C’est incroyable, dit Michele Chen, sincèrement impressionnée. Vous êtes vraiment Zhu Wenguang ? Zuo Luo le renard justicier, le libérateur des femmes séquestrées, c’est donc vous ?
Je n’en reviens pas, sourit Frederic Chen. Je pensais que vous étiez un personnage de fiction.
Ça alors, je ne te savais pas si célèbre, fit Menfei en se calant sur sa chaise.
Wenguang ne savait plus où se mettre. Les époux Chen le regardaient avec admiration, l’enfant Chen était bouche bée, son cousin Menfei semblait à la fois fier et gêné.
Peu de temps auparavant, après avoir salué le couple et les avoir installés à une table réservée au fond du restaurant, il était revenu s’asseoir face à Wenguang, juste devant le comptoir, et lui avait dit :
Ce sont de bons clients. Tu as vu comme ils sont élégants ? Lui, c’est Frederic Chen, il travaille dans l’informatique, il vient tous les jours.
Je sais, avait dit Wenguang. Et elle vient déjeuner ici le mardi avec leur fils, qu’elle emmène ensuite à sa leçon de piano.
Menfei avait jeté à son cousin un regard interrogateur et méfiant, par en dessous.
Tes deux comiques, là, avait répondu Wenguang en désignant les frères Hong, dont un se précipitait sur le couple Chen pour prendre la commande tandis que l’autre accueillait en faisant de grands gestes les autres clients, qui arrivaient en masse.
Ils ne sont pas très futés, je sais, avait admis Menfei en baissant la voix. Je les ai embauchés pour des raisons… affectives, disons. Je connaissais bien leur mère. Elle est morte voici deux ans.
Il y avait eu quelques secondes lourdes d’un silence pensif. Menfei avait les yeux dans le vide, ne se souciant aucunement des clients qui passaient la porte du restaurant sous le regard imperturbable de Vieux-Fang qui faisait le guet de l’autre côté de la rue.
Mais pourquoi t’ont-ils parlé des Chen ? s’était-il bien vite repris.
À cause du chien, avait négligemment répondu Wenguang.
Le clébard, c’est vrai, avait dit Menfei.
Et il avait alors indiqué à mi-voix à son cousin d’où venait ce nom de Vieux-Fang.
Très brève histoire de Michele Chen
et du chien Vieux-Fang, racontée par Zhu Menfei
à son cousin Zhu Wenguang, dit Zuo Luo
La femme de Frederic Chen, Michele, était une voyante assez réputée, qui un jour qu’elle déjeunait ici avec son mari et son fils James Edward, s’était arrêtée sur le pas de la porte d’entrée, les yeux fixés sur ce chien qui depuis des années vivait dans le quartier, ayant toujours réussi à déjouer les plans des services de la fourrière, se nourrissant des restes chipés ici et là dans les poubelles autour des restaurants, qui heureusement pour lui ne faisaient pas défaut dans le quartier. Frederic et le petit James Edward étaient venus s’asseoir sans plus se soucier de leur épouse et mère, et au regard interrogateur de Zhu Menfei sur sa femme, Frederic avait répliqué que cela lui arrivait parfois, elle était sans doute en conversation muette avec le chien, il ne fallait pas s’inquiéter, elle allait les rejoindre d’ici quelques minutes. Elle est medium, vous comprenez, s’était excusé Frederic, elle a accès à des réalités que nous ne voyons ni vous ni moi. Mais cela n’a aucune importance, je vous assure, ne vous inquiétez pas. Vous pouvez prendre la commande en attendant. Pendant ce temps, Michele Chen était figée sur le trottoir, face au chien qui lui non plus ne bougeait pas, chacun ayant les yeux muettement plongés dans le regard de l’autre. Les gens faisaient mine de ne pas les remarquer, ou les contournaient en examinant bizarrement ce tableau d’une femme jolie, élégante et richement vêtue figée face à un vieux chien miteux. Au bout de quelques minutes, Michele Chen était à son tour entrée dans le restaurant et avec un sourire gracieux s’était assise à la table de son mari et son fils comme si de rien n’était. Menfei était debout à côté d’eux, en train de noter sur son calepin « oreilles de porc marinées au concombre, raviolis au curcuma, pattes de canard gluantes ». Il m’a parlé de lui, avait-elle dit à son mari, sans prendre la peine de chuchoter, apparemment pas gênée du tout que Menfei entende ses propos. Qui t’a parlé de qui ? avait demandé Frederic. Le chien, avait insisté Michele, il m’a parlé de lui. Il y a une quinzaine d’années il s’appelait Fang Zhubei, on le surnommait Vieux-Fang, il vivait en Chine dans la ville de Deyang, tu connais ? Vaguement, avait dit Frederic, c’est vers le centre je crois. Et au nom de Deyang, Zhu Menfei troublé avait tendu l’oreille, il connaissait cette ville située non loin de son village d’enfance, où avait vécu son cousin Wenguang. Il faisait partie d’une triade, avait continué Michele, liée à l’une des plus importantes de Hong Kong, dont il a oublié le nom, depuis qu’il est chien pas mal de détails lui échappent, m’a-t-il dit, des souvenirs s’estompent, bref, il était un ancien membre de cette triade, un oncle, comme on dit, il avait pris sa retraite depuis longtemps, il en était soulagé d’ailleurs, m’a-t-il avoué, les nouvelles méthodes et les nouvelles générations ne lui convenaient pas vraiment, trop cyniques et brutales, a-t-il précisé, tous des junkies déboussolés hyper-violents pour qui le sens de l’honneur n’est plus qu’une calebasse vide de sens, a-t-il ajouté, il était donc à la retraite depuis plusieurs années, et il est mort chez lui près de sa femme et sa fille, à quatre-vingts ans ou presque, et le voilà aujourd’hui chien new-yorkais, il ne comprend pas pourquoi, il se dit que quelque chose a dû foirer quelque part, pourtant à Deyang il a toujours été réglo, pas tire-au-flanc, sans entourloupes pendant toute sa carrière, franc du collier, il n’a jamais balancé personne, a toujours cherché à protéger les plus faibles contre les abus de pouvoir des uns et des autres, il respectait les lois du milieu, voilà tout, mais avec un réel sens de l’honneur et de la droiture, bref, il ne comprend pas pourquoi il se retrouve ici aujourd’hui, il se dit qu’il a dû mal agir sans même s’en rendre compte, et il cherche à présent un moyen de se racheter de ses péchés dans cette vie-là. Menfei avait écouté stupéfait ce tissu d’absurdités, s’était évidemment abstenu de les commenter auprès des Chen, puis avait tout raconté à ses employés, qui avaient d’un commun accord affublé le vieux chien jaune et pelé du nom de Vieux-Fang.
Lorsque son cousin eut terminé, Wenguang se gratta la tête en signe d’intense perplexité. À vrai dire, il ne savait que penser de toutes ces fariboles. Certes, cela prêtait plutôt à sourire, mais il restait qu’il était le seul ici à savoir que ce que racontait Michele Chen avait un fond de vérité, que Vieux-Fang avait bien été celui qu’elle disait qu’il avait été : un vieux membre des triades qui résidait dans sa petite ville de Deyang. Plus étonnant encore, ce Vieux-Fang, qu’il avait rencontré un quart de siècle plus tôt, était assez étroitement lié à la raison de son voyage à New York. En ce qui concernait cette abracadabrante histoire de réincarnation, il y avait bien entendu la morphologie du chien, long et efflanqué, qui jurait avec celle de l’humain Vieux-Fang, quant à lui plutôt petit et rond, se disait Wenguang, mais cela ne pouvait suffire à invalider la teneur des propos de Michele Chen qui demeuraient, quelles que soient la méfiance et l’incrédulité naturelles de Wenguang, extrêmement troublants.
C’est amusant, non ? avait demandé Menfei. Ridicule, mais amusant. Mais enfin, avait-il très vite ajouté en chuchotant de crainte que les époux Chen assis à deux tables d’eux ne l’entendent, précaution parfaitement inutile vu qu’entre-temps une vingtaine de clients s’étaient assis, emplissant la salle d’un intense brouhaha, ce sont de bons clients, très polis et généreux, et puis gentils comme tout. Bon, elle, elle est un peu bizarre, mais tout à fait charmante.
Amusant, amusant… je ne sais pas, répondit Wenguang. Il y avait bel et bien un Vieux-Fang à Deyang.
Et Menfei stupéfait n’avait su que rétorquer à cela. Il avait fait un signe de la main, Hong le premier avait accouru, et il avait passé commande de bœuf à la sauce aigre-douce, de nouilles d’orge au soja, et de groin de porc au caramel.
Les deux cousins n’avaient plus échangé un mot pendant qu’ils absorbaient bruyamment le contenu de leurs bols et assiettes, juste au-dessous d’un paysage vert fluo de montagnes environnées de cascades. Wenguang avait simplement demandé à Menfei de bien vouloir le présenter au couple Chen une fois qu’ils auraient terminé de déjeuner, afin d’éclaircir quelque peu, avait-il dit, cette histoire de chien qui l’intéressait beaucoup. Menfei toujours discret n’avait pas demandé pourquoi. Wenguang caressait en outre, mais ne l’avait pas dit à son cousin, le secret espoir que grâce à ses dons de voyante, Michele Chen pourrait peut-être lui révéler où il pourrait trouver Jia Zheng.