19
Xavier entra en voiture dans la cour, ouvrit la porte du garage avec sa télécommande, mais resta un moment au volant, encore perturbé par tous les évènements de sa journée. Il se sentait épuisé, sans imagination pour inventer de nouveaux boniments à sa femme. Il se composa pourtant un visage plus souriant, passa une main dans
ses cheveux et manœuvra.
Aurélie préparait son repas du soir, comme si de rien n’était. Elle épluchait des légumes à la table de la cuisine, surveillant d’un œil Mancia occupée à faire ses devoirs, alors que Léna s’appliquait à finir un coloriage. Xavier s’approcha et l’embrassa dans le cou. Puis il se pencha sur les filles pour échanger des bisous.
— As-tu passé une bonne journée ?
Aurélie et Xavier se regardèrent et explosèrent de rire malgré les tensions accumulées. Ils avaient parlé en même temps et utilisé les mêmes mots.
— Toi le premier, fit Aurélie alors que Léna regardait ses parents sans comprendre leurs rires.
Malgré son masque de bonne humeur, Xavier semblait préoccupé et nerveux, Aurélie le remarqua très vite. Il prit un verre dans le buffet de la salle à manger et se servit un whisky. Il se laissa ensuite tomber sur le canapé, enleva ses chaussons et posa les pieds sur la table basse du salon.
— Journée ordinaire, sans beaucoup de saveur. La routine quoi !
Il avait répondu sans grande conviction, comme absent.
— Tu ne m’as rien proposé ! fit remarquer Aurélie d’un ton faussement courroucé.
Les reproches et les questions ! Xavier s’en voulut pourtant de son manque de tact. Quelques jours auparavant, avant l’accumulation des ennuis et des contretemps, il lui aurait évidemment servi quelque chose. Ne pas le faire représentait donc une erreur grossière, de quoi démentir sa réponse sur sa journée banale. À force d’accumuler les bévues, il allait obligatoirement exciter sa méfiance, si cela n’était pas déjà fait. Malgré sa lassitude, il bondit sur ses pieds. Il revint vers sa femme, occupée à laver des carottes, les deux mains plongées dans le bac de l’évier. Il l’embrassa.
— C’est pour me faire pardonner. Je te sers un Martini on the rock ?
Aurélie acquiesça.
— Ce serait chou !
Xavier attrapa un autre verre, sortit des glaçons et fit le service.
— Et toi alors ? demanda-t-il sans oser se remettre sur le canapé.
— Rien d’extraordinaire de mon côté également… Ah si, un bon fou rire en classe ce matin. Je parlais de Toulouse-Lautrec dans
le cadre d’un cours sur les évolutions de la peinture et sur la création artistique. J’ai demandé à tout hasard ce que les élèves pensaient de ce peintre. Tu ne devineras jamais la réponse.
Xavier prit un air perplexe.
— Je donne ma langue au chat !
Aurélie eut bien du mal à finir son anecdote, car le fou rire revenait.
— Un élève…
Elle hoqueta.
–… m’a dit que Toulouse avait une meilleure équipe que Lautrec…
Le fou rire la reprit et Xavier s’esclaffa lui aussi. Ces derniers jours, Mancia avait bien ressenti les tensions
entre ses parents. Elle vint spontanément prendre son père par la main et l’invita, très fière, à vérifier sa page d’écriture.
Aurélie en sourit tristement. La vie aurait pu suivre un cours normal. Elle aurait
aimé effacer ses découvertes et les évènements des derniers jours. Mais ce n’était qu’une utopie. Elle essuya ses mains à l’aide d’un torchon, but une gorgée de son apéritif, reposa le verre et poursuivit la préparation de son repas.
Xavier sembla s’intéresser quelques instants à Mancia et à Léna, puis il se planta à la fenêtre du salon, l’air absent. Aurélie l’observait à la dérobée. Son expression avait changé. Sous son apparente bonhomie, elle lisait un manque d’émotions, une capacité de distanciation qui le rendait mystérieux et dangereux. Elle avait en tête la découverte du téléphone de Fabrice, ses doutes. Une voix lui hurlait d’être sur ses gardes. Mais elle devait faire semblant, donner le change tout en vérifiant ses terribles hypothèses. Ne pas commettre d’erreur !
À son retour en fin d’après-midi, après avoir préparé le goûter pour les filles, elle avait remis les deux téléphones à leur place, non sans une grande frayeur, ne retrouvant pas le second,
finalement découvert à l’arrière de sa voiture. Elle avait néanmoins pris soin de faire une série de photos. Elle conservait ainsi des clichés des deux portables, s’ils venaient à disparaître, mais aussi des éléments trouvés dans les fichiers. Des preuves ! Elle devait en accumuler, pour se tenir à l’abri le moment venu. Protéger les filles.
Xavier observait son visage crispé dans le reflet de la vitre. Il avait bien fait de se débarrasser de Paul, même si les choses ne s’étaient pas entièrement passées comme prévu. Pris de panique à l’idée d’être surpris par un promeneur, il avait abandonné le corps dans le bois. Heureusement, il avait réfléchi avant d’aller sur place, pour prendre le moins de risques possible.
Avant le rendez-vous avec Paul, il avait pensé à éteindre son portable. Il avait entendu parler des géolocalisations faites par les policiers, des bornes qui s’activent lors des déplacements. De ce côté-là, il n’avait donc rien à craindre. Ils avaient pris la voiture de Paul. Si un témoin l’avait remarqué, ce serait donc presque normal. Il avait conduit avec des gants pour le retour,
afin de ne laisser aucune trace ADN sur le volant. Des enquêteurs retrouveraient peut-être son ADN ailleurs dans le véhicule, en particulier à la place du passager, mais il n’y aurait là rien d’anormal puisqu’ils se connaissaient. Xavier pourrait toujours prétendre être monté dans la voiture à quelques reprises. La douille ! Il l’avait par chance retrouvée et s’en était débarrassé en la jetant dans la Saône. Presque soulagé, il sentit ses épaules se relâcher.
Le repas fut joyeux, les filles se montrant intarissables pour raconter leur
journée d’école, les jeux avec les copines. Quand elles furent couchées, Aurélie prétexta des copies à corriger pour se réfugier dans son bureau. Ravi de l’aubaine, Xavier gagna le sien. Il s’assit dans son fauteuil et repensa aux évènements du jour. Dès que le corps serait découvert, les enquêteurs remonteraient jusqu’à lui. C’était une évidence à laquelle il devait se préparer. Remonter jusqu’à lui signifiait avant tout l’auditionner comme l’une des dernières personnes avec qui Paul avait eu un contact téléphonique. Il ne cacherait pas le café pris ensemble. Les enquêteurs vérifieraient. Un peu de vérité masquerait le reste. Xavier pourrait toujours raconter être rentré chez lui, se sentant fatigué, après l’accident dont il avait été victime. Fin de l’histoire.
Il imagina les réactions de Marie. La mort de Paul allait la remuer un peu plus. Pour l’autre, le José, les gendarmes avaient conclu à un suicide. C’était bien joué. Mais deux morts dans la même société, dont un meurtre, cela aurait inévitablement des conséquences. Marie risquait de s’affoler et de faire n’importe quoi ou de dire n’importe quoi. Il ne fallait pas que cela mette la puce à l’oreille des enquêteurs.
Xavier ne pouvait cependant plus faire grand-chose. Grâce à Paul, il connaissait le montage financier mis en place par Marie pour détourner l’argent. Il pouvait surveiller ses agissements à distance et il serait avisé de la transaction sur le compte exotique luxembourgeois. Mais c’est elle seule qui avait la possibilité d’effectuer le virement. Cette dépendance vis-à-vis d’une femme, une ex, une alcoolique, accentua sa rage. Il sentit son cœur battre plus vite. Des pulsions morbides.
Comme il savait le faire, Xavier maîtrisa sa respiration avec des exercices de relaxation, fit appel à des pensées positives pour chasser ses idées noires, souffla un grand coup avant de passer à la salle de bains. Il changea son pansement.
Aurélie n’était toujours pas couchée. Elle devait avoir un sacré tas de copies à corriger. Il se mit au lit et feuilleta un magazine automobile, incapable
toutefois de se concentrer sur un article.
Aurélie le rejoignit tardivement. Ils se firent un baiser sans grande passion, se
souhaitèrent une bonne nuit. Dans le noir, chacun resta en éveil encore longtemps, ressassant les mêmes idées noires à s’en faire mal au crâne.
Le lendemain matin, Xavier déposa les filles à l’école, puis prit la direction de Villefranche-sur-Saône. Il avait son nouveau rendez-vous sur le chantier où il s’était blessé. L’artisan l’attendait déjà, ponctuel cette fois. D’autres ouvriers s’activaient un peu partout. Les deux hommes firent un tour complet, vérifièrent les détails. Xavier notait sur un carnet. Quand ils furent d’accord sur la nature des travaux et les dernières finitions, ils se serrèrent la main.
— Je vais mettre tout cela au propre sur un nouveau document, déclara Xavier. Je finalise un dossier et je vous enverrai le tout.
Cette affaire enfin réglée, Xavier regagna sa voiture, regarda ses messages et consulta Internet. Aucun média n’évoquait pour le moment la découverte d’un corps dans les bois du Beaujolais. Il devait pourtant se méfier. Parfois, les policiers et les gendarmes avaient connaissance de crimes,
mais ils n’en parlaient pas à la presse. C’était peut-être le cas.
Il pensa à appeler Paul. Mais c’était sans doute en faire un peu trop. Il hésita un instant, le chercha dans son répertoire, mais renonça au dernier moment. Il remit le portable dans sa poche et préféra fumer une cigarette en faisant les cent pas, histoire de se détendre et de penser à autre chose.
Il ressortit sa mallette, ouvrit le hayon de sa voiture, posa le plan et le
regarda d’un œil distrait. Il termina sa cigarette, écrasa le mégot de son talon. Il vérifia sur son carnet les cotes qu’il venait de reprendre avec l’artisan. Pas d’erreur. Il ne devait pas perdre de temps ni d’énergie dans son travail routinier, pour mieux se concentrer sur son affaire, sur
ce qui allait en découler dans sa vie personnelle. Il devait se préparer à toutes les hypothèses. Il alluma une autre cigarette, rangea ses affaires dans le coffre et reprit
finalement le volant sans être pressé de rentrer.
Comme il sortait du chantier, l’impression étrange d’être épié le rattrapa. Il s’engagea dans un carrefour en respectant la priorité, tout en scrutant les environs. Une pluie, fine et crasseuse, s’était mise à tomber. Il accéléra en tournant la tête de droite et de gauche.
Quand il aperçut la silhouette, son sang se glaça. Ses mains se contractèrent sur le volant et son regard demeura accroché à l’individu. Le doute n’était pas permis. C’était le type du parking, avec sa capuche, son allure, une sorte de sourire énigmatique et déstabilisant au coin des lèvres. Xavier hésita moins d’une seconde, donna un coup de volant et accéléra dans sa direction. Il s’immobilisa sur le trottoir alors que d’autres automobilistes klaxonnaient derrière lui après sa manœuvre dangereuse. L’individu avait pris la fuite. Xavier se lança à sa poursuite.
Avec souplesse, le fuyard franchit un enclos et se retrouva sur un terrain
vague, il glissa et tomba dans la boue. Xavier, animé par une rage folle, sauta l’obstacle à son tour en gagnant du terrain. L’individu, dont la silhouette se dessinait cette fois bien mieux que dans le
parking souterrain, lui sembla jeune, presque menu. Il venait de repasser l’enclos avec agilité et de disparaître au coin d’un bâtiment.
Xavier, le souffle court, arriva sur l’obstacle hors d’haleine, posa les mains sur la barrière métallique, incapable de la franchir d’un bond. Il l’escalada comme une échelle, mais glissa à cause de la pluie et retomba lourdement de l’autre côté. Il roula sur sa main blessée et hurla. En se redressant, il aperçut la silhouette plus loin et reprit sa course, car l’autre semblait également à la peine, se retournant à plusieurs reprises.
Xavier n’avait pu distinguer aucun trait du visage de cette mystérieuse personne. Il avait buté Paul pour rien… ou presque. Le pauvre idiot était donc tombé des nues face à sa froide détermination. Et pour cause ! Xavier régla son souffle sur sa foulée et reprit du terrain.
À hauteur d’un grand centre commercial, le fuyard n’hésita pas une seconde. Il courut en pleine route au milieu des voitures. Xavier
le suivit, mais faillit se faire heurter à deux reprises. Il entendit des jurons et des grands coups de frein. Il grogna
en déboulant sur l’immense parking du centre commercial. La silhouette avait disparu.