Plusieurs années auparavant, avant qu’il ne consacrât sa vie à venir en aide à de malheureuses jeunes femmes vendues et mariées de force, qu’il n’écumât le canton de Zhongjiang, dans la province du Sichuan, d’où il était originaire, ainsi que les provinces du Shanxi, autour de Taiyuan, et du Shaanxi, autour des monts Huashan, le sud-ouest du Hebei, le Hunan et les alentours de Guangzhou, Wenguang était vigile dans un magasin de prêt-à-porter de Deyang, dans le sud-est du Sichuan. Il avait grandi dans un village de montagne, au centre de l’ancien royaume de Shu, dans une région si nuageuse et pluvieuse qu’afin de souligner le peu d’habitude qu’avaient les habitants du soleil, sinon l’incongruité de sa présence et l’étonnement qu’elle suscitait, on citait souvent ce vieux proverbe : « Au pays de Shu le chien aboie quand le soleil apparaît. » Sans doute, au cours d’une enfance où les journées étaient longues passées à regarder la pluie tomber tandis que les femmes travaillaient au logis et que les hommes, lorsqu’ils ne pouvaient aller aux champs, s’enivraient de liqueur de sorgho Jiannanchun, développa-t-il son goût du silence et de la méditation. Peut-être aussi la mort accidentelle de son frère aîné, tombé dans un puits alors que lui-même n’avait que sept ans, l’avait-elle définitivement muré dans une forteresse de silence et de repli forcené. Il ne parlait presque jamais, ni ne témoignait de quelque affection ou sentiment que ce fût, sauf à l’attention de son cousin Zhu Menfei, compagnon de jeux qui avait le même âge que lui, mais qui déménagea l’année de leurs dix ans, et qu’il ne revit qu’occasionnellement par la suite. Sauf aussi à la jeune Zhang Leyun, son amour de prime jeunesse, qui quitta le village peu après que sa famille eut été exécutée par quelques paysans en colère pendant la période de la Révolution culturelle – à l’instigation de la commune populaire locale qui, débordée par les actions révolutionnaires à mener, avait en quelques sorte décentralisé le pouvoir d’exécuter les éléments contre-révolutionnaires des campagnes, propriétaires, paysans riches et parfois même « moyen-pauvres ». L’école ne lui valait rien. Le travail des champs l’ennuyait. Sa mère pleurnichait et son père buvait. Les deux le battaient. La vie était intenable. Il quitta le village à dix-sept ans, alla s’établir chez une tante célibataire à Deyang, vécut de boulots plus ou moins nets, fréquenta les petits malfrats du coin, se forma au combat de rues, et trouva ce poste de vigile dans le magasin Paris-Beijing que tenait un Coréen, ami et occasionnellement amant de sa tante. C’est là qu’il rencontra Yang Ferenczi Cuicui.
Cuicui avait subtilisé et caché dans son soutien-gorge une paire de bas pur nylon, couleur chair, d’une valeur de 20 yuans. Wenguang l’alpagua discrètement avant qu’elle ne franchît la porte, et lui demanda de le suivre. Dans le bureau qui lui était attribué, pièce minuscule aux murs jaunâtres où pendouillait une ampoule nue, Wenguang désigna d’un geste las une maigre chaise, et la jeune fille s’assit. Aussitôt elle s’effondra, fondit en larmes, retira d’entre ses seins la paire de bas, et la posa sur le bureau derrière lequel il était en train de s’asseoir, impassible mais intérieurement troublé, se disant que c’était peut-être la première fois de sa vie qu’il se trouvait seul face à une jeune femme – si l’on voulait bien excepter les visites régulières chez les prostituées du coin, dont certaines au demeurant n’étaient plus si jeunes.
Histoire encore plus ancienne
de Yang Ferenczi Cuicui
Yang Ferenczi Cuicui était née à Budapest d’un père Chinois et d’une mère Hongroise – c’est ce qu’entre deux sanglots elle raconta à Zhu Wenguang un peu plus tard dans le bouiboui où il l’avait emmenée et dont ils étaient les seuls clients, elle la tête penchée sur un bol de soupe de riz agrémentée de pattes de canard, lui silencieux et maladroit, ayant un peu de mal à admettre que les larmes de Cuicui l’avaient ému, et qu’il ne se sentait pas la force de signaler à la police locale, pour une paire de collants couleur chair, une aussi jolie, touchante et, semblait-il, fragile jeune fille. Sa mère était traductrice, qui pendant des années s’était attelée à la version hongroise du Rêve dans le pavillon rouge et de Au bord de l’eau, tâche gigantesque à laquelle son époux, jadis écrivain et poète, avait parfois été d’un précieux secours. Mais bien qu’on lui confiât ce genre de traduction littéraire, sa mère, cataloguée comme ennemie du régime depuis les événements de 1956 auxquels elle avait activement pris part, se voyait refuser les emplois administratifs auxquels elle pouvait prétendre (elle était auparavant professeur de littérature chinoise à l’Université). Son père quant à lui travaillait peu, écrivait encore moins, et buvait beaucoup. Bref, la famille vivait d’expédients. À la mort de la mère des suites d’un cancer, le père ne disposait que de très maigres ressources, qu’il dépensait essentiellement en slivovice et vodka. L’éventualité d’un travail régulier devenait chaque jour plus improbable. De plus, les grands-parents maternels de Cuicui étant depuis longtemps décédés, il n’y avait rien à attendre de ce côté-là. Cuicui et son père vécurent encore quelque temps à Budapest, jusqu’à ce que, la situation empirant de jour en jour, le père, apprenant que son dernier oncle venait de mourir à Deyang en leur laissant, à son frère et lui, quelques biens dont un petit appartement, décidât de revenir en Chine. Ils quittèrent donc Budapest pour venir s’établir à Deyang, dans le minuscule logement qu’avait bien voulu lui abandonner son frère aîné Yang Zhufei, avocat à Guangzhou, qui agissait ainsi moins par compassion envers un cadet qu’il avait toujours ignoré que par crainte de voir ce dernier réclamer une part plus substantielle de l’héritage, à laquelle il aurait pourtant pu très légalement prétendre. Heureusement pour l’avocat cantonais, son frère ne réclama rien, s’estimant déjà heureux de pouvoir bénéficier d’un logement à bon compte. Il n’écrivait plus une ligne depuis bien longtemps, vivait de petits boulots mystérieux qui l’occupaient surtout la nuit et dont il buvait la majeure partie des émoluments. Après quelques années de misère et d’ivrognerie que Cuicui vécut dans un sentiment de honte perpétuelle, il décida de se débarrasser de sa fille en la mariant, avec ou sans son consentement. Un yakusa supposément repenti du nom de Tanaka Daijiro, qui s’était établi en Chine depuis qu’un contrat avait été déposé sur lui au Japon, et que son père avait probablement rencontré dans une de ses mystérieuses occupations nocturnes et faiblement rémunérées, fit l’affaire. Il épousa Cuicui alors que celle-ci avait seize ans. C’était trois ans auparavant.
Ce mariage aurait pu arranger bien des choses, dit Cuicui à Wenguang, en avalant à grand bruit la soupe de riz. Au départ, elle n’y était pas foncièrement hostile : bien qu’il fût quadragénaire, Daijiro n’était pas laid, et la perspective de fuir l’ivrognerie et l’indifférence de son père l’attirait plutôt. Malheureusement Daijiro se révéla assez vite être un garçon violent, qui la battait souvent – violent, jaloux, et incroyablement vieux jeu. Par exemple elle n’avait pas le droit de fumer, ni de sortir seule dans la rue. Ni de parler à quiconque sans l’autorisation de son mari. Ni de sourire à des inconnus. Ni de lire des romans « qui corrompent l’âme des femmes », disait Daijiro, ni même de porter des collants, fit-elle en souriant timidement à Wenguang. Mais ce jour-là, poursuivit-elle, elle avait décidé de braver quelques-uns de ces interdits. Elle avait fumé une cigarette, subtilisée la veille du paquet de Daijiro. Elle était sortie seule, profitant du fait que Daijiro était quelque part en train de parier sur des courses de chiens ou des combats de coqs. Elle était entrée dans ce magasin, et vu de jolis collants couleur chair, qu’elle n’avait pas la possibilité de se payer, étant donné qu’elle n’avait pas le moindre yuan à dépenser. Prise d’une soudaine audace, ou folie, elle avait donc décidé de les subtiliser. Malheureusement pour elle, Wenguang l’avait vue. Malheureusement, ou heureusement, ajouta-t-elle en reniflant et souriant un peu, car de toute façon elle n’aurait jamais pu les porter – « jamais », insista-t-elle en secouant doucement la tête, et se resservant de pattes de canard. Et Zhu Wenguang, troublé, estima que le geste qu’elle venait de faire était particulièrement gracieux.