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En rentrant plus tôt qu’elle ne le prévoyait, Aurélie Monfreidi comprit tout de suite qu’il se passait une chose anormale à son domicile. Xavier fermait toujours la porte de son bureau. Elle était ouverte. Et quelqu’un s’y trouvait, alors même que son mari était parti avec les enfants. Sa voiture n’était ni dans la cour ni dans le garage. Alors, sans écouter les battements de son cœur, soudain affolés, Aurélie s’était approchée, après s’être emparée de la première chose qui lui soit tombée sous la main dans la cuisine. Un couteau. Elle le tenait fermement, la lame
pointée vers la porte. Un cambriolage ! Depuis longtemps, elle redoutait de tomber un jour nez à nez avec un sale type en train de voler chez elle. C’était une femme. Pour un peu, elle en aurait soufflé de soulagement. Mais son visage s’empourpra de plus belle quand elle reconnut la mère du jeune Vincent, occupée à fouiller dans les papiers de Xavier.
— Il vaudrait mieux que vous m’expliquiez tout de suite votre présence dans ma maison !
La femme recula et jeta un œil désespéré sur le bureau, à la recherche d’une arme ou de n’importe quoi pour se défendre. Aurélie, menaçante et déterminée, fit un pas en avant.
— Alors ? Qu’est-ce que vous fichez ici ?
Assommée par un sentiment d’abandon, de trahison et de honte, l’autre s’affala sur le fauteuil après avoir trébuché contre le bureau. Elle se mit aussitôt à pleurer. Cette situation déconcerta Aurélie, intriguée, dont la colère retombait peu à peu. Elle baissa le bras et posa le couteau. Qu’aurait-elle fait avec ? Elle n’aimait pas la violence. Sans perdre son sang-froid, elle s’avança, prit la femme par le bras et l’aida à se relever.
— Il ne faut pas que nous restions là. Si Xavier rentre, nous aurons du mal à lui raconter la situation. Vous me devez pourtant quelques franches
explications.
La femme acquiesça d’un timide signe de tête, se releva, les jambes fragiles, et la suivit jusque dans la cour. Docile,
elle monta dans la voiture d’Aurélie. Cette dernière prit la direction de Neuville-sur-Saône.
Toutes deux demeurèrent silencieuses sur le parcours. Aurélie se gara sous les arbres juste avant le pont sur la Saône. En prenant une profonde inspiration, elle parvint à maîtriser le tremblement de ses mains posées sur le volant. L’habitacle semblait retenir son souffle, comme animé de vie.
Aurélie fit un effort pour se rappeler le prénom de sa passagère. Mancia avait souvent parlé de Marie. C’était bien ça : Marie. Elle jeta un œil dans sa direction. Elle la haïssait d’instinct, à cause des photos, mais pas seulement. Elle n’aimait pas quand Mancia parlait d’elle comme d’une maman extraordinaire. À voir son état, on aurait pu en douter. La femme s’était tassée sur son siège, comme pour se protéger d’un danger imminent.
Aurélie respira plusieurs fois, calmement, malgré le bourdonnement lancinant dans ses oreilles. Autour d’elle, tout était beaucoup trop calme et silencieux, comme sous l’eau, comme si elle était sous l’effet d’une drogue, vivant les choses au ralenti. Elle faisait assez de sport et
pratiquait la relaxation pour parvenir à maîtriser ses émotions, parmi lesquelles dominait souvent la colère.
— Vous êtes bien la mère de Vincent ? réussit-elle enfin à demander.
Sa voisine, sans oser la regarder, acquiesça d’un mouvement de la tête.
— Marie. C’est bien votre prénom ?
De nouveau, la femme opina d’un geste silencieux.
— Vous savez que je suis la mère de Mancia et la femme de Xavier. Je sais une grande partie de votre liaison
avec mon mari. Vous l’avez connu il y a combien de temps ?
Marie tourna la tête vers Aurélie, avec dans le regard comme un voile de peur. Les deux femmes se firent face
quelques instants, alors que la tension remontait entre elles.
— Vous n’avez à priori rien à craindre de moi, reprit Aurélie d’une voix enfin plus douce. Nous nous devons des explications, j’en conviens parfaitement, et Xavier m’en devra de son côté. Et il aura plutôt intérêt à être convaincant.
Elles sortirent du véhicule, firent quelques pas en direction du centre-ville de Neuville-sur-Saône, marchèrent un peu pour reprendre leurs esprits et s’installèrent à la terrasse d’un salon de thé. Elles commandèrent après s’être assises face à face.
— J’ai appris votre aventure avec Xavier hier, dit Aurélie d’une voix dépitée. Je pensais faire avec lui un couple modèle, avoir une famille unie… Je suis tombée des nues.
Pas très fière, Marie baissa la tête.
— Saviez-vous qu’il me connaissait quand vous avez eu cette passade ? reprit Aurélie sur le même ton.
Marie fit « non » de la tête.
— Je suis désolée de vous contredire, réussit-elle toutefois à articuler. Notre liaison n’avait rien d’une passade, comme vous dites. Je devine votre surprise et votre incompréhension, mais vous devez entendre la vérité.
Marie but une gorgée de thé vert parfumé.
— Notre aventure a duré plusieurs mois. Nous nous aimions, je pense, sincèrement… Enfin, je le pensais à l’époque. Mais l’amour ne se commande pas et la vie rapproche parfois les moments les plus
lumineux et les plus sombres. Ce que j’ai de mon côté à vous révéler, et que je viens à peine d’apprendre et de comprendre, risque de vous faire froid dans le dos.
Aurélie, qui buvait son thé, sentit son corps se contracter. Elle reposa sa tasse, incapable de boire
davantage. Alors Marie raconta tout, ses amours avec Xavier, la rupture, la
disparition de son mari, jamais élucidée, sa vie difficile, avec trois enfants, ses malversations et ses détournements, jusqu’à la mort suspecte d’un collègue sur son lieu de travail.
Aurélie écoutait attentivement en faisant des efforts pour ne pas perdre le fil de l’histoire. Elle balança la tête et fit une moue interrogative, ne comprenant pas où Marie voulait en arriver.
— Je ne savais pas que Xavier vivait ici, jusqu’à ce que je le croise devant l’école avec votre fille Mancia. Mais je n’ai rien laissé paraître. J’ai laissé les enfants devenir copains de classe, sans jamais chercher un contact privilégié avec lui, je peux vous l’affirmer. Et puis, nos chemins se sont croisés… devant chez vous l’autre soir.
Pour se donner un peu de courage, Marie but quelques gorgées de thé.
— Je suis alcoolique…
— Les bouteilles de vin blanc ! C’est vous ? la coupa un peu sèchement Aurélie.
Marie acquiesça.
— L’alcool, c’est insidieux et honteux, encore plus pour une femme. Pour tenir le coup, pour
me griser légèrement et me prendre parfois pour « supermaman », j’ai bu un verre ou deux, puis de plus en plus, prise dans l’engrenage de la dépendance. Vous avez sans doute entendu parler de son mécanisme sournois : pour atteindre un même état de bien-être très relatif, il faut des doses de plus en plus importantes. C’est ainsi que j’ai sombré dans un alcoolisme honteux. Je buvais en cachette de mes enfants, de mes amis,
de mes collègues. Lors d’un repas festif, d’un cocktail, je savais me tenir et me raisonner. Le reste du temps, c’était comme une forme de déchéance morale, quand le caractère est incapable de refuser, simplement.
— Vous lanciez vos bouteilles au petit bonheur la chance ! La voiture rouge… C’est bien vous ?
Marie fit « oui » de la tête.
— J’ai croisé le regard de Xavier ce soir-là, reprit-elle. Ne manquant pas de culot, il est venu à mon domicile en pleine nuit, pour me faire chanter, menaçant de diffuser des photos intimes de moi et exigeant que je lui verse une
partie de l’argent que j’ai détourné dans ma société. Je ne sais pas comment il est au courant de tout cela. C’est un vrai cauchemar !
Médusée, Aurélie ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son ne sortit. Elle demeura un
instant prostrée, idiote, comme figée sur les ruines de son univers si paisible encore quelques jours plus tôt.
Marie hocha la tête d’un air désolé.
— C’est la stricte vérité… Mais ce n’est pas tout, je pense que la pire de mes révélations arrive seulement.
Aurélie sourit tristement et haussa les épaules, comme si plus rien ne pouvait l’affecter.
— Mon mari m’a trompée, il me ment comme un arracheur de dents, il va chez une autre femme en pleine
nuit, tente de lui escroquer de l’argent, et vous me dites que le pire arrive seulement… C’est sans doute une plaisanterie, mais elle est d’un goût plus que douteux.
Marie termina sa tasse de thé à petites gorgées. Son visage, triste, s’assombrit encore et devint soudain très grave.
— J’espère me tromper, dit-elle, mais les éléments qui s’accumulent désormais sont terrifiants.
Le qualificatif fit tressaillir Aurélie.
— Je vous l’ai dit, mon mari a disparu du jour au lendemain il y a six ans. Volatilisé, sans aucune explication. À l’époque, une vague enquête pour disparition inquiétante a été diligentée par les gendarmes. Mais cela n’a rien donné. On n’a jamais retrouvé trace de lui. Rien. Sans corps, car il est peut-être mort, personne ne le sait, aucune investigation sérieuse n’a été menée. J’ai vécu depuis cette date avec ma mauvaise conscience. J’avais trompé cet homme… Il avait disparu… Peut-être avait-il découvert ma liaison et décidé de m’abandonner avec les enfants. J’ai vécu jusqu’à aujourd’hui avec cette idée. Je pense avoir trouvé dans le bureau de Xavier un papier qui fait le lien entre tous ces évènements.
— Et vous ne m’avez rien dit !
Déboussolée, Marie regarda Aurélie droit dans les yeux.
— Cette découverte m’a bouleversée et vous êtes arrivée face à moi avec un couteau…
— Et ce papier, vous l’avez conservé ?
Marie acquiesça. Elle le tira de la poche de sa veste, avec l’enveloppe contenant les photos objets du chantage. Elle tendit le papier. Aurélie l’attrapa doucement, le tourna vers elle et le parcourut. Marie lui expliqua alors
le lien indiscutable que ce document établissait entre Xavier et son époux disparu. Sur le document, le directeur s’engageait à licencier son mari en échange de l’obtention d’un marché important. Après avoir écouté attentivement, Aurélie dodelina de la tête d’un air déçu.
— Ce papier ne prouve rien du tout. J’ai failli me laisser avoir par vos boniments. Tout cela me semble ridicule.
Xavier ne peut pas tremper dans ce genre d’histoires. Si j’en crois vos sornettes, vous êtes à deux doigts de l’accuser de la disparition de votre mari… Et pourquoi pas de son meurtre !
Marie fixa Aurélie d’un regard intense et dérangeant. Cette dernière prit sa tête entre ses mains, les yeux brillants, sentant monter au creux de son ventre
une angoisse insoutenable.
— Je n’ai rien inventé, reprit Marie. Après, je n’accuse pas Xavier de meurtre, grand Dieu ! Je pense simplement qu’il nous doit des explications sur son comportement très étrange. Mais je crois surtout qu’avant de les lui demander, nous avons intérêt à ne pas nous faire la guerre, à surveiller ses moindres faits et gestes. Peut-être n’est-ce qu’un mauvais film…, peut-être pas !
Aurélie, toujours prostrée, se mit à pleurer à son tour, sans chercher ni à retenir ni à cacher ses larmes. Sa vie était en train d’exploser sous ses yeux et elle se sentait impuissante. La valse de ses émotions ainsi qu’une forme de désarroi et d’incompréhension totale l’avaient épuisée, comme un boxeur encaisse les coups sans broncher durant plusieurs rounds
avant de s’écrouler.
Marie demeura silencieuse, dans une attitude d’écoute passive. Impassible, elle savait pourtant flairer les ennuis, comme quand
un inconnu passe près de vous et irradie un danger. Mais elle ne pouvait maintenant ni reculer ni
faire l’autruche. Elle fit à Aurélie un sourire de cimetière. Cette dernière hocha la tête après quelques secondes d’hésitation.
— C’est d’accord, dit-elle. Nous devons découvrir ce qui se cache derrière tous ces étranges évènements.