La cour était balayée du matin, ce qui n’empêchait pas la poussière d’y voler en petits tourbillons. Je n’existe pas, pensait Yôko en les contemplant muettement. Le vent était chaud. Le ciel était vaste et lumineux. La porte de la cour donnait sur un sentier bordé d’herbes hautes qui reliait l’arrière des maisonnettes toutes identiques, où le chat avait vécu l’essentiel de sa vie de chat, à l’abri des regards. Au loin, la mer d’Okhotsk, plate et grise. Yôko aimait cet arrière-monde dont personne jamais ne prenait vraiment soin, ces encastrements de jardinets, de carrés de verdure qui parfois se fendaient d’une sorte de minuscule allée, ces vieilles cours encombrées de cageots, pots vides, vélos, tout un monde domestique et chiche qui grouillait de vie, mais d’une vie cachée, désordonnée, familière et riche. Elle observa le vieux chien qui somnolait au soleil. Sa truffe frémissait. Peut-être sentait-il l’odeur, que lui révélait à présent la relative chaleur du soleil.

Lorsque l’homme apparut au bout de l’allée, Yôko pensa qu’il était égaré, qu’il cherchait une adresse quelconque. Lorsqu’elle le vit avancer vers elle sans jeter le moindre regard sur les autres arrière-cours et jardinets, elle supposa qu’il venait voir sa belle-mère et se demanda pourquoi il ne passait pas par la rue et l’entrée principale de la maison. Il avançait comme s’il savait précisément où il allait, pas comme un qui hésite. Posément, lentement. C’était un homme fort, massif, un qui ne doutait pas. Il était vêtu d’un pantalon de toile beige, d’une chemise d’un blanc douteux, et d’un blouson à bon marché. Mais cela, Yôko ne se le dit pas vraiment, car elle se moquait bien des habits que portait tel ou tel. Elle engrangeait simplement les informations suivantes : homme, massif, lent, austère, sans souci de sa mise, fort d’une certitude intérieure, dont l’humour et la légèreté ne devaient pas être la caractéristique première. Et même cela, elle ne se le dit pas en ces termes. Elle le comprit instantanément, sans qu’il lui soit utile de le formuler.

Il s’approcha d’elle et la fixa par-dessus la haie, sans amabilité, ni méfiance, ni agressivité, ni arrogance, sans rien. Elle lui rendit un regard identiquement vide. Au-dessus de lui, les nuages couraient sur un ciel métallique. Un goéland passa et lâcha une fiente qui atterrit sur le toit de la maison d’à côté. Le vieux chien s’éveilla, mais ne se soucia pas du nouvel arrivant. Il se leva péniblement, et se mit à fouiller la terre, à la recherche d’un os, pensa sans grande originalité Wenguang qui, sans quitter la fillette des yeux, percevait les mouvements du chien à l’extrémité gauche de son champ de vision. La fillette, elle, sembla hésiter, puis détourna son regard du type austère et massif, se précipita sur le chien (légère comme une feuille de frêne, pensa Wenguang, gracieuse comme un envol de fauvette), lui parla doucement à l’oreille, et le tira par le collier. De mauvaise grâce l’animal s’éloigna du tas de poils souillé de sang qu’il venait de déterrer. Wenguang discerna une oreille, un museau et les contours vaguement écrabouillés d’une tête de chat. L’attitude de la fillette, la gêne sans nul dégoût ni tristesse qu’il crut soudain percevoir dans son regard, lui firent comprendre que le chat n’était pas mort de mort naturelle, ni écrasé par une voiture.

Pourquoi ? lui demanda-t-il simplement, et surtout parce que son vocabulaire de japonais, acquis récemment à force de cours du soir, n’excédait pas quarante mots.

La fillette baissa les yeux, attacha le vieux chien à l’autre bout du jardinet, recouvrit le cadavre de terre et posa dessus une pierre plate, sur laquelle elle installa une bassine bleue et un canard en plastique jaune.

Il n’existait pas non plus, dit-elle sans regarder Wenguang.

Puis elle leva la tête et le fixa de ce même regard sans la moindre agressivité, ni la moindre aménité. Wenguang lui rendit à peu près le même. Le chien les regardait tous deux et ne comprenait rien. Il jugea plus sage de se rendormir un peu.

Non plus ? fit Wenguang après s’être raclé la gorge.

Pas plus que l’oiseau. Ou que moi.

Cette conversation déroutait quelque peu Wenguang, qui n’avait toujours pas révélé l’objet de sa visite. Du reste, personne ne le lui avait demandé.

Et lui ? indiqua-t-il d’un mouvement du menton vers le chien.

Lui c’est différent. Il est très vieux. La vie l’a déjà quitté. Mais il ne le sait pas encore. Pas besoin de l’aider.

Et tes parents ? continua Wenguang.

La fillette revint se poster face à lui, de l’autre côté de la petite haie.

Pour eux, c’est compliqué, dit-elle simplement. Je ne sais pas très bien.

Et moi ? demanda encore Wenguang.

La fillette hésita, regarda le bout de ses chaussures, tourna la tête sur sa droite vers la mer grise au fond, vit une mouette plonger à pic, respira le vent froid qui s’engouffrait entre les allées de jardinets, et dit, sans regarder Wenguang, comme à regret :

Pour vous, je n’ai pas de marteau assez gros.

Wenguang ne répondit rien. Il tentait de se figurer ce que pouvait être la vie de cette fillette. Cela prit bien une minute ou deux, au cours desquelles le vent siffla un peu à ses oreilles, une mouette cria, et le chien se rendormit doucement. La fillette quant à elle ne bougeait pas, restait plantée devant Wenguang, tantôt le regardant, tantôt fixant le bout de l’allée et la mer grise tout au fond. Lorsqu’il imagina avoir reconstitué à peu près correctement les dernières heures qu’avait vécues la fillette, il estima qu’elle n’avait probablement pas une vie de tout repos. Il se dit aussi que celle de ses animaux avait dû être encore plus pénible, surtout vers la fin. Quant à ses parents, c’était précisément ce qu’il était venu vérifier. Ou infléchir.

Ou provoquer.

Je dois voir ton père, dit-il.

Yôko eut l’air sincèrement étonnée, mais n’abandonna pas pour autant le ton neutre et monocorde qu’elle avait adopté depuis le début de la conversation. Si on peut appeler cela une conversation.

Vous voulez dire ma belle-mère.

Non, ton père.

Personne ne veut jamais voir mon père, fit Yôko, sur un ton toujours aussi neutre.

Eh bien moi, si, dit Wenguang sans hausser le ton.

Yôko eut une moue interrogative. C’est à ce moment-là qu’une voix de femme cria de l’intérieur : À table ! Putain, Yôko, grouille-toi, on t’attend !

Wenguang regarda Yôko et lui dit : Je viens avec toi.