Yatsunari Sesuko avait disparu quelque temps auparavant dans le nord du Japon, vers le centre infréquenté du cap de Shiretoko, non loin du petit village de Rausu où elle était née. Elle avait creusé un trou dans la terre meuble, et s’y était enfouie, laissant au-dessus d’elle un treillis de branchages pour qu’une quantité suffisante d’air puisse passer. Une ourse un jour s’était approchée, avait humé la terre, et s’en était retournée, après avoir identifié à coup sûr un être humain, mais ne sachant que faire de cette information. De toute façon, elle était repue, et l’éventualité d’un tel repas ne l’intéressait pas outre mesure. Plus tard, peut-être. Oui, plus tard, nous verrons, avait pensé l’ourse en se dandinant lentement, avant de s’enfoncer dans la forêt. Un renard aussi s’était approché, avait longuement tourné autour du trou dans lequel Sesuko dormait, incliné la tête deux fois sur la droite, deux fois sur la gauche, frotté son museau contre le treillis de branchages, puis s’en était allé, ne trouvant pas dans le labyrinthe de ses souvenirs d’expériences passées une attitude satisfaisante à adopter dans une telle situation.
On l’avait retrouvée quelques mois plus tard, quasiment momifiée. Les expertises indiquaient qu’elle avait probablement vécu cinq semaines ainsi, sans boire ni manger, et s’était desséchée de l’intérieur. Nul ne s’expliquait comment il lui avait été possible de survivre tant de temps sans boire. On avait retrouvé aussi dans les mêmes circonstances, à quelques dizaines de mètres de là, devant un minuscule temple ignoré de tous et apparemment abandonné, un vieux moine desséché, qui avait quant à lui dû demeurer trois mois enterré vivant avant de succomber paisiblement. De manière assez absurde, les deux corps avaient été retirés des trous où ils avaient de leur vivant choisi de mourir, pour être enterrés à quelques mètres de là, de manière plus traditionnelle.
Avant cela, Sesuko avait passé quelques années de sa courte vie en Chine. Son père était un yakusa de Sapporo, aussi malhonnête qu’affectueux, aussi affectueux qu’imprudent. Il avait confié son éducation à un maître bouddhiste de la secte shingon, dans un temple très bien caché, et à peu près inconnu, des montagnes du nord-est d’Hokkaido. Il fut assassiné un soir qu’il rentrait chez lui sans protection, marchant seul après minuit sur un trottoir du quartier d’Asakusa, à Tokyo. Seule Sesuko savait comment récupérer le joli pactole qu’il laissait, mais il fallait faire très vite. Elle ne s’affola pas, ne s’attarda pas sur les pleurs et les regrets, et investit rapidement l’argent dans une fabrique de prêt-à-porter de la banlieue de Guangzhou, conseillée en cela par d’influents amis de son père qui très vite s’étaient manifestés. Deux semaines plus tard elle avait transféré tous ses biens en Chine, aidée par ces mêmes amis. Mais ce qu’elle ignorait au sujet de son père, c’était qu’il était criblé de dettes – ce qui était évidemment une des raisons de son assassinat. Deux ans plus tard, une organisation rivale avait retrouvé la trace de Sesuko, et l’avait enlevée, réclamant une colossale rançon. L’affaire avait fait grand bruit dans la presse locale. Bec-de-canard, qui connaissait Sesuko, comme il connaissait à peu près tout le monde dans et autour de Guangzhou, si ce n’est qu’en plus il la trouvait très belle et très troublante, avait eu vent de l’affaire, et en avait informé Zhu Wenguang. Celle-ci excédait les habituelles compétences de Zuo Luo, qui ne s’occupait ordinairement que de jeunes Chinoises mariées de force, maltraitées, et désirant rejoindre leurs familles, mais Bec-de-canard, qui aimait beaucoup la jeune fille, avait fini par le convaincre. Wenguang l’avait libérée en douceur ou presque – juste quelques dents abandonnées et une balle dans le gras de la cuisse pour lui, trois bras cassés et une demi-douzaine de côtes perforées pour les gardiens. Par la suite, il l’avait protégée et abritée quelques mois chez lui, pas vraiment insensible à son charme naturel, bien qu’il n’en montrât rien. Du reste Sesuko et lui n’étaient pas souvent seuls : jamais en effet autant que pendant ces quelques semaines Wenguang ne vit Bec-de-canard chez lui. Celui-ci buvait littéralement les paroles de Sesuko, s’extasiait fébrilement de ses gestes, de ses sourires, des formes de son corps, de l’ovale parfait de son visage, de son ingénuité, sa grande naïveté. Quant à Zuo Luo, bien qu’il demeurât impassible, il était lui aussi profondément ému par la jeune fille. Car il émanait de Sesuko une telle douceur naturelle, une telle féminité sans fards, une telle profonde honnêteté de corps et d’esprit, que peu d’hommes parvenaient à la croiser sans que son image restât indélébilement imprimée en eux.
Lorsqu’elle avait décidé de retourner au Japon, après avoir vendu la fabrique de prêt-à-porter et distribué l’argent à des œuvres caritatives, Zhu Wenguang l’avait laissée partir à regret, tentant de la retenir en insistant sur la nécessité de demeurer prudente. Là-bas elle avait regagné Hokkaido, d’où elle était originaire. Elle était restée quatre années dans le temple bouddhiste secret, dissimulé dans les forêts denses du nord-est où elle avait grandi, pour y retrouver le vieux maître qu’elle avait connu enfant. Ce moine était en réalité un chaman de l’antique secte yamabushi, secte dont les enseignements au fil des siècles s’étaient dilués soit dans le shintoïsme, soit dans le bouddhisme shingon. Il était le dernier moine de ce temple, qui après lui sombrerait probablement dans l’oubli et l’abandon, faute de disciples. Dans ces montagnes, les moines jadis vivaient toute l’année, isolés et coupés du monde l’hiver, et s’exerçaient à diverses disciplines de méditation et d’oubli du corps dans des cabanes, des cavernes ou des huttes. Leurs exercices duraient mille, cinq mille ou dix mille jours, à l’issue desquels ils s’enterraient vivants. Un strict régime alimentaire provoquait le dessèchement et la momification progressive du corps. Sesuko n’était restée que mille cinq cents jours environ dans le monastère – dont un peu plus d’une centaine absolument seule – mais, profondément affectée par la disparition de son vieux maître, qui s’était enterré vivant quelques mois plus tôt, elle avait décidé de suivre malgré tout son exemple. La police les avait finalement retrouvés tous deux, mais l’affaire n’avait pas été ébruitée, car l’on jugeait préférable de tenir secrets de tels enfouissements – par ailleurs formellement interdits par l’État japonais depuis le début du vingtième siècle. Bec-de-canard, qui tenait dans le creux de sa grosse main tout un réseau d’informateurs de tous pays et de toutes origines, en avait été averti – mais pas les hommes de main qui cherchaient Sesuko, et qui pouvaient la chercher encore longtemps.