26


Xavier s’arrêta devant le cagibi attenant à la grange. Il regarda autour de lui, écouta attentivement. Tout était calme. Comme d’habitude, dans ce trou à rats perdu. Aucun bruit anormal. Rien que le silence de la campagne du Beaujolais. Il poussa la porte et se planta face à la glace de l’évier. Il ouvrit le robinet, laissa couler l’eau en demeurant immobile, perdu dans ses pensées, contemplant d’un œil noir son visage sans expression.
— Petite salope ! jura-t-il.
Paula n’avait rien voulu dire. Pas un mot, même sous la menace. Xavier passa ses mains sous l’eau fraîche, s’aspergea le visage, fit couler un peu d’eau sur ses poignets pour se sortir de la torpeur dans laquelle il baignait, les idées pas très nettes.
Se faire suivre par une gamine ! Il avait imaginé plusieurs scénarios, mais certainement pas celui-ci. Le pauvre Paul avait donc payé pour rien, mais, au final, c’était mieux ainsi. Cela faisait un gêneur de moins et, désormais, il savait à quoi s’en tenir. Mais Marie dans tout cela ? Il lui semblait inconcevable qu’elle ne soit pas au courant. Elle avait même dû utiliser la crédulité de sa fille pour le faire espionner.
Xavier s’appuya des deux mains sur le vieil évier crasseux. Combien de fois son père avait-il fait ce geste en passant là avant de rentrer à la ferme ? Il ricana d’un air mauvais. Le pauvre homme avait trimé toute sa vie pour pas grand-chose. Ses meilleurs hectares de vignes bien situés, il les avait revendus à l’aube de la retraite, sans en toucher un mot à son fils, avant de se faire escroquer par un financier véreux et de tout perdre. Xavier étouffa un juron de haine. Il se rappela à cet instant le regard suppliant de ce salopard, l’odeur de merde dans son pantalon à l’heure de sa mort.
Xavier s’essuya les mains, réajusta sa chemise et son pantalon, puis ressortit. Il lui fallait un produit assez fort à administrer à la gamine, pour la faire parler. Il trouverait bien ce qu’il fallait parmi les médicaments, à la maison. Peu importe, il avait tout son temps. Il contourna la grange, ouvrit le portail, avança la voiture, puis referma derrière lui. Avant de prendre une décision, il devait vraiment apprendre ce que savait la fille et si elle le surveillait pour le compte de sa mère. Après tout, ce n’était pas si évident. Les adolescents font souvent le contraire de ce que demandent les parents. Il devait se méfier de tout le monde.
Sur la route de Villefranche-sur-Saône, il tomba soudain sur un contrôle de la gendarmerie. Sans faire attention à sa vitesse, il arriva vite sur les militaires. Par des gestes réglementaires, l’un d’eux le fit stopper sur le bas-côté. Rejoint par un collègue qui se planta devant la voiture, légèrement du côté passager, une arme en bandoulière sur la poitrine, le gendarme s’avança vers Xavier en lui faisant signe d’ouvrir la vitre de sa portière.
— Bonjour, monsieur, gendarmerie nationale. Coupez le contact, s’il vous plaît.
Xavier s’exécuta.
— Vos papiers, permis de conduire, assurance, carte grise.
Xavier chercha dans son portefeuille et tendit les documents au militaire.
— Vous tremblez ! fit remarquer celui-ci d’un air mi-narquois, mi-grave.
— Les honnêtes citoyens sont encore impressionnés par la maréchaussée, répondit Xavier en tentant maladroitement de maîtriser ses tremblements. C’est mon cas et je ne suis pas contrôlé souvent.
Le gendarme examina les papiers en faisant le tour du véhicule et en se penchant sur le pare-brise pour lire la vignette d’assurance.
— C’est en règle. Pouvez-vous me faire voir votre roue de secours ?
Xavier sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine, alors que le militaire s’écartait pour le laisser sortir de l’habitacle.
Un instant, très bref, Xavier pensa protester contre une telle procédure. Un ami lui avait dit un jour que les gendarmes et les policiers utilisaient le coup de la roue de secours pour fouiller les coffres. Une sorte de perquisition déguisée. Il se ravisa. Pas question de fanfaronner pour se faire remarquer.
Il ouvrit le coffre et replia une couverture pour dégager la roue. Il s’était placé de façon à pouvoir inspecter l’intérieur d’un coup d’œil rapide avant le gendarme. Ce dernier se pencha sur la roue et remit la couverture. Il jeta un regard distrait dans le coffre vide.
— C’est bon, vous pouvez y aller. Mais faites attention à votre vitesse !
Xavier rangea tranquillement ses papiers, puis remit son portefeuille dans la poche de son blouson.
— Merci à vous. Bon courage.
Il reprit le volant. Le gendarme arrêta la circulation pour le laisser repartir et il désigna un autre automobiliste qu’il fit mettre sur le côté. Xavier souffla, puis jura un grand coup pour évacuer son stress, tout en regardant dans son rétroviseur.
— Putain de merde !
Il devait redoubler de prudence, ne plus commettre aucune erreur, surtout à ce stade de sa combine. Transporter la jeune fille dans son coffre avait été une folie. Désormais, pour chaque action, il prendrait le temps de bien réfléchir et de peser le pour et le contre.
La maison était vide à son arrivée. Aurélie au collège, les enfants à l’école. Il se servit une bière très fraîche et la but à petites gorgées en faisant claquer sa langue de satisfaction. Il ne devait pas perdre trop de temps, mais cette pause lui fit du bien. Il s’apaisa. Personne n’avait encore sans doute remarqué la disparition de la jeune Paula. Les gendarmes n’avaient fait qu’un contrôle de routine. Rien de plus. Rien d’inquiétant.
Xavier termina sa bière et descendit les escaliers jusqu’au meuble où Aurélie rangeait les médicaments. Il ouvrit tous les tiroirs et fit son choix. Il mit plusieurs plaquettes dans ses poches, de quoi droguer sa prisonnière et la forcer à dire ce qu’elle savait. Satisfait, il gagna son bureau et, machinalement, vérifia le système qu’il avait installé quelques jours plus tôt. Il s’agissait d’une caméra miniature reliée à un détecteur de mouvement. Un bricolage simple et astucieux. Xavier se figea en découvrant le voyant rouge de la caméra. Elle avait filmé. Quelqu’un était donc entré. Il ne put retenir un nouveau juron. Il se pencha sur la caméra, en retira la mémoire, une sorte de clef USB, qu’il brancha sur son ordinateur. Le système était efficace. Il ne se mettait en route qu’en cas de mouvement. Xavier n’avait donc pas besoin de chercher sur l’enregistrement. Il s’imaginait Aurélie venue faire sa fouineuse. Il ne pouvait plus lui faire confiance à elle non plus. Un rictus pervers déforma son visage. Il s’assit et regarda les images.
En s’ouvrant lentement, la porte du bureau avait déclenché la caméra. Xavier vit sa fille Mancia passer la tête, puis se retourner pour faire signe à quelqu’un que la voie était libre. Xavier sourit. Sa fille bravant un interdit, il n’y avait là rien de grave ni de dangereux. Mais son sourire se figea. Vincent, le fils de Marie, venait d’apparaître dans le champ de la caméra. Mancia poussait le landau de sa poupée préférée et le gamin jouait avec un avion qu’il tenait à bout de bras en imitant le bruit du moteur. Xavier trouva idiote sa réaction. Il n’avait vraiment rien à craindre d’enfants. Pourtant, son attention fut attirée par l’attitude du garçon. Dans le dos de Mancia, Vincent semblait détailler du regard les moindres recoins du bureau. Il s’approcha de chaque meuble et s’accroupit à plusieurs reprises. Xavier comprit que quelque chose ne tournait pas rond. Il vit alors le garçon sortir une boîte de la poche de son pantalon. Elle ne semblait pas plus grosse qu’une boîte d’allumettes. D’un geste discret, pour que Mancia ne le voie pas, il la fit glisser sous la bibliothèque et il reprit un air plus serein avec son avion. L’instant d’après, les enfants avaient quitté le bureau.
Xavier se releva, s’approcha de la bibliothèque et tenta de glisser la main dessous. N’y parvenant pas, il attrapa une règle sur son bureau et la passa sous le meuble. Il sentit aussitôt la boîte et la tira jusqu’à lui. En l’ouvrant, tremblant de colère, il découvrit un micro. Après un moment d’hésitation, il la referma délicatement et la remit au même endroit avant de se laisser retomber sur son fauteuil. Il se sentait cerné, même si la menace demeurait imprécise, presque fantôme. Trop de choses se bousculaient dans sa tête. Il réussit pourtant à maîtriser sa respiration et à reprendre le contrôle de ses pensées.
À bien y réfléchir, le coup du micro ne pouvait venir que de Marie. La garce avait même utilisé son fils pour le déposer dans son bureau. C’était à la fois redoutable et tragique. Elle était prête à tout, mais elle n’avait donc aucun allié, aucune personne sûre à qui elle puisse faire confiance. C’était de bon augure. Marie était vulnérable et faible, alcoolique. Mais que venait faire sa fille dans l’histoire ? Là résidait la clef de l’énigme et c’est bien pour cette raison qu’il devait faire parler cette petite idiote. Il tâta la poche de son blouson. Il avait assez de médicaments pour la droguer. Avec un peu de violence, physique ou morale, il parviendrait bien à ses fins. Il en avait vu des plus coriaces et qui pourtant n’avaient pas résisté longtemps à son savoir-faire en la matière.
Avant de quitter la maison, il hésita un instant, mais prit finalement son pistolet. Il le glissa sous le siège de la voiture, puis il ouvrit le coffre et l’inspecta minutieusement. Rien d’anormal. Il sourit, presque satisfait, et reprit la direction du Beaujolais.
Aveuglé par une forme de rage barbare, il roula, le visage crispé. Il était déterminé à en finir. À intervalles réguliers, il jetait un coup d’œil à son compteur de vitesse. Le contrôle des gendarmes lui commandait la prudence.
Ce n’est qu’après Villefranche-sur-Saône qu’il eut le sentiment d’être suivi. En franchissant des ronds-points, il ralentit, changea son itinéraire et finit par remarquer une voiture qui semblait bien le filer à bonne distance. Une voiture rouge ! Le déclic se fit aussitôt dans sa tête : c’était Marie. Il fallait absolument la semer.
Avant un feu tricolore, Xavier rétrograda malgré le vert. Quand le feu passa à l’orange, il accéléra subitement. En regardant dans le rétroviseur, il distingua la voiture de Marie, coincée entre deux autres, arrêtées au feu. Il accéléra encore et disparut au carrefour suivant en prenant la direction de la ferme. D’abord, la fille ! Ensuite, il s’occuperait de la mère.