Il n’y avait pas de serrure. La porte en métal rouillé s’ouvrit en grinçant un peu, mais à peine. Le cœur de la nuit frémissait de chaleur. Quelques passants arpentaient les trottoirs, mais sans remarquer Zhu Wenguang, ou sans donner l’impression qu’ils l’avaient remarqué, quand ce n’était pas sans même donner l’impression qu’ils auraient pu le remarquer s’ils l’avaient voulu. Chacun se foutait royalement de ce que faisait l’autre. On n’était pas dans une ruelle mal éclairée de Guangzhou ou Deyang, un de ces lieux ménageant de vastes poches de totale obscurité où furtivement les ombres se faufilaient, toujours susceptibles d’alerter d’éventuels observateurs, mais au cœur de Manhattan, où la lumière était omniprésente derrière l’obscurité fragile de la nuit, et où il était par voie de conséquence plus difficile de se dissimuler complètement. Un peu plus loin, Canal street était chargée par intermittence de voix indistinctes, de grondements de moteurs en tout genre et de sirènes de police. Le bruit parvenait parfaitement jusque dans ces ruelles défraîchies, flanquées de bâtiments aux façades toutes identiques ou presque, briques rouge sale et escaliers extérieurs, construits à la va-vite au début du vingtième siècle. Un bruit assourdi, pourtant, qui ne couvrait pas vraiment le tiédasse magma musical qui provenait du night-club Asian Beauty situé quelques mètres plus loin, dont les lumières rouge vif éclairaient par intermittence le trottoir et un pan du bâtiment d’en face. Le léger bruit de la porte interrompit l’activité d’un chat juché sur un amas de sacs poubelle éventrés, dans une petite cour grise à quelques mètres de là. Il vit l’homme debout devant la porte, le fixa un moment, puis, convaincu qu’il n’y avait là aucune menace à court terme, reprit son travail de fouille minutieuse.

Zhu Wenguang eut l’impression d’avoir déjà plus ou moins vécu cette scène, mais comme il ne savait où ni quand, il décida de ne pas s’attarder sur cette sensation, somme toute assez commune. Car Zhu Wenguang était en action à présent. Zhu Wenguang, même loin de ses champs d’action habituels, était redevenu Zuo Luo, ou Zorro, le renard justicier, et son être tout entier était tendu vers le but à accomplir. Les pas de Zhu Wenguang étaient silencieux. Le corps de Zhu Wenguang était prêt à en découdre. Les yeux de Zhu Wenguang étaient à l’affût de tout remuement d’air, de tout mouvement, imprévus. Les oreilles de Zhu Wenguang étaient aux aguets, mais il n’entendait que le bruit strident des véhicules de police très loin sur Broadway, les basses assourdies provenant du night-club Asian Beauty, et des bruits de télé quelque part, probablement au troisième étage de l’immeuble où il s’apprêtait à pénétrer. Un peu plus loin on entendait en sourdine un air traditionnel de la Chine du Nord, L’Amour de la rivière Wei.

Quelques heures plus tôt, aux trousses de Vieux-Fang qui de temps en temps se retournait pour s’assurer qu’il n’avait pas semé son poursuivant, il se disait qu’à tout prendre, et tant qu’à être ici à New York, il serait peut-être intéressant après tout de faire un peu de tourisme, visiter l’Empire State et Ground Zero, le pont de Brooklyn et Central Park, tous les lieux obligés du voyageur pressé avide de vérifier que ce que lui montraient à longueur d’année actualités, téléfilms et séries B, A ou Z, correspondait à une réalité objective. Mais il verrait cela plus tard. Demain peut-être, ou après-demain, se disait-il, tout dépendrait du temps qu’il mettrait à retrouver la trace de Jia Zheng – ce qui semblait être sur la bonne voie, à en juger par l’espèce de tranquille certitude de Michele Chen quant à cette invraisemblable histoire de chien réincarné, et par l’attitude de ce même chien qui effectivement le précédait, s’assurant qu’il le suivait partout, l’emmenant bel et bien quelque part, c’était indéniable, mais où, rien ne disait après tout que cette histoire ait un quelconque sens, peut-être le clébard fuyait-il simplement devant lui, sans but précis, se retournant non pour s’assurer qu’il était suivi mais en espérant ne plus l’être, son grand âge et sa faible constitution lui interdisant de courir et filer à travers rues et ruelles encombrées de passants, marchands et touristes afin de semer son poursuivant. Chinatown grouillait de monde, le soleil éclaboussait les ruelles, les ombres n’abritaient nul mystère, les voix étaient criardes, et Zuo Luo n’aimait pas trop ça, préférant œuvrer dans la solitude et la nuit. Mais ce n’était là qu’une approche, se disait-il, il faudrait agir plus tard. Le chien s’était immobilisé devant une porte en vieux métal grisâtre, haletant, langue pendante et regard mouillé, Zhu Wenguang avait noté l’adresse, vérifié sur un plan, noté la présence dans cette même rue d’un night-club Asian Beauty fermé à cette heure, tapoté le crâne du chien en se demandant s’il fallait lui parler ou pas, le remercier ou pas, quelques barrières avaient chuté en lui, il était prêt à admettre qu’il s’agissait bel et bien de ce Vieux-Fang croisé voici vingt-cinq ans à Deyang sous une autre forme, mais il n’avait rien dit, avait simplement caressé la tête du chien, qui était parti s’allonger à l’ombre dans une sorte de petite cour à quelques mètres de là, sans paraître songer davantage à lui ni à quoi que ce soit d’autre, fermant les yeux et, avait jugé Wenguang, s’endormant en trente secondes environ. Zuo Luo quant à lui s’était installé à la table d’une brasserie un peu plus loin, avait posé une ou deux questions en cantonais puis en mandarin à un serveur manifestement chinois mais uniquement anglophone, puis à un autre qui balbutiait quelques mots de cantonais, c’est normal, on est ici à la limite de Chinatown, s’était-il dit, échafaudant une absurde théorie selon laquelle les populations du quartier parlaient de moins en moins chinois à proportion de leur éloignement de son centre, et le jeune serveur amène et très courtois, très américanisé, s’était dit Wenguang, lui avait dit que oui, un nommé Jia Zheng vivait bien dans le quartier, un vieil homme assez fragile, souvent titubant, alcoolique sans doute, ou plus probablement gavé d’opium. Zhu Wenguang avait alors commandé une bière en décidant de revenir ici à la nuit, n’imaginant certes pas que la rue serait déserte, mais certainement moins fréquentée, et au demeurant de telles précautions n’étaient peut-être pas même nécessaires, vu qu’il ne s’agissait pas là de libérer clandestinement une jeune femme maltraitée mais de poser quelques questions à un vieux Chinois opiomane. Mais c’est ainsi, aurait conclu un observateur extérieur, ou un quelconque narrateur : on ne se refait pas.