement la main. Il l’entraîna vers la chambre avec un sourire malicieux, l’embrassa dans le cou et la déshabilla lentement. Ils tombèrent sur le lit et s’aimèrent avec des gestes langoureux.
Aurélie ferma les yeux en posant la tête sur le torse de son mari. Après quelques minutes de bien-être, alanguie par les douceurs de l’amour, elle tourna la tête vers lui. Les yeux grands ouverts, Xavier fixait le plafond.
— Tu penses à quoi ? lui demanda-t-elle.
— Je repense à cette bouteille…
— Elle t’inspire quoi ?
— Une bouteille de cette sorte ? Un mauvais alcool, ça m’inspire la dépendance, la déchéance et la honte. À tous les coups, c’est un mec qui picole en cachette.
— Un alcoolique honteux.
— Tu connais des alcooliques joyeux, toi ?
Allongée sur le ventre, Aurélie prit ses joues dans le creux de ses mains en dévisageant son mari. Elle eut un sourire moqueur en faisant « non » de la tête.
— Je connais toutefois un homme qui prétend souvent, je cite : « L’alcool fait du bien à l’homme lorsque c’est la femme qui le boit ! »
— C’est pas drôle. Que peut signifier une bouteille jetée ainsi sur le trottoir ?
— Une bouteille à la rue, comme on dit une bouteille à la mer !
— Exact ! Mais là, il n’y a pas de papier roulé à l’intérieur, fit Xavier comme s’il réfléchissait à haute voix. S’il faut découvrir un message, il est subliminal. Il tient sans doute à la bouteille en plastique – une matière très peu noble pour du vin – jetée négligemment dans la rue, à ce vin de mauvaise qualité à peine bon à faire une sauce. Et puis, il y a ces petites taches qui font penser à du sang. C’est troublant, presque inquiétant si on y réfléchit un peu mieux…
Aurélie sourit.
— Je ne crois plus à ton histoire de maçon, reprit-elle.
— Alors ? fit Xavier comme s’il menait un interrogatoire.
Elle balança la tête d’un air désolé, en plein doute.
— Un jeune, un vieux ?
— Un homme, une femme ?
— Un riche, un pauvre ?
— Un voisin, quelqu’un de passage ?
— Houla, pas trop de questions ! s’exclama Aurélie, sinon nous n’arriverons à rien.
— Au contraire, fit Xavier le plus sérieusement du monde. Nous devons poser les hypothèses, comme de véritables enquêteurs. Si cette personne boit, c’est peut-être pour noyer un problème d’argent ou une peine de cœur, une rupture sentimentale…
— Elle est au chômage depuis peu ou alors elle fait un travail pénible, pas très intéressant. Elle boit à cause de son triste quotidien.
— Elle a des soucis de santé et boit pour les oublier !
— C’est un lent suicide alors, avec cette cochonnerie, releva Aurélie.
— Si c’était un criminel qui noie sa culpabilité dans l’alcool ?
Xavier dénicha un carnet dans les tiroirs de son bureau et retranscrivit aussitôt toutes les présomptions évoquées, pour ne rien oublier. Il revint s’asseoir sur le bord du lit.
— Et si on mettait en place une surveillance ?
— Tu es sérieux ?
— Très sérieux ! Si nous voulons connaître la vérité sur cette affaire de bouteille, il n’y a pas à hésiter !
— Vendu ! dit Aurélie, surprise toutefois que son mari en fasse tant pour une découverte aussi insignifiante.
Le reste de l’après-midi, Xavier Monfreidi travailla sur le projet de clients de Curis-au-Mont-d’Or. Ils venaient d’acheter un vieux corps de ferme et souhaitaient conserver l’extérieur de l’ancien bâtiment, tout en rénovant l’intérieur de façon moderne. Xavier avait carte blanche et se faisait plaisir. Absorbé par son travail, il en oublia cette histoire de bouteille. Mais il y repensa aussitôt son ordinateur refermé.
Il sortit de la maison, avança jusqu’au trottoir et examina attentivement les environs, à la recherche du meilleur endroit pour surveiller le secteur, la nuit venue. Il s’était en effet forgé une première certitude : les faits se produisaient en fin d’après-midi ou en soirée… Il n’imaginait pas la personne boire tôt le matin avant de prendre son travail ou passer là en pleine journée. Il posa le regard sur le lampadaire installé près du mur de son voisin. Dès la nuit tombée, il éclairait parfaitement l’entrée de l’impasse, juste devant la maison. En se cachant derrière le portail ou la haie de sa propriété, il lui suffisait de trouver un angle approprié pour surveiller la rue.
Xavier s’accroupit derrière le portail, mais aucune vue satisfaisante ne s’offrait à lui. Il longea la haie et finit par se décider pour un endroit, à côté du figuier de la terrasse. Il dégagea quelques branches. De là, il pouvait facilement apercevoir le coin des poubelles, le trottoir et la bande herbeuse où il avait découvert la bouteille.
Trois soirs de suite, Xavier Monfreidi surveilla le secteur. Rien ne se produisit. Il se mettait en place à dix-neuf heures, jusque vers minuit. Chaque matin, il vérifia les abords de sa propriété, sans découvrir de bouteille. Tout restait possible. Aurélie proposa de participer à l’opération. Cette complicité enchanta le couple.
— Nous n’allons pas rester côte à côte, ce serait contre-productif, constata Xavier. Je mettrai la voiture sur le parking un peu plus loin, l’un de nous s’y cachera. Nous pourrons mieux surveiller la rue. Qu’en penses-tu ?
Aurélie acquiesça, excitée, comme une adolescente, par cette expérience nouvelle.
— Pour échanger entre nous, je te propose d’utiliser les talkies-walkies des filles, dit-elle.
Xavier leva son pouce.
Aurélie chercha dans la chambre de sa fille Mancia et les trouva dans une caisse à jouets. Par chance, elle avait des piles rechargeables compatibles. Elle fit quelques essais concluants, puis prépara des sandwichs pour la longue soirée de veille.
— Qui se met dans la voiture ? cria-t-elle à son mari.
— Comme tu veux !
— Tu peux la prendre, ça te changera de la planque derrière la haie.
— Vendu ! répondit Xavier, plongé dans son travail.
À l’heure convenue, ils se mirent en place. Des voitures passèrent, des deux-roues, mais aucun piéton.
— On va encore faire chou blanc, constata la jeune femme avec dépit.
— Nous avons peut-être été repérés, répondit Xavier, à moins que nous ayons fait une erreur de jugement. Depuis le début, nous pensons que notre buveur est un piéton. Mais il peut aussi s’agir d’un automobiliste qui se débarrasse d’une bouteille par la fenêtre de sa voiture !
— Moi, j’y avais bien pensé, releva Aurélie.
— Chut ! Regarde bien, je vois quelqu’un s’approcher.
Une silhouette passa de l’ombre à la lumière, promenant un chien. L’homme ne remarqua ni Xavier ni Aurélie. Il ne se débarrassa d’aucune bouteille et poursuivit tranquillement sa promenade nocturne.
Les deux apprentis détectives soufflèrent en même temps, de dépit.
— Allez, on lève le camp, fit Xavier.
— Attends encore deux secondes !
Des phares venaient d’éclairer le coin de la rue. Une voiture arrivait lentement. Elle franchit le ralentisseur à très faible allure. Le lampadaire l’éclaira. C’était une petite voiture rouge que Xavier reconnut parfaitement.
Au moment où elle passait devant lui, il vit la conductrice jeter quelque chose par sa vitre. Les images défilèrent comme dans un film au ralenti. C’était une bouteille en plastique.
Xavier la connaissait. Cette femme était élue au conseil municipal de la commune. C’était Marie, la maman d’un copain de classe de Mancia. Il la connaissait même très bien.