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Histoire triste de Zhang Leyun

Lorsque la jeune et jolie Zhang Leyun dut quitter le petit village de Xiniang, elle alla vivre à Guangzhou chez une tante maternelle qu’elle n’avait jamais vue, en compagnie d’une cousine qu’elle ne connaissait pas. Ses parents et ses trois frères venaient d’être exécutés par une trentaine de paysans en colère, qui avaient obtenu de la commune populaire et du vice-secrétariat de la branche locale du Parti le pouvoir de délivrer la justice et punir eux-mêmes les éléments contre-révolutionnaires, les propriétaires, les paysans riches, et même parfois quelques « moyen-pauvres » dans la mesure où ils ne participaient pas à l’effort collectif de rénovation du pays. Or, dès les premiers jours de la Révolution de 49, Zhang Tong, le père de Zhang Leyun, outre qu’il se trouvait malencontreusement issu d’une longue lignée de propriétaires terriens, avait adopté un comportement résolument individualiste et contrerévolutionnaire en n’acceptant aucune des directives du Parti, s’opposant d’abord à la collectivisation des terres et la mise en commun des moyens de production, s’opposant ensuite au mouvement des Trois Drapeaux Rouges (les efforts révolutionnaires, le Grand Bond en avant et la création des communes populaires), après quoi il avait clamé partout qu’il n’y avait qu’à considérer les effets de ce mouvement, à savoir la famine des années 1959-1961, pour se rendre compte que c’était lui qui avait eu raison, s’opposant encore au mouvement des Quatre Liquidations des années 1963-1966, qui devait bouleverser dans les campagnes la répartition du travail et des richesses, la comptabilité et la gestion des stocks, et dont les effets là aussi avaient été désastreux et ruineux pour la plupart des paysans pauvres et « moyen-pauvres », s’opposant enfin dès le départ à la Révolution culturelle qui avait suivi, et qui devait lui être fatale. Bref, Zhang Tong s’opposait à tout ce qui émanait du pouvoir central de Pékin, il était comme une écharde dans le pied du président Mao, c’est ce qu’on lui avait dit maintes fois sur un ton lourd de menaces, à cause de lui la Révolution en marche risquait de boiter quelque peu du côté du village de Xiniang, le pays de Shu tout entier perdait la face par sa faute, et cela ne serait pas toléré longtemps. Au fil des années, de soudains incendies avaient détruit deux ou trois granges, quelques bêtes étaient mortes empoisonnées, les enfants subissaient moqueries de leurs camarades et réprimandes de leurs maîtres d’école, mais le père Zhang demeurait imperturbable et tenait bon. Lorsque la commune populaire, débordée par la quantité des cas de rééducation massive en cette période ardemment révolutionnaire, délégua le pouvoir d’accomplir la justice aux paysans de la région, ceux-ci provoquèrent Zhang Tong, l’attaquèrent et le capturèrent ainsi que sa femme et ses trois fils – mais pas la petite Leyun, qui passait la journée dans la famille de son camarade Zhu Wenguang à quelques centaines de mètres de la ferme des Zhang. Ils les battirent, les affublèrent de hauts chapeaux de papier et d’une pancarte dans le dos, sur laquelle était indiqué en caractères rouges : « Traître », « Contre-révolutionnaire », « Serpent impérialiste », ou encore, probablement l’œuvre d’un plaisantin : « Esprit malfaisant d’un bœuf sans couilles », et les promenèrent dans le village ainsi affublés, la population leur jetant au visage choux pourris, mottes de boue ou merdes de chien en les insultant copieusement. La famille de Wenguang envoya précipitamment leur fils et la jeune Leyun au village d’à côté sous le prétexte d’une course à accomplir chez une lointaine parente, chez qui il leur fut demandé de passer la nuit. La famille Zhang fut exposée à la vindicte populaire sur une estrade bâtie à la va-vite à l’aide de rondins. Quelques villageois étaient préposés à la badine, c’est-à-dire qu’ils frappaient le derrière, la tête et parfois le visage des membres de la famille Zhang à l’aide d’une badine en osier afin de leur faire avouer publiquement leurs fautes. Mais la séance d’autocritique tourna court : Zhang Tong, le visage vite ensanglanté, ne cessait d’insulter en premier lieu les villageois, le vice-secrétaire, le secrétaire, le vice-président et le président de la commune populaire, assurant qu’il allait enculer leurs ancêtres respectifs, ensuite le Comité central, qualifié d’assemblée de bites molles, et pour finir le président Mao lui-même, qu’il traita de « gros porc bouffi », de « grand âne brayant » et de « bâtard adultérin d’un chien et d’une ânesse ». Tout cela ne fut pas du meilleur effet. Ils furent massacrés en cinq minutes, à coups de haches et de gourdins, et enterrés rapidement.

C’est quelques jours plus tard, le temps que les esprits s’apaisent, que Zhang Leyun partit pour Guangzhou. Elle vécut six ans chez sa tante Baifeng, en compagnie de sa cousine Ping, qui était un peu plus âgée qu’elle, brillante élève à la fois jalouse de la nouvelle arrivante, mesquine, et moche – tout au moins du point de vue de Leyun, qui quant à elle n’avait pas vraiment tiré de son père : quoique très jolie, elle était une jeune fille simple, très docile et pas très maligne. Elle put cependant suivre de rapides études de secrétariat, trouva un poste dans une usine de fabrication de boutons, et quitta le domicile de sa tante. Elle avait dix-sept ans. Le soir elle sortait, fréquentait les bars des quartiers animés, cherchant à rencontrer de jeunes gens solides et vertueux avec qui elle pourrait fonder une famille. Elle tomba vite amoureuse d’un petit voyou nommé Lü Rentao, dit Lü-le-troisième, qui au bout de quelque temps la présenta à un Japonais élégant et bien mis, après quoi il disparut. Le Japonais sut la séduire et lui faire comprendre qu’une vie nouvelle était à sa portée pourvu qu’elle veuille bien suivre ses conseils. Comme elle était jeune, naïve, désemparée, et coincée dans une vie assez morne, elle fit confiance à Tanaka Daijiro. Comme elle était plutôt jolie, elle devint à la fois sa maîtresse et entraîneuse professionnelle dans un bar de nuit lui appartenant, nommé pompeusement : La Barque Amoureuse au gré des Flots. Cette vie dura quinze ans, sans qu’elle songeât à se révolter vraiment : pour elle la vie était ce qu’elle devait être, il n’y avait pas vraiment à intervenir pour la modifier. Les activités de Daijiro lui étaient majoritairement inconnues, même si elle savait bien qu’il n’y avait rien de très légal ni honnête là-dedans. Mais elle était restée étonnamment simple et naïve. Elle n’aimait pas vraiment Daijiro, mais celui-ci lui témoignait parfois une attention touchante et maladroite, si bien qu’elle ne songeait pas à le quitter, et du reste pour aller où, se disait-elle, insistant seulement parfois pour changer d’activité – ce qu’elle fut autorisée à faire, à l’âge de trente-trois ans : elle passa derrière le comptoir du bar, et s’occupa désormais des comptes. À la fin des années quatre-vingt-dix, elle fut enceinte. Ce n’était pas la première fois. Mais comme elle était cette fois certaine que le père était Daijiro, et qu’elle avait dépassé les quarante ans, elle décida de garder l’enfant et pour la première fois de sa vie ou presque fit preuve d’un semblant de révolte et de volonté : elle ne révéla rien, persuadée que Daijiro ne voudrait pas entendre parler de paternité. Par chance pour l’enfant en question, Daijiro entre-temps avait été confronté à de sérieuses difficultés « professionnelles », et obligé, pour sa sécurité, de rentrer au Japon. Il ne put donc voir le ventre de Leyun s’arrondir jour après jour. Elle décida de le rejoindre plus tard, et débarqua un beau jour à Tokyo enceinte de sept mois, mettant Daijiro devant le fait accompli – mais par téléphone uniquement, car il n’était pas visible : ses « ennuis » l’ayant rattrapé, il devait fuir sans cesse, et ne dormait pas deux nuits consécutives dans le même lit, ni d’ailleurs dans la même ville. Il hurla, lui ordonna d’avorter faute de quoi il l’avorterait lui-même à coups de pieds dans le ventre, mais n’eut pas le temps de mettre ses menaces à exécution, ou de les faire exécuter par un de ses hommes de main : il fut arrêté dans un bouge de Sendaï et emprisonné au pénitencier d’Abashiri, à l’extrême nord d’Hokkaido, l’équivalent japonais des terribles et glacés bagnes sibériens. Leyun considéra qu’il était de son devoir de le suivre. Après l’accouchement, elle trouva à Abashiri un emploi d’apprentie coiffeuse, et éleva seule la petite Yôko. De temps en temps elle rendait visite à Daijiro, qui ne lui parlait jamais de leur fille. Cinq ans plus tard, il sortit de prison, et ce fut comme si ces années n’avaient été qu’une parenthèse : sa colère, qu’il avait patiemment ruminée, était intacte. Il battit violemment Leyun, la chassa, lui intima l’ordre de ne jamais revenir, et la menaça de mort si elle tentait de remettre ne serait-ce que l’ombre d’un orteil au Japon. Quant à sa fille, pour qui Leyun serait morte désormais, il se débrouillerait pour trouver quelqu’un qui saurait l’élever aussi bien qu’elle. Brisée, effondrée, terrorisée, et toujours aussi simple, naïve et peu encline à la révolte, Leyun repartit en Chine, et trouva à Guangzhou, où entre-temps sa tante était morte et sa cousine partie fonder une entreprise de micro-informatique à Shanghai, un emploi de vendeuse dans un grand magasin.