Lorsque Zhu Wenguang pénétra à nouveau dans la salle enfumée du Bembo café, il s’arrêta un instant devant la porte des toilettes qu’il venait de franchir, extirpa de sa poche son paquet de cigarillos, l’ouvrit lentement, en sortit un et l’alluma. Il venait à peine d’écraser le précédent sur l’avant-bras du Japonais, mais il n’en avait cure. Lorsqu’il était sous pression, Wenguang fumait beaucoup. Immobile devant la porte, le cigarillo aux lèvres, il se fit l’effet d’être un personnage de western-spaghetti : cet acteur peu bavard et mal rasé, comment s’appelait-il, déjà ? Ou alors celui d’un passage de La Trente-sixième chambre de Shaolin, au tout début du film, mais là non plus il ne se souvenait pas de son nom.

Rien n’avait vraiment changé : ni l’intensité de la musique, ni l’épaisseur de la fumée, ni le bruit des conversations, ni les ondulations lascives d’Irina Lewidowskaïa, ni les coups d’œil gourmands des clients sur ses hanches. Mais il y avait indéniablement quelque chose de différent, quelque chose qui se jouait à la tension de l’air, à la nervosité de certains gestes, à la densité de certains regards, à la furtivité de certains chuchotis. Par exemple, sur la gauche de Wenguang, il y eut comme un frémissement très net. En un bref bruit de papier froissé, les trois Japonais restants se levèrent précipitamment, renversèrent un verre et, sans quitter Wenguang des yeux, se dirigèrent vers la sortie.

Wenguang leur jeta un regard minéral, et retourna s’asseoir à la table où l’attendait Bec-de-canard, qui avait fini sa bière. Celui-ci l’accompagna du regard tandis qu’il s’asseyait.

Ton thé est presque froid, fit-il en allumant une cigarette. Et tes amis japonais ne t’ont pas attendu, on dirait.

Hum. Tu n’as pas remarqué qu’il en manquait un ? Celui-là est toujours là, dit Wenguang en avalant une gorgée de thé tiède.

Bec-de-canard fronça les sourcils et tira sur sa clope.

Ah bon ? Tu l’as croisé dans les WC ?

Wenguang posa son bol.

C’est plutôt lui qui m’a croisé. Il ne repassera pas par ici. Ses amis iront le récupérer en enjambant le muret de la ruelle, je suppose.

Bec-de-canard ne répondit rien. La musique avait changé : passé minuit le patron abandonnait la soupe occidentale pour de la musique populaire cantonaise, avec instruments à cordes pincées, force gémissements, moult minauderies et délicieux miaulements.

Fleur de fumée, iah ! allée de saules !

Elle a son tablier, ses épingles, iah !

Sur ses joues a mis le bon fard,

Empourprée comme fleur qui s’ouvre, iah !

On croirait voir venir un ange.

Haï ! haï ! haï !

Aï iah ! hou haï iah !

Elle a pris et mis son enseigne.

Haï ! haï ! haï !

C’est une des raisons pour lesquelles Bec-de-canard et Wenguang avaient l’habitude de se retrouver là : pour la musique, et pour la bière mongole.

Et aussi pour les hanches d’Irina, bien entendu, même si ce dernier point intéressait davantage Bec-de-canard.

Encore qu’avec Zhu Wenguang, on ne sait jamais.

Tu avais raison, dit Zuo Luo.

Bien sûr, fit Bec-de-canard en souriant.

Puis, se penchant vers Zuo Luo :

À propos de quoi ?

Les Japonais. Tu avais raison. Il y avait bien un rapport avec Sesuko. Ils la cherchent toujours. Ils croient qu’elle est chez moi.

Ah bon, il t’a dit tout ça ? Vous avez parlé en quelle langue ?

Wenguang esquissa un sourire.

Avec les mains, on se comprend toujours. Surtout lorsqu’on est dans une position qui ne souffre aucun malentendu.

Et… tu lui as dit ?

Non, je ne lui ai rien dit. Je lui ai juste dit qu’il ne fallait plus que je le croise, lui ou ses copains. Qu’ils devaient disparaître de la circulation, et la laisser en paix.

Là où elle se trouve, fit Bec-de-canard avec une moue de dépit, elle est de toute façon en paix.

N’en parlons plus, dit Wenguang.

Non, n’en parlons plus, acquiesça Bec-de-canard. Tout cela est trop triste.

Il tira avec hargne sur sa cigarette dont le bout rougeoya vivement, fit un signe de la main, et recracha la fumée vers le haut, enrichissant de quelques volutes supplémentaires l’épais nuage gris qui flottait. Irina se dirigea vers eux.

Elle était si belle, murmura-t-il pour lui-même.

La radio diffusait à présent Lune d’automne sur un lac sans vagues, de Lu Wencheng.

Une Altan Gobi et un Pu er ? demanda Irina.

Deux Altan Gobi, rectifia Zhu Wenguang.

Qu’est-ce que tu leur as fait, aux Japonais ? chuchota Irina en se penchant vers lui. Quand ils t’ont vu, ils se sont envolés comme une couvée de moineaux.

Ses seins frôlaient le menton de Wenguang, qui demeurait résolument impassible. Bec-de-canard, lui, salivait intérieurement. Il aurait donné beaucoup pour qu’Irina lui chuchote ainsi quelque chose à l’oreille. Pour que ces seins parfaits, pleins mais pas trop gros, gorgés de sève, doux et gonflés comme un poitrail d’oiseau, lui effleurent le menton.

Va dans l’arrière-cour et dis-moi si tu vois quelqu’un, dit Wenguang. Mais sois prudente. Et n’oublie pas les bières.