Je vais partir, dit Zuo Luo.
Tous deux étaient installés une bière à la main dans le sofa crevé que Wenguang avait récupéré chez sa sœur quelques semaines auparavant. Dehors, le ciel se chargeait de nuages sombres. L’ombre gagnait. Le tonnerre approchait. Les gouttes de soleil n’éclaboussaient plus le goudron, ni les carrosseries des voitures, ni les rues rectilignes et sans mystère, ni les réverbères tordus, ni les vitrines regorgeant de babioles diverses, bouddhas de plastique ou appareils électroménagers, obligeant les passants à cligner parfois des yeux pour ne pas être éblouis. Le monde perdait de sa superbe mais gagnait en épaisseur. Les étals se couvraient de tissus monotones, les ruelles indiquaient à présent de sombres itinéraires, l’air était humide et pailleté, une brise rafraîchissante venait de se lever, et les chats eux-mêmes cessaient de se vautrer sur le capot des voitures pour regagner de leur démarche lente et chaloupée les antres qu’ils affectionnaient.
Trois semaines avaient passé depuis l’affaire Li Xuechen. Wenguang l’avait ramenée chez ses parents, dans un village au nord-est de Guangzhou. Sa mère perdait la tête et se confondait en remerciements mêlés de petits rires hystériques, croyant qu’il s’agissait de sa sœur, morte depuis trente ans. Son père, un ancien charbonnier, unijambiste depuis qu’il s’était endormi ivre, deux ans auparavant, sur la voie de chemin de fer, marmonnait qu’il ne fallait pas, que Zuo Luo était trop bon, que d’ailleurs il avait souvent entendu parler de lui, qu’il était une célébrité jusque dans les campagnes les plus misérables, non, surtout dans les campagnes les plus misérables, puisque c’était précisément là que l’on trouvait le plus de jeunes filles à acheter et marier, oui, il le connaissait bien, Zuo Luo le renard justicier, Zorro, Zuolo, le libérateur des femmes mariées de force et maltraitées, ah, quel crime avaient-ils commis en se laissant embobiner par ce beau parleur qui avait aligné les billets, ils étaient bien coupables, merci merci honorable Zuo Luo, mais il disait tout cela les yeux collés au sol, et un rien de fausseté dans la démarche et le regard, mêlé à une ruse toute paysanne, inspirait moyennement confiance à Wenguang, qui discrètement suggéra à Xuechen de ne pas rester plus de vingt-quatre heures ici sans quoi son mari rappliquerait et la récupérerait à nouveau, car ses parents, estimait Wenguang, n’étaient certainement pas pour rien dans le retour de Xuechen chez lui après sa première évasion, c’étaient probablement eux, enfin, son père, car la mère n’était pas en état de dire ou penser quoi que ce fût d’ordonné, c’était probablement lui, son père, qui l’avait dénoncée sitôt qu’elle avait posé le pied chez eux, et le mari n’avait rien eu à craindre de la part de la famille, aucune réticence comme on en voyait pourtant fréquemment dans ces cas de jeunes filles vendues, mariées, maltraitées puis enfuies, dont les parents accablés de remords recevaient fort mal le mari qui s’estimait floué, ce qui d’un strict point de vue économique était exact – « je l’ai achetée, elle est à moi » –, l’enjoignant de repartir sans mot dire, appelant des voisins à la rescousse s’il le fallait, le menaçant, le molestant parfois, non, rien de tout cela n’attendait le mari qui n’avait eu qu’à se présenter devant le charbonnier unijambiste et la folle qui le prenait pour un de ses beaux-frères mort quarante ans plus tôt pour que lui fût restituée la timide Li Xuechen, et si elle ne voulait pas que se reproduisît le même scénario, estimait Wenguang, il fallait qu’après l’explication qu’elle entendait obtenir de ses parents, enfin, de son père, elle s’enfuît ailleurs, et à tout cela Xuechen approuvait de la tête tandis que sa mère lui caressait les joues en pleurant et l’appelant « ma petite Ping », du nom de la sœur morte trente ans plus tôt, que son père farfouillait dans un meuble noir de fumée, de crasse ou de suie pour en extirper un alcool de pomme de terre ou de riz, et qu’à l’extérieur une dizaine de voisins impassibles et curieux observaient la scène à bonne distance.
Oh ? fit Bec-de-canard, qui préférait laisser Wenguang continuer, même s’il n’en était pas moins éberlué.
Ouais, dit Wenguang.
Il but une gorgée de bière et rota discrètement.
Bon, conclut Bec-de-canard.
Puis, après quelques secondes de silence rythmées uniquement par les bruits de déglutition :
Tu pars. Mais tu pars tout le temps ici ou là, alors qu’est-ce que ça change ?
Là c’est un peu différent, dit Wenguang.
Ah bon. Et tu pars combien de temps ?
Sais pas, dit Wenguang. Disons une semaine.
La conversation s’animait un peu.
Retrouver ton amie d’enfance ? Celle à laquelle tu pensais avant de tabasser le voisin de Chambre-des…
Il pouffa.
Enfin, le voisin qui a porté plainte ?
Leyun ? fit Wenguang en reposant la bouteille vide. Non, elle, je l’ai retrouvée. Ce n’était pas difficile, elle habite à Guangzhou et n’a pas changé de nom. Elle est vendeuse dans un grand magasin. Elle ne m’a pas reconnu.
Et tu ne lui as rien dit ?
Wenguang haussa les épaules.
Lui dire quoi ? « Tu te souviens de moi ? Nous habitions à côté, j’avais treize ans et toi dix, je te trouvais très jolie » ? C’est un peu con.
Elle est toujours jolie ? fit Bec-de-canard en souriant.
Assez, oui. En tout cas elle a moins changé que moi. Je l’aurais reconnue si je n’avais pas su que c’était elle.
Un camion passa au pied de l’immeuble et fit trembler les fenêtres. Ensuite le silence à nouveau s’installa. Un silence qui dura trois bonnes minutes, pendant lesquelles passèrent dans la rue cinq voitures, un groupe de jeunes gens volubiles et deux motos. Bec-de-canard était loin d’avoir la prodigieuse capacité de Wenguang à supporter le silence, voire à l’entretenir, surtout lorsqu’une question non formulée demeurait sans réponse. Aussi ce fut lui qui, une fois de plus, le rompit.
Et tu pars où ?
Wenguang se leva, se dirigea vers le lecteur CD, y inséra un disque de Holt Költök Társasága,
De qui ? demanda Bec-de-canard
Holt Költök Társasága.
Et qu’est-ce que ça veut dire ?
Sais pas. C’est un groupe de rock, et vint se rasseoir puissamment sur le sofa qui n’en pouvait mais.
Leszállt az este
Leszállt egy angya
Ilgaz hogy bukott
Ezért tapasztalt
Drôle de langue, qu’est-ce que c’est ? fit Bec-de-canard.
Du hongrois, répondit Wenguang.
Azóta ott ül
Az emberek vállán
Fülübke súgla
Ami kijön a száján
Ami kijön a száján
Hum. C’est bizarre. Ça ne ressemble à rien.
Si on veut, convint Wenguang. Un peu comme le bouriate.
Nouveau silence, légèrement pincé du côté de Bec-de-canard.
Moi je trouve que c’est une jolie langue, reprit Wenguang en se resservant une bière.
Admettons, dit Bec-de-canard. On dirait du mongol.
Wenguang secoua la tête.
Pas du tout.
Si, j’ai connu un groupe mongol, Ice top & BX, ça ressemblait un peu à ça.
Et il se mit à fredonner, en hésitant quelque peu :
Gunduuhan yavaa negne
Tushehed belen bid bayna shuu dee
Arrête, dit Wenguang, ça n’a strictement rien à voir. Tu n’as pas d’oreille. Tu n’as jamais eu d’oreille.
Bec-de-canard n’insista pas et se resservit lui aussi une bière.
C’est là-bas que tu pars ? demanda-t-il. En Hongrie ? Où est-ce, la Hongrie ?
La pluie commençait à tomber. Wenguang prit sa respiration, comme s’il avait à se délester d’un poids particulièrement encombrant. Parler n’était d’une manière générale pas son fort. Expliquer, encore moins. Et surtout, il détestait raconter. Les mots et les phrases se pressaient en lui de manière désordonnée, dissimulant les idées et la teneur du propos. Comme des prisonniers maugréant dans une aube glaciale en attendant l’appel, ils étaient entassés en une masse indistincte, rétifs et bougons, et n’avaient qu’une hâte : s’enfuir le plus vite possible, regagner le paisible anonymat des pensées non formulées. Son élocution, si rapide fût-elle, ne pourrait jamais l’être suffisamment. Il rêvait sans le savoir d’une langue qui pût en une phrase simple et rapide contenir toutes les nuances de ce qu’il avait à dire, présenter simultanément toutes les péripéties qu’il avait à raconter. La langue chinoise, pas plus que les autres, ne recelant en elle cette possibilité, il préférait généralement se taire, ou procéder par monosyllabes, s’autorisant simplement de très brefs discours s’il ne pouvait faire autrement – la seule exception résidant dans les situations particulières et délicates que sont certains combats par exemple, où il arrivait parfois que ses nerfs prissent le dessus, et qu’il se mît alors à parler à toute vitesse, le plus souvent d’ailleurs pour ne rien dire de bien construit.
Cependant, s’il avait demandé à Bec-de-canard de passer chez lui, c’était bien pour lui exposer les raisons de son voyage, afin qu’il y ait au moins une personne, par surcroît une personne au bras long dans les milieux des indics, des policiers et des voyous, une personne influente malgré son peu d’assurance sur bien des points dès lors qu’elle se trouvait face à lui, une personne de confiance malgré la rudesse avec laquelle il la traitait souvent, qui fût au courant et sût approximativement où il se trouvait.
Non, dit-il soudain, je ne pars pas en Hongrie. Mais tu as raison, concéda-t-il, la langue hongroise a quelque chose à voir là-dedans. C’est en Europe.
Tu pars en Europe ?
Non, bougre d’imbécile, je ne pars pas en Europe, grogna Wenguang. Mais la Hongrie, c’est en Europe. Si tu connaissais de la géographie autre chose que la ligne de chemin de fer Bouriatie-Guangdong, tu le saurais.
C’est déjà pas si mal, bougonna Bec-de-canard en observant le fond de son verre.
Wenguang termina le sien et bascula la tête en arrière pour ne pas gaspiller les dernières gouttes. Puis il s’essuya la bouche et se mit, d’assez mauvaise grâce, à raconter.