Un vieux chien fouillait les poubelles à l’angle de Mott street et Bayard street, sans se soucier le moins du monde des humains qui circulaient et trottaient, le ventre en avant ou la chevelure flottant à l’arrière de leur étrange corps vertical, et parfois même les deux à la fois, les bras en balancier, une fumée blanche sortant parfois de leur bouche, quand ce n’étaient pas de petits jets liquides et malodorants. Un sifflet retentit, quelques gutturales invectives, et le chien courba l’échine. Il avait l’habitude qu’immédiatement après quelque projectile fût lancé sur lui. Cela ne rata pas : une pomme de terre un peu molle mais très dense lui atteignit violemment le bas du dos, lui arrachant un gémissement de vexation, plus que de douleur. Elle provenait du restaurant Le Phénix de jade. Il ne demanda pas son reste et partit, non sans avoir toutefois pris soin de saisir fermement entre ses mâchoires une carcasse de canard prise au hasard parmi les dizaines qui lui étaient offertes, résidus provenant de la cantine Big Menfei, située à quelques mètres de là.
Chez Big Menfei justement, Zhu Wenguang, dit Zuo Luo, venait d’entrer. Il n’était pas midi, le restaurant était vide, à l’exception de deux jeunes employés grands et minces, vêtus d’un uniforme rouge (pantalon, chemise, calot) portant l’inscription « Big Menfei » en lettres latines et idéogrammes chinois, qui nettoyaient le sol et les tables. La salle était vaste, peinte d’un jaune un peu sale, avec des tables recouvertes de toile cirée rouge, et aux murs de grands panneaux laqués représentant un envol de grues cendrées sur fond de montagnes couronnées de brumes, ou un minuscule pavillon au bord d’un lac sur lequel se distinguait un couple de jonques au-devant de roseaux, supposait-on, frémissants. Il y avait aussi, entre les panneaux, quelques petits tableaux intensément colorés. Au fond, les chaises étaient empilées les unes sur les autres. Une faible musique émanait d’un haut-parleur invisible. Wenguang crut reconnaître la célèbre chanson Sanglots sous le saule d’automne miaulée par une jeune fille énamourée, mais il n’en était pas sûr.
Hors de la fenêtre de gaze, fenêtre de gaze, iah !
C’est la voisine qui frappe, tape.
La jeune fille demande :
— Qui est là ? iah !
— Votre voisine, madame Wang.
Madame Wang ouvre la porte, s’assied dans le haut fauteuil.
Iho iho haï !
C’était peut-être un des chants d’amour de L’Éventail aux fleurs de pêcher.
Au troisième mois, au troisième mois, iah !
Par la sérénité du troisième mois,
Quand les fleurs du pêcher s’ouvrent, iah !
Et que les saules verdissent,
Un jeune homme, ah ! un jeune gentilhomme
Était allé regarder le printemps.
Iho iho haï !
Ou encore, mais c’était beaucoup plus improbable, un extrait quelque peu massacré de l’opéra La Campagne au parfum enchanteur.
À moins qu’il se fût simplement agi d’une obscure chanson populaire cantonaise. De toute façon, on n’entendait pas très bien. Et puis Wenguang, finalement, n’était pas très connaisseur.
Le patron n’est pas là, dit l’un des deux employés sans lever les yeux.
Wenguang jugea préférable de répondre en chinois.
Je vais l’attendre quelques minutes, dit-il.
Les jeunes gens s’immobilisèrent et regardèrent le nouvel arrivant, les yeux ronds. Puis un large sourire éclaira leur face. Comme partout dans le monde, la langue chinoise parlée sans accent était un sésame.
Oh, bonjour, fit l’un d’eux. On ne vous connaît pas, vous venez d’arriver dans le quartier ?
Je suis en visite pour quelques jours, dit Wenguang en avançant. À quelle heure arrive Zhu Menfei ?
Asseyez-vous là, fit l’employé en retournant une chaise, il ne va pas tarder. En visite ? Que faites-vous donc à New York ?
D’où êtes-vous ? demanda l’autre presque en même temps.
Vous êtes un parent de Zhu Menfei ? renchérit le premier. Vous avez un petit air de famille.
Nous, nous sommes frères, indiqua dans un grand sourire le second, comme si cela ne sautait pas aux yeux : les frères Hong. Lui c’est Jinlong, et moi Tianhong. Mais ici on nous appelle Johnny et Teddy – c’est plus yankee, éclata-t-il de rire.
Vous habitez en Chine ? continua le premier, c’est-à-dire Jinlong. Où ça ?
Wenguang soupira intérieurement. Encore des bavards. Ils étaient jeunes, presque des jumeaux, vingt-cinq ans tout au plus, pleins d’énergie juvénile qu’ils ne savaient manifestement pas canaliser. Il n’avait nulle envie d’expliquer à ces gamins qui il était, d’où il venait, pourquoi il avait fait le déplacement, etc. Il négligea la chaise que lui présentait avec empressement Jinlong – que Wenguang décida de surnommer in petto « Hong le premier », parce qu’il lui avait parlé en premier et que, de surcroît, il semblait peut-être un peu plus âgé que son frère.
Menfei est mon cousin, dit-il cependant.
Le vieux chien qui avait terminé la carcasse de canard pointa le museau par la porte entrouverte.
Vieux-Fang, qu’est-ce que tu veux encore ? cria Hong le second.
Tu as déjà eu deux oreilles de porc ce matin, allez, file, fit Hong le premier d’un geste de la main.
Et je t’ai vu avec une carcasse de canard tout à l’heure, alors ne la ramène pas ! Chien des quais ! Bâtard de ta mère ! poursuivit Hong le second, avec un petit rire affectueux.
Mais asseyez-vous donc, insista Hong le premier, il est… quelle heure est-il ?
Il fit un petit bond de côté pour inclure dans son champ de vision l’horloge murale qui, au-dessus du comptoir, représentait une cascade en mouvement sur fond vert tendre et un peu flou – une sorte de sous-David Hamilton, mais sans jeune fille pubère.
Onze heures trente, poursuivit Hong le premier, Zhu Menfei arrive dans un petit quart d’heure, un peu avant l’ouverture. C’est votre cousin, alors ? Vous êtes du pays de Shu, vous aussi ?
Wenguang s’assit enfin, assommé par ce flot de paroles. Il soupira et se frotta les yeux.
Euh… dites-moi… Il s’appelle vraiment Vieux-Fang ? fit-il en désignant le chien qui n’avait pas bougé, la tête dans l’embrasure de la porte.
C’était un bâtard assez haut et maigre, au poil clair, un peu jaune et inégalement distribué, avec quelques touffes éparses ici et là et deux ou trois plaques presque rases au niveau de l’arrière-train, la queue pelée, une tache noire sur l’œil, un regard doux et intelligent, les oreilles tombantes, la truffe frémissante. Il fixait l’intérieur sans oser entrer. Plus précisément, se disait Wenguang, c’est moi qu’il fixe ainsi de son regard mouillé.
Oh, lui ? Non, c’est un chien errant, fit Hong le premier en riant, il a toujours réussi à échapper à la fourrière, c’est le plus malin du quartier. C’est nous qui l’avons nommé Vieux-Fang.
Drôle de nom, fit Wenguang, pourquoi donc ?
Et pourquoi pas ? répondit Hong le second en souriant.
L’autre se mit à rire.
C’est que… la vérité est peut-être un peu difficile à expliquer…
Disons que c’est… comment dire ? Un peu ridicule, commenta Hong le second en riant à son tour.
Mais bon… fit Hong le premier, toujours avec un petit rire. Je vais vous le dire tout de même, allez.
Tu crois vraiment qu’on peut ? fit Hong le second d’un air exagérément sérieux.
Nouveaux rires.
Et à qui est-on supposé demander la permission ? Le patron n’est pas encore arrivé.
Ils rirent à nouveau, l’air gêné.
Oui, tu as raison. Vas-y, alors, raconte, conclut Hong le second en s’essuyant les yeux. Mais c’est vraiment ridicule, je vous préviens, ajouta-t-il à l’intention de Wenguang.
Enfin, ridicule… disons incongru.
Oui. Ou surprenant.
Ou même bizarre, si vous voulez.
Vous n’êtes pas obligé de le croire.
Enfin, ce qu’on va vous raconter, ça oui, vous pouvez le croire. Ce sont les faits. Mais ce que cela dit, ou indique…
Ou révèle…
De toute façon, c’est vous qui verrez, hein ?
Ils prirent chacun une chaise et s’assirent de part et d’autre de Wenguang, qui n’en pouvait mais. Le chien continuait à observer la scène.
Ce n’est pas possible, pensa Wenguang, un vrai duo de singes bavards. Ils vont accoucher, oui ou non ?
Mais il ne broncha pas, ne laissa aucun signe de lassitude ou de fatigue transparaître sur son visage impassible.
Mais attendez… vous allez la voir, d’ailleurs, quel jour sommes-nous ? s’exclama Hong le second, comme sous l’effet d’une soudaine révélation.
Ah oui, tiens, c’est vrai ! confirma Hong le premier. On est mardi, c’est le jour où elle vient déjeuner avec son fils et son mari.
Lui, il vient tous les jours ou presque, fit Hong le second en se penchant vers Wenguang.
Le mari, tu veux dire ? interrogea son frère.
Ben évidemment, le fils n’a pas cinq ans, qu’est-ce que tu veux qu’il vienne au restaurant tout seul ?
Nouveaux éclats de rire.
Oui, en fait elle vient le mardi parce qu’elle va chercher le petit à l’école à midi et l’emmène ensuite à son cours de piano pas très loin d’ici, dit Hong le premier sur le ton de la confidence.
Mais putain, qu’est-ce qu’ils racontent ? se demandait Wenguang qui avait l’impression de se trouver au milieu d’un court de tennis pendant un échange de balles à grande vitesse. Il faisait un effort pour ne pas tourner la tête de droite et de gauche à chacune des répliques des frères Hong.
Son mari, lui, travaille entre ici et Wall street.
Frederic, dit Hong le premier.
C’est son prénom, indiqua Hong le second, comme si cela ne coulait pas de source.
Frederic Chen, précisa Hong le premier. Chen, c’est son nom.
Il est représentant en matériel inf…
Représentant ? Tu plaisantes ! Il a pris du grade, il est chef de secteur, maintenant !
Ah bon ? J’ignorais…
Tu n’as pas remarqué comment il était sapé depuis un peu plus d’un an ?
Ben non, je n’ai pas fait attention…
La classe, je t’assure. Dans quelques années, il est directeur export ou quelque chose comme ça. Observe-le bien, tout à l’heure.
Ah bon ? Eh bien tant mieux pour lui, il est très gentil.
Oui, confirma Hong le premier, il laisse toujours plus de pourboire qu’il n’en faut.
Zhu Wenguang fournissait un effort colossal pour ne pas saisir à pleines mains les deux têtes qui jacassaient comme des poupées mécaniques dans chacune de ses oreilles et les faire s’entrechoquer devant lui en un bruit de coquille d’œuf brisée. La pensée qu’il pouvait le faire à tout instant le soulageait cependant quelque peu et l’aidait à supporter ce galimatias insensé.
Où en étais-je ? Ah oui, je disais qu’il était dans le matériel informatique, poursuivit Hong le second.
C’est lui qui a équipé le restaurant, fit Hong le premier d’un air pénétré.
Il s’y connaît bien, c’est un sacré pro.
Oui, surtout depuis que sa boîte a racheté l’autre, là, comment s’appelait-elle ?
Ils ont racheté une boîte ? Ah bon, je ne vois pas… Laquelle ?
Mais si, le magasin était dans Little Italy, à cinq rues d’ici…
Ah oui, c’est vrai : Computdata inc., quelque chose comme ça.
Oui, bon, en tout cas, il vous débrouille tout en un rien de temps, comme s’il fabriquait lui-même les logiciels et les machines, c’est vraiment impressionnant.
Wenguang transpirait un peu. Il se racla la gorge.
Et… le chien est à lui ? demanda-t-il, en espérant que les deux frères allaient ainsi pouvoir remonter le cours de leur discours sans cesse menacé de partir dans tous les sens et s’effilocher de digression en digression.
Le chien ? fit Hong le second, étonné. Quel chien ?
Vieux-Fang ? dit Hong le premier, qui avait apparemment un peu plus de suite dans les idées. Non, il n’est pas à lui, pensez donc, c’est un chien errant, on vous a dit : pas précisément son standing.
Si vous voyiez son appartement… fit Hong le second avec un clin d’œil.
Wenguang soupira, tourna la tête et perdit son regard dans un petit cadre doré représentant un étang vert agrémenté de deux cygnes et d’un parterre de tulipes rouge vif. La voix énamourée chantonnait à présent, aussi loin que Wenguang pût en juger, l’air principal du Palais de la longévité. Les deux autres parlaient quant à eux de l’appartement qu’occupaient les époux Chen dans Greenwich Village, à l’extrémité de Bank street, appartement dans lequel ils n’avaient jamais mis les pieds, mais dont ils avaient entendu parler par un de leurs cousins, Hong Jintao, qui y livrait parfois des pizzas les soirs de match de base-ball à la télé, et qui d’ailleurs avait reçu un imposant pourboire, preuve que les époux Chen étaient des gens très bien.
Soudain, comme propulsés par un ressort, les deux Hong se turent, se dressèrent et inclinèrent le buste.
Bonjour, patron Zhu, vous avez de la visite, firent-ils d’une seule voix et en montrant Wenguang du doigt.
Un assez gros homme, cigarette au bec, venait d’entrer après avoir d’un geste brusque chassé Vieux-Fang, qui s’était déplacé quelques mètres plus loin sur le même trottoir puis, pris de remords, avait traversé la rue pour s’asseoir à l’abri d’un renfoncement encombré de cartons vides en attente d’être emportés par la voirie, précisément face à la cantine Big Menfei.