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— Maman ! T’as lavé mon pull bleu marine et mon jean ? Maman ! Tu m’entends ?
Marie réagit enfin.
— Non, chérie, je n’ai pas eu le temps.
— Mais enfin, maman, ça fait trois semaines que je les ai mis à laver !
— Tu n’as qu’à les laver toi-même !
La jeune Paula, dix-sept ans, ne reconnaissait plus sa mère depuis un moment. Elle, toujours si douce et dévouée pour sa famille, avait soudainement changé de comportement. Elle était devenue aigrie, agressive… Elle passait son temps au travail et elle n’accordait plus un instant à ses enfants. Et quand elle était à la maison, Paula lui trouvait souvent un air absent.
À l’âge où elle aurait dû profiter de la vie avec ses amis, Paula devait seconder sa mère de plus en plus fréquemment. Malgré sa jeunesse, elle était très mature et elle avait vite compris, au départ de son père, qu’elle devrait s’occuper de la gestion de la maison ainsi que de sa sœur et de son petit frère.
Marie était à bout. Elle trimait au service comptabilité de son usine depuis vingt ans, mais son salaire était toujours aussi minimaliste. Juste de quoi survivre avec ses trois enfants.
Elle s’était retrouvée seule avec eux six ans auparavant lorsque son mari l’avait quittée, abandonnée même. Il avait disparu du jour au lendemain et il n’avait plus jamais donné signe de vie. Il n’avait jamais cherché à voir ses enfants, lesquels souffraient beaucoup de cette situation. Elle s’était peu à peu reposée sur sa fille aînée, comme accrochée à une bouée de sauvetage.
Leur maison se trouvait au fond d’une impasse. La toiture côté nord était couverte de mousse. La peinture des volets était écaillée. Le jardin n’était plus entretenu depuis longtemps. La demeure avait été achetée à crédit. Il lui restait encore quinze années à rembourser. Elle pensait bien être débarrassée des mensualités lorsque son mari avait disparu. Mais l’assurance n’avait rien voulu savoir. Tant qu’il n’y avait pas de corps, il ne pouvait être déclaré mort.
À l’intérieur, on trouvait une pièce de taille modeste qui intégrait une petite cuisine. Une table ronde trônait au milieu avec quatre chaises autour. De la vaisselle s’amassait çà et là sur le mobilier.
Marie et ses enfants avaient leur chambre à l’étage. Les filles dormaient dans la même et son fils dans un petit bureau aménagé. La salle de bains était commune. Du linge était dispersé dans les différentes pièces du haut.
Marie quitta la table du petit-déjeuner et monta se préparer. Vincent, le petit dernier, sept ans, passa en courant.
— J’y vais, maman. Xavier, le papa de Mancia, la nouvelle de la classe, m’emmène à l’école.
Marie fit un petit signe de la main, sans réagir vraiment. Xavier ? Encore ! Il n’avait que ce prénom à la bouche ces derniers temps !
Elle n’était plus en phase avec la réalité depuis quelques mois. Elle ne supportait plus sa condition si misérable. Sa maison avait besoin de rénovation, ses enfants avaient besoin de vêtements, de chaussures, mais elle n’arrivait plus à joindre les deux bouts. Elle avait intégré le conseil municipal du village afin de gagner quelques euros supplémentaires, mais cela n’était pas suffisant.
Tout allait pourtant bientôt changer. Elle avait tout prévu. Enfin presque. Si seulement elle avait pu être plus discrète… Rien ne serait arrivé… Mais elle allait s’en sortir, c’était une question de temps.
Elle finit de se préparer et regagna le hall.
— Les filles ! En voiture !
Lucie, dix ans, et Paula s’engouffrèrent dans la petite Clio rouge en faisant grincer les portières. Même la voiture – 190 000 kilomètres au compteur ! – avait besoin d’être changée.
— Ce soir, c’est mamie qui vous récupérera. Je vais rentrer tard. J’ai du boulot, fit Marie.
— Encore ! Tu travailles toujours tard ! s’exclama Lucie.
— Je sais, ma chérie. Mais rassure-toi. Tout ira mieux bientôt.
Ses parents étaient de condition modeste et habitaient non loin de là. Sa mère, ancienne ouvrière, très active pour son âge, faisait partie de nombreux clubs et associations et était souvent très occupée. Heureusement, elle trouvait toujours du temps pour ses petits-enfants. Son père, facteur à la retraite, préférait rester à la maison et entretenir son jardin. Depuis quelque temps, il perdait la tête. De plus en plus souvent. Marie était effrayée à l’idée de devoir le placer un jour. Elle savait que sa mère ne le supporterait pas. Elle désirait ardemment leur offrir un cadre agréable pour les quelques années qu’il leur restait à vivre. Elle se l’était promis.
Arrivée sur son lieu de travail, Marie vit tout de suite un attroupement devant l’entrée. Un camion du SAMU était stationné près de l’accueil ainsi que les véhicules des sapeurs-pompiers et des gendarmes. Ces derniers avaient établi un périmètre de sécurité.
Marie se gara, descendit de voiture et s’avança lentement à la hauteur de ses collègues.
— Que se passe-t-il ?
— C’est José. Il s’est suicidé. Apparemment, il s’est jeté de la fenêtre hier soir, répondit Anna, la secrétaire du directeur.
— Oh ! mon Dieu ! Quelle horreur ! s’exclama Marie devenue soudain toute pâle.
José Rivoli était le responsable du service comptabilité où elle travaillait. C’était un homme jovial, agréable, mais malheureusement un peu trop curieux. Désormais, elle ne le croiserait plus jamais. Tout allait s’arranger pour elle. Elle en était sûre.
Elle observait les allées et venues des gendarmes. Ils devaient faire les constatations. Que
cherchaient-ils ? Tout faisait penser à un suicide. Cette affaire allait être vite menée !
Subitement, Marie se retourna, car elle se sentait observée. Un de ses collègues, Paul, la fixait et il détourna vite son regard. Il travaillait au service commercial, juste à côté de la comptabilité. Avait-il vu quelque chose ? Marie tressaillit imperceptiblement.
Le directeur s’avança soudain en haut des marches et annonça que l’usine resterait fermée pour la journée. Il invita ses employés à revenir travailler le lendemain matin.
Cela contraria Marie. Elle avait prévu certaines opérations comptables qui nécessitaient sa présence. Les transactions quotidiennes étaient indispensables si elle voulait avoir des jours meilleurs. Elle s’approcha.
— Pardon, monsieur le directeur. J’avais beaucoup d’estime pour M. Rivoli, mais je dois impérativement préparer les paies et régler les factures de certains fournisseurs qui ne peuvent attendre.
Le directeur appréciait beaucoup Marie, une employée modèle depuis si longtemps. Elle n’hésitait pas à faire des heures supplémentaires quand cela était nécessaire.
— C’est d’accord, Marie. Dès que les gendarmes auront fini leur travail, vous pourrez entrer et vous
fermerez tout lorsque vous vous en irez.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur le directeur.
Le SAMU repartit dans un tintamarre assourdissant alors que le personnel se
dispersait et que chacun rejoignait son véhicule.
Marie patienta un moment, puis elle gagna enfin son bureau. Elle se sentit défaillir en voyant la fenêtre ouverte, celle par laquelle José Rivoli était passé. Elle reprit vite ses esprits et s’attela à ses transactions. Encore quelques jours et ce serait bon.
Elle travailla d’arrache-pied jusque tard dans la soirée, puis remonta en voiture, s’arrêta à l’épicerie ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, quelques centaines de mètres après l’usine.
— Bonjour, madame. Je vous mets la même chose que d’habitude ? lui fit l’épicier avec un sourire malsain.
— Oui, s’il vous plaît, répondit-elle d’un air gêné.
Sur le chemin du retour, elle mit la musique à fond, vida d’une traite sa bouteille en plastique de vin blanc ordinaire et la jeta par la
fenêtre quelques rues avant d’arriver chez elle.