5


Lorsque le réveil sonna, Aurélie Monfreidi émergea d’un mauvais sommeil. Elle eut aussitôt la sensation que le lit était vide. Elle passa la main doucement à la place de Xavier. Il n’était plus là. Dans la nuit, il lui avait bien semblé l’entendre se lever, mais elle n’avait ni regardé l’heure ni vérifié.
Des parfums champêtres pénétraient par la fenêtre entrouverte. Aurélie se massa les tempes pour atténuer les maux de tête qui l’assommaient. Quelle nuit affreuse, remplie de doutes ! D’habitude, elle aurait senti le corps chaud de son homme encore endormi, car jamais il ne se levait avant elle sans l’avoir prévenue et il ne l’aurait pas fait sans l’embrasser doucement auparavant, sans une marque de tendresse, même de quelques instants.
À cette période de l’année, Aurélie appréciait le chant des oiseaux. Dès l’aurore, leurs pépiements s’amplifiaient dans un crescendo joyeux. Mais là, elle ne les écoutait pas. La présence de Xavier l’apaisait d’ordinaire. Elle se blottissait contre lui, respirait ses cheveux et sa peau. La campagne exhalait ses parfums de foin, de bois, de fleurs et de lierre, mêlés à ceux de la mousse de la pelouse et du grand tilleul, comme si les champs alentour et la Saône s’unissaient pour aguicher ses sens. Sa tête bourdonnait encore du mensonge de son mari.
Aurélie enfila une nuisette et se glissa sans bruit hors de la chambre. Le calme régnait dans la maison. Elle passa la tête dans la salle de bains, puis dans le salon et la cuisine. Xavier n’y était pas. Elle aperçut alors un rai furtif de lumière sous la porte de son bureau. Étrange.
Elle ouvrit délicatement, pas très rassurée. Dans son esprit, il ne pouvait s’agir que de Xavier. Pourtant, le trait de lumière aurait pu faire penser à un cambrioleur en plein méfait. Agenouillé à côté de son bureau, Xavier consultait une liasse de papiers.
— Qu’est-ce que tu fais ?
De surprise, il lâcha le portable utilisé comme lampe torche, et les papiers s’éparpillèrent devant lui. Il releva la tête, ahuri, pas très tranquille. Aurélie s’avança de quelques pas pour l’aider à les ramasser, troublée et inquiète par tant de mystère. Elle se força à lui sourire, comme si de rien n’était, comme si tout lui semblait normal. Elle ouvrit le volet.
Xavier avait un air triste et fatigué. Non ! Aurélie songea plutôt à un air coupable. Il lui faisait penser à un enfant surpris en pleine bêtise, incapable de dire la vérité et d’avouer sa faute. Elle sentit le socle de sa vie trembler, ses certitudes s’évanouir d’un seul coup. Formidable et déconcertante révélation.
Xavier avait bafouillé quelques mots. Il affirma chercher un dossier, un plan ou un ancien devis… Aurélie ne crut rien de son piteux mensonge. Car il mentait encore. Un flagrant délit de mensonge. Le deuxième en quelques heures ! Aurélie tourna la tête pour cacher ses yeux brillants d’émotion, mélange de déception, de colère et d’incompréhension.
— Je vais préparer le petit-déjeuner, dit-elle d’une voix étouffée en jetant toutefois un dernier coup d’œil à l’endroit où se trouvait son mari.
« Connaît-on vraiment quelqu’un, même une personne avec qui on partage sa vie depuis des années ? » Cette interrogation résonna dans la tête d’Aurélie Monfreidi comme une menace à laquelle elle n’avait jamais songé. Elle pensait tout savoir de son homme. Ils discutaient ensemble si souvent, parlant de tout, n’ayant l’un pour l’autre aucun secret !
Son estomac grondait. Elle alluma la radio pour avoir un peu de compagnie. C’était la station habituelle des informations continues. Elle en changea et mit de la musique. C’était trop déprimant d’écouter en boucle les mêmes misères du monde, sans pouvoir y faire grand-chose. Cela n’aurait que pesé un peu plus sur son moral. Avec des gestes lents, maladroits et mécaniques, elle prépara la table, le café.
« Mais pourquoi ces mensonges ? » Aurélie s’en voulut. Elle aurait dû le questionner dès la veille sur la bouteille qu’elle avait bien vue, la voiture rouge… Où pouvait-elle avoir aperçu des voitures de cette couleur, même si elle n’avait pu identifier la marque ? Elle se demanda s’il était encore possible de provoquer les confidences de Xavier sur une histoire aussi banale, à l’origine de laquelle d’ailleurs il était. Il avait découvert cette fichue bouteille, en avait parlé. Alors pourquoi ce revirement, ces cachotteries et ces enfantillages ?
Xavier arriva dans son dos en traînant les pieds. Il se servit une tasse de café et s’installa devant elle sans un mot. Aurélie releva lentement la tête. Elle déglutit, faillit poser ses questions, mais se ravisa. La situation l’intriguait désormais beaucoup trop.
Quelque chose clochait depuis le passage de la petite voiture rouge. Perdue dans ses pensées, elle ne fit plus attention à son homme. Xavier connaissait peut-être le conducteur de cette voiture. Conducteur ? Ou conductrice ?
Aurélie se souvenait avoir vu la bouteille, une fraction de seconde. Elle avait focalisé son attention dessus sans pouvoir identifier la personne au volant. Un homme ou une femme, elle était incapable de le dire.
La voiture. Rouge. Cela ne lui disait rien. Peut-être aurait-elle dû provoquer des aveux. À voir sa tête, la technique n’aurait probablement pas fonctionné. Émotive en temps ordinaire, Aurélie réussit à maîtriser son chagrin. Elle ne parvenait toujours pas à croire qu’il puisse y avoir quelque chose de nébuleux dans la vie de son homme ou dans celle de son couple. Elle l’observa à la dérobée, le cœur houleux et troublé. Mal rasé, le cheveu hirsute, les paupières gonflées par la fatigue, Xavier semblait absent, absorbé par des préoccupations dont il ne souhaitait visiblement pas parler.
— Tout va bien ? osa-t-elle.
Xavier fit à sa femme un sourire convenu mais peu convaincant.
— J’ai quelques soucis avec des clients…
— Tu peux tout me dire, tu le sais !
Il acquiesça tristement.
— C’est technique… Je ne suis ni inspiré ni concentré sur un dossier. C’est passager. J’ai mal dormi, cela ne m’aide pas beaucoup. Après une bonne douche, je vais m’y remettre.
Xavier tendit le bras et posa une main fiévreuse sur celle d’Aurélie. Elle esquissa un geste de recul à son contact et s’en voulut de cette réaction épidermique.
— Tu peux compter sur moi, reprit-elle, gênée, en se levant, avant de disparaître dans la salle de bains.
Dans le miroir, elle surprit son regard dur et déterminé. Il s’était opéré un changement en elle. La femme légèrement effacée, heureuse de sa vie paisible de mère de famille, venait de se métamorphoser. La rapidité du phénomène l’interpella. « Se peut-il que ce que l’on a aimé hier soit aussi fade aujourd’hui ? » De toute évidence, la réponse était oui. Il lui fallut un certain temps pour en prendre vraiment conscience, tant la chose était bouleversante. La jeune femme sentait une menace planer sur sa vie, sans pouvoir l’identifier pour la combattre. Elle se sentait trahie, salie. Elle passa sous la douche et s’y attarda.
Des coups résonnèrent à la porte.
— Tout va bien ? Tu es longue !
— J’ai fini. J’ai fait mes cheveux.
— O. K. Je vais dans mon bureau.
Rien n’était normal. En l’absence des filles, Aurélie ne se serait jamais enfermée dans la salle de bains. Xavier et elle étaient tactiles, pudiques et libres de leurs corps à la fois. Il ne se serait pas isolé dans son bureau sans venir l’embrasser.
Aurélie souffla un grand coup pour se donner du courage et pour évacuer la douleur qui l’oppressait de plus en plus. Elle vaqua à ses occupations, sans entrain.
Succombant à la tentation, elle finit par s’approcher sans bruit de la porte du bureau de son mari et jeta un œil par le trou de la serrure, geste qu’elle n’imaginait jamais faire de sa vie. Elle le vit de profil. Toujours négligé, ce qui ne lui ressemblait vraiment pas, tant il prenait soin de sa personne, de son apparence, Xavier consultait des papiers. Elle n’aurait pu dire s’il s’agissait des mêmes qu’au petit matin ou du dossier sur lequel il travaillait depuis plusieurs jours. Il avait un air grave, presque sombre. Il se leva, sembla fouiller au niveau de la bibliothèque, mais Aurélie ne le voyait que de dos.
Elle se redressa, fit le tour de la cuisine et revint vers la porte d’un pas normal. Elle tapota et ouvrit sans attendre la réponse. Xavier avait repris sa place au bureau.
— Je vais faire les courses. Tu as noté du dentifrice et du charbon de bois sur le tableau de la cuisine. Tu n’as besoin de rien d’autre ?
Il tourna la tête d’un air agacé et referma une pochette cartonnée verte en la dissimulant maladroitement. « Grotesque ! Ridicule ! » pensa Aurélie. Elle faillit laisser éclater sa colère, mais parvint à rester maîtresse de son émotion. Xavier fit « non » de la tête sans réellement se préoccuper de sa demande. Elle repoussa la porte sans un mot et quitta la maison.
Elle prit son temps et s’arrêta même boire un café au bar du village ; elle papota de tout et de rien avec le patron et une connaissance avant de rentrer. À son retour, les chaussures de sport de Xavier n’étaient plus à leur place. Il était parti courir. Elle rangea rapidement les produits frais et ouvrit la porte du bureau de son homme.
Ils avaient chacun un coin où travailler au calme dans la maison, un territoire rien qu’à eux que l’autre respectait. Ils y avaient leurs habitudes. Aurélie n’entrait là que pour y faire un peu de ménage, sans rien toucher. Elle n’avait jamais eu l’idée de consulter un dossier de Xavier. Le cœur affolé, consciente de transgresser une règle tacite de son couple, elle ouvrit un premier tiroir, jeta un œil rapide à son contenu, à la recherche d’une pochette verte. Des fournitures de bureau, stylos, crayons, feuilles de papier, carnets. Un autre avec deux vieux téléphones portables et leur chargeur. Rien d’intéressant. Elle fouilla tous les tiroirs, les mains moites, pas très sereine. Mais l’attitude de son homme était si étrange et si soudaine qu’elle devait en trouver la cause. Elle se retourna. Tous les dossiers professionnels, les projets comme les réalisations, étaient rangés de façon ordonnée dans un meuble ouvert, par ordre alphabétique, avec les noms des clients. Xavier utilisait des pochettes jaunes uniquement.
Aurélie s’approcha de la bibliothèque. Des livres sur le sport. Le tennis. Les courses automobiles. Ses passions. Elle se recula et contempla la pièce d’un regard circulaire. Xavier avait sans doute pensé à quelque chose dans la nuit, l’avait cherché fébrilement et retrouvé dans ses affaires, puis glissé discrètement quelque part. Il avait certainement lu de l’incompréhension dans les yeux de sa femme, voire de l’inquiétude. Il avait pris ses précautions. Mais pourquoi un tel changement de comportement ? Aurélie s’accroupit et passa la main sous les meubles. Rien. Elle souffla un grand coup, se trouva à son tour ridicule. Certes, le comportement de Xavier avait étrangement changé, il lui avait menti, mais ce n’était après tout peut-être pas si grave.
En posant le regard sur un cadre avec une photo de leur couple, au mur, elle vit un léger décalage. Elle le réajusta. Une pochette verte tomba de derrière le cadre. Son cœur s’emballa pour de bon. Elle la ramassa et l’ouvrit. Pas très épaisse, la pochette contenait des documents comptables qu’Aurélie était incapable de comprendre. Ce n’était pas son domaine. Dans une enveloppe, elle découvrit plusieurs photos. Une femme, souriante, nue ou dans des tenues séduisantes et des positions lascives. Après un moment de doute, Aurélie reconnut la mère du petit Vincent, un copain de classe de sa fille Mancia.