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En descendant du car qui la ramenait du lycée, Paula regarda sa messagerie, un réflexe répété des dizaines de fois dans une journée. Julien. Amandine. Louise. Elle venait de recevoir presque au même moment une série de messages sur WhatsApp. Elle jeta un œil aux photos et répondit à Julien tout en marchant.
Se doutant qu’il serait convoqué par les gendarmes, Paula lui avait parlé de son contrôle, mais n’avait rien dit d’autre. Julien était un garçon adorable, ils étaient amoureux et elle ne voulait vraiment pas le compromettre dans ses sales affaires. Leur liaison demeurait la seule belle chose de sa vie. Elle voulait la protéger. Ils échangèrent des cœurs et des baisers virtuels. Elle promit de le rappeler plus tard.
À la maison, la jeune fille découvrit l’habituel amoncellement de vaisselle sale dans l’évier de la cuisine. Allongée sur le canapé du salon, sa mère dormait la bouche ouverte, le visage terreux, empreint d’amertume et de tristesse grise.
Paula déposa son sac, ouvrit le lave-vaisselle et le remplit en faisant le moins de bruit possible. Elle lança le programme, se servit un verre d’eau et croqua un morceau de chocolat, son péché mignon. La douceur corsée du chocolat chassa le goût métallique qu’elle avait au fond de la gorge.
Marie avait grogné légèrement, mais elle ne s’était pas réveillée. Paula s’approcha et l’observa. Sur son visage amaigri, on voyait plus nettement ses rides au coin des yeux, mais aussi sur son front. Ses épaules se soulevaient à intervalles réguliers, comme agitées d’un tic nerveux, sous le poids d’une souffrance intérieure mal maîtrisée.
Paula l’avait maintenant parfaitement compris. Sa mère masquait sa profonde fatigue, ses ennuis et sa mauvaise humeur, pour faire bonne figure devant ses enfants, pour ne pas les exposer plus que nécessaire à ses tourments. Seule avec trois enfants ! Paula concevait mieux le courage de Marie. Elle en était impressionnée et en venait même à lui pardonner ses erreurs et son addiction à l’alcool. L’esprit de sa mère déraillait parfois. Au début, en l’écoutant parler dans son sommeil, Paula en avait été traumatisée. Mais elle avait très vite réagi. Pour ne pas la laisser seule, la jeune fille avait pris les choses en main, avec une maturité et une énergie incroyables. Sans se laisser gagner par le découragement, Paula déposa un baiser sur le front de sa mère. Les rôles étaient totalement inversés. Puis elle monta dans sa chambre.
Elle ouvrit son ordinateur et relut les derniers articles intéressants sur la police technique et scientifique. Elle sortit un roman policier de son sac et le rangea dans sa petite bibliothèque, avec les autres. Depuis quelques semaines, ses lectures d’enfance et d’adolescence avaient disparu au profit de polars.
En voulant aider sa mère, Paula était entrée dans un autre monde, sombre et inquiétant. Loin de se résigner, elle se documentait sur la police et ses techniques d’investigation, pour ne pas commettre d’erreurs, pour ne pas se faire prendre.
Jusqu’ici tout allait bien, même si elle était passée près de la catastrophe à plusieurs reprises. C’était sans doute un signe de sa bonne étoile.
La veille, elle n’avait pu voir la fin d’un reportage sur un tueur en série. Elle reprit là où elle s’était arrêtée. Dégoûtée des affaires judiciaires qu’elle découvrait, elle visionnait pourtant des émissions grand public dans lesquelles des journalistes spécialisés apportaient un éclairage sur les techniques policières. Elle avait regardé des feuilletons américains au début de son initiation solitaire, mais elle avait vite compris le décalage entre ces fictions et la réalité de la procédure en France. Pourtant, ici et là, elle avait glané de précieux conseils.
Les bonnes pratiques de la police technique et scientifique n’avaient plus aucun secret pour elle. Internet fourmillait de sites divers et variés, sérieux ou farfelus, pour se faire une idée précise du sujet. Les empreintes digitales, l’ADN, grâce aux cheveux, à la salive, le sang, un mégot de cigarette, les odeurs, les empreintes de chaussures, Paula avait tout épluché. Pour ne rien négliger, elle avait lu des articles sur la façon de faire un portrait-robot, sur les caméras de vidéoprotection, sur les recherches effectuées à partir des téléphones ou des ordinateurs. Quand elle avait compris le danger de tous ces appareils, elle avait poursuivi ses investigations sur un ordinateur du centre de documentation du lycée. Après avoir eu connaissance de l’existence d’un club de Sherlock Holmes en herbe dans son établissement scolaire, elle s’y était inscrite et elle y faisait du zèle, histoire de pouvoir justifier ses recherches à la maison, sur son ordinateur personnel, si un jour les enquêteurs remontaient jusqu’à elle. Une exposition sur les métiers de la police technique et scientifique était même en préparation à son initiative. De quoi berner tout son monde et poursuivre son apprentissage discrètement. Elle referma l’ordinateur.
Mentalement, elle se remémora ce qu’elle avait fait, vu et entendu ces dernières semaines. Tandis qu’elle repensait à cette satanée branche sur laquelle elle avait marché dans les bois, au contrôle des gendarmes, à sa chute dans la boue, un fond de colère et de rage balaya son âme, jeune, fantasque et idéaliste. Malgré ces quelques erreurs, ou plutôt son manque de chance, Paula avait commis très peu de bévues. Sa bonne étoile !
Quand elle passait à l’action, elle le faisait gantée, cagoulée, ayant pris soin d’attacher ses cheveux en queue de cheval. Les vêtements utilisés étaient rangés dans son casier au lycée et elle les avait lavés. Il y avait bien son écharpe, perdue dans le bois. Mais elle avait menti à sa mère et s’en était sortie avec une pirouette.
Son téléphone vibra. Un message. Julien lui demandait s’ils allaient pouvoir se voir. Elle lui renvoya un pouce levé. Un autre message arriva. On allait lui livrer une commande d’une minute à l’autre. Paula passa par le salon. Sa mère dormait toujours. Elle se précipita à l’entrée pour prendre le paquet avant que le livreur sonne. Elle fit les cent pas sur le trottoir quelques minutes et il arriva, ponctuel. Elle récupéra sa commande et se réfugia dans sa chambre, le cœur battant.
Dans sa tête avait germé depuis plusieurs jours la tentation d’espionner Xavier Monfreidi de façon plus discrète. Une caméra ou un micro ? La question s’était posée à elle. Paula avait opté pour un micro, plus discret et surtout moins cher. Pour le poser, c’était un autre problème. S’introduire chez les Monfreidi, par effraction, ne semblait pas la solution la plus sûre. Avec la vivacité de son jeune âge et après quelques recherches sur Internet, Paula avait finalement choisi un scénario simple et sans danger. Encore que… Mais non, elle n’avait pas le choix.
Elle commença ses devoirs et travailla un bon moment. Quand elle entendit du bruit au rez-de-chaussée, elle ouvrit la porte de sa chambre. Sa mère était enfin réveillée. Elle descendit.
Marie se tenait, voûtée, à la table de la cuisine et se faisait couler un café. Elle sourit tristement à sa fille.
— Ça va, ma chérie ? Je ne t’ai pas entendue rentrer.
Paula s’approcha et embrassa sa mère. Marie avait le regard plein de détresse. La jeune femme mit un enthousiasme exagéré à lui raconter sa matinée.
— Plus de bêtise ! lui rappela Marie en faisant allusion à son interpellation par les gendarmes.
— Promis, maman. Je suis désolée de te causer ces soucis alors que tu en fais tant pour nous, que tu te sacrifies pour que nous ne manquions de rien.
Marie n’avait jamais entendu son aînée lui parler ainsi. Elle buvait son café à petites gorgées. Elle reposa sa tasse. Dans un geste d’apaisement, elle mit sa main sur le bras de sa fille et lui fit cette fois un sourire plus serein.
— Je ne t’ai pas vue grandir et cela me bouleverse certains jours, dit-elle d’une voix émue.
— Je le sais, maman.
— Je vais chercher tes frère et sœur à l’école. Tu viens avec moi ?
— Je suis désolée, j’ai encore un peu de travail. Mais j’aiderai Vincent à faire ses devoirs si cela peut te soulager un peu.
— Vendu ! fit Marie en prenant ses clefs de voiture.
Paula remonta dans sa chambre et refit quelques essais avec le micro. C’était simple, une merveille de technologie. Satisfaite, elle le cacha en attendant l’arrivée de son jeune frère.
Après un copieux goûter, Vincent monta lui aussi dans sa chambre, installa ses livres, crayons et cahiers sur le bureau et vint chercher sa sœur.
— C’est quoi le programme ? demanda Paula en lui faisant un baiser baveux sur le nez.
Le gamin s’essuya avec son maillot en prenant un air dégoûté.
— J’ai une page de lecture à faire et des mots à recopier.
— Alors ne perdons pas de temps, jeune champion.
Paula avait fait rouler son fauteuil de bureau jusqu’à la chambre de son frère. Elle s’assit près de lui. Le garçon, très sérieux, commença sa lecture en lisant le titre de la petite histoire avec application. Les Aventures de Ratus le rat vert. Paula adorait. Vincent était vif. Il apprenait avec bonheur. Très concentré sur son affaire, il termina sa lecture et recopia sa page d’écriture consciencieusement. Quand il eut fini, il lança à sa sœur un regard complice et un clin d’œil canaille. Paula sortit de sa poche une sucette énorme en posant un doigt sur sa bouche pour signifier au gamin de ne pas crier son enthousiasme. Ces deux-là étaient de connivence.
— J’aime bien faire mes devoirs avec toi, c’est moins barbant qu’avec maman, avoua Vincent avec la spontanéité de son âge.
— Tu es toujours prêt à m’aider ? demanda Paula en repoussant d’une main la porte de la chambre.
Le gamin fit « oui » de la tête.
— Quand tu vas jouer chez Mancia, tu es certain de pouvoir entrer dans le bureau de son père ?
Vincent acquiesça.
— C’est défendu ! Mais avec Mancia on y va quand il n’est pas là… en douce !
Paula sourit.
— La prochaine fois, si tu le peux et surtout sans te faire prendre, tu glisseras ce petit paquet sous un meuble, bien au fond.
Elle lui montra le bas de sa bibliothèque.
— Il faut que ce soit trop juste pour passer un aspirateur ou un balai. Tu comprends. Il ne faut pas que l’on trouve le paquet.
Vincent acquiesça de nouveau.
— Je ne peux te dire la raison de tout cela, c’est une histoire de grands. Tu dois seulement me promettre de ne parler de cela à personne, même pas à Mancia. C’est promis ?
— Promis, juré ! fit le gamin très sérieux.
— Elle est pour toi cette bonne sucette !
Vincent embrassa sa sœur, cacha la friandise dans son bureau et rangea la petite boîte dans son cartable. À la première occasion, il la déposerait dans le bureau du père de Mancia.
Paula regarda l’heure sur son portable. Julien devait déjà l’attendre dans l’impasse en face de chez elle. Elle s’approcha de la fenêtre et vit sa voiture. Elle attrapa son blouson et descendit les escaliers quatre à quatre.
— Julien est là, cria-t-elle à sa mère. À toute !
— Tu manges avec lui ? demanda Marie.
— Oui, on ira se faire un hamburger chez Fred.
La porte du garage venait de se refermer en claquant. Sa mère pouvant les voir depuis la maison, Paula ne fit qu’effleurer d’un baiser léger les lèvres de son copain.
— Démarre, s’il te plaît.
Julien était un garçon paisible et réfléchi, même si le prêt de sa voiture à Paula avait été une folie. Il avait accepté par amour, sans poser de question. Ils s’arrêtèrent sur le parking du restaurant. Alors que Julien s’apprêtait à sortir, Paula le retint par le bras.
— J’ai des choses à te dire, précisa-t-elle d’un ton plus grave que d’ordinaire.
Le jeune homme prit un air intrigué devant tant de mystère et de sérieux.
— Avec ta voiture, je n’ai pas fait que rendre service à ma mère en lui ramenant ses courses…
Julien écarta les bras en levant les mains pour l’inviter à en dire davantage. Paula lui expliqua alors l’addiction de Marie à l’alcool, ses difficultés pour élever ses enfants, le manque d’argent à la maison et le diable qu’il fallait tirer par la queue en permanence.
— Quand elle a bu, elle parle dans son sommeil, elle délire complètement et fait souvent n’importe quoi. Elle écrit une sorte de journal intime et, l’autre jour, elle l’a oublié sur la table de la cuisine. J’en ai lu quelques lignes, juste avant qu’elle rentre. Certains jours, j’ai peur pour elle, mais surtout pour mes jeunes frère et sœur.
Compréhensif, Julien opina d’un discret signe de tête. Paula déglutit.
— Ce n’est pas tout. Ça, c’est la partie immergée de l’iceberg.
Julien se rembrunit, incapable cette fois de réprimer son inquiétude. Paula lui raconta alors par le menu les dangers que Marie courait à cause d’un certain Xavier Monfreidi.
— Comme je te l’ai déjà dit, sans trop entrer dans les détails, ma mère détourne de l’argent, pour nous assurer une meilleure vie. Je ne sais pas pourquoi, mais ce type lui fait du chantage. C’est donc pour surveiller ses agissements que j’ai vraiment eu besoin de ta voiture. Et en le suivant, j’ai été bien malgré moi témoin d’un meurtre. Ce sale bonhomme a tué quelqu’un.