Sans doute écrit pendant l’année 268 (voir Porphyre, Vie de Plotin, chap. 5), le traité 45 (III, 7), intitulé L’éternité et le temps, apparaît remarquable par son unité thématique, par la rigueur de sa construction et surtout par son originalité doctrinale. L’ensemble du traité est consacré à l’examen de deux questions corrélatives : qu’est-ce que l’éternité et qu’est-ce que le temps ? Comme le remarque le premier chapitre, ces questions sont par elles-mêmes platoniciennes dans la mesure où elles sous-entendent l’existence de réalités non temporelles, ce qui constitue déjà une thèse distinctive du platonisme. Pour y répondre, Plotin choisit dès lors de suivre l’ordre de la réalité elle-même, du point de vue platonicien, et examine donc d’abord la nature de l’éternité, dans les chapitres 2 à 6, avant d’aborder dans une deuxième partie (chap. 7 à 13) celle du temps, qui apparaîtra en effet comme une réalité dérivée et affaiblie par rapport à l’éternité.
Le premier chapitre précise quant à lui la méthode adoptée pour affronter ces questions. Comme Augustin plus tard, Plotin commence par remarquer à cet égard que nul n’est sans avoir quelque notion du temps et – pour les platoniciens du moins – de l’éternité. Mais ces notions spontanées sont en général obscures, confuses et donc très insuffisantes. Le traité aura par conséquent pour tâche de les élucider en menant d’un préconcept implicite à une définition compréhensive. Pour y parvenir, Plotin annonce enfin qu’il s’appuiera sur les thèses les plus remarquables des anciens : cela vaudra à vrai dire surtout pour le temps – qui donnera lieu à un examen doxographique et critique très serré des thèses antérieures –, moins pour l’éternité, même si Parménide, par exemple, y est aussi convoqué, mais de manière plus allusive. Parmi toutes ces références l’une, cependant, revêt une importance particulière : il s’agit bien sûr de Platon et, plus précisément, de sa célèbre définition du temps comme image de l’éternité (Timée 37d). Cette définition est constamment à l’horizon des deux parties du traité, qui se présente d’une certaine façon comme la justification et le commentaire de celle-ci, même si l’analyse plotinienne enrichit considérablement, à tout le moins, les indications des Dialogues.
Plotin commence donc par examiner la nature de l’éternité (ho aiṓn), et cette analyse se divise elle-même en deux moments : le premier (chap. 2) est consacré à la présentation et à la discussion de deux hypothèses qui seront finalement rejetées ; le second, quant à lui, présente de manière positive la véritable nature de l’éternité (chap. 3-6). Toutes les hypothèses envisagées, cependant, s’inscrivent dans le cadre platonicien qui vient d’être rappelé et en découlent directement.
Ainsi de la première hypothèse : puisque ce qui est éternel ce sont les formes intelligibles (voir Timée 37d), ne faut-il pas tout simplement identifier l’éternité et le monde intelligible ? Plotin répond que s’il y a bien entre les deux un lien intrinsèque, il faut cependant les distinguer comme deux réalités distinctes (chap. 2, 1-19).
Après avoir écarté cette première définition, et en se référant cette fois aux cinq grands genres du Sophiste, la suite du traité examine si l’éternité ne serait pas identique à l’un de ces genres, à savoir le repos intelligible (chap. 2, 20-36). Si les formes intelligibles sont éternelles, il semble en effet que ce soit du fait du repos, qui leur fournit ou qui constitue leur immuabilité. Plotin montre pourtant que cette identification de l’éternité à un genre particulier conduirait également à des conséquences impossibles, et elle est donc écartée.
Le résultat, à ce stade, est apparemment négatif, mais il ressort tout de même de cet examen que l’éternité est intrinsèquement liée au monde intelligible sans pourtant se confondre avec lui et sans en être non plus seulement une partie. Sur cette base, Plotin peut donc passer – de manière assez abrupte cependant – à l’exposé positif de ce qu’est vraiment l’éternité.
Le chapitre 3 établit d’abord que, tout en étant commune à l’ensemble des formes, l’éternité est pourtant bien une réalité et non la synthèse, abstraite et seconde, de propriétés indépendantes : c’est au contraire la distinction et l’analyse des genres qui sont secondes et plus abstraites que leur unité originelle, l’éternité apparaissant comme la puissance une qui se modalise en l’un ou l’autre des cinq grands genres du Sophiste, selon l’angle sous lequel on l’envisage : Mouvement en tant qu’elle est vie, Repos par sa stabilité ontologique, Différence du fait de la multiplicité des Formes, etc. Elle n’est donc pas l’un des genres (comme cela a été envisagé au chap. 2, 20-36), mais leur foyer commun ou l’unité dont ces genres se détachent, comme le centre d’où partent sans le quitter les rayons d’un cercle. En parcourant ces différents aspects de la vie de l’intelligible, le chapitre 3 parvient ainsi à deux premières définitions de l’éternité : elle est….
– « une vie qui demeure dans l’identité parce que le tout lui est toujours présent (parón) » (chap. 3, 16-17) ;
– « la vie qui appartient à l’être et qui est dans l’être, qui est tout entière ensemble, pleine et absolument dépourvue d’extension (adiástatos) » (chap. 3, 36-38).
Comme Platon, son interprète rattache l’éternité à l’intelligible et la caractérise par la négation de l’extension temporelle et donc de la différenciation des dimensions du temps (passé, présent et avenir : voir sur ce point Timée 37e-38b). Comme lui, aussi, il en tire la conclusion que l’éternité est assimilable à un pur présent (voir sur ce point Timée 37e6-7). Plus que son maître, cependant, Plotin montre comment cette atemporalité découle de la perfection et de la plénitude de la vie intelligible.
Le chapitre 4 présente et effectue en effet une véritable déduction du caractère atemporel du monde intelligible à partir de sa perfection et de sa complétude ontologique. Parfait, l’être intelligible est nécessairement plein et total et il n’est donc affecté d’aucune lacune ni d’aucun défaut : il possède toujours – « à tout moment » peut-on dire provisoirement – la totalité de son être, c’est-à-dire toutes ses déterminations. Il est donc impossible qu’il perde ou reçoive « au cours de » son existence l’une ou l’autre de ses déterminations. Or, il découle de cela qu’il n’y a justement pas pour lui de « cours » du temps ou de « moments » distincts dans sa vie. En effet, l’intelligible ne peut pas avoir d’avenir, car ce qui possède un avenir ne possède pas encore, à un moment donné de sa vie, les déterminations que l’avenir lui apportera : à chaque moment, il lui manque ces déterminations futures. Et inversement s’il avait un passé non présent il aurait perdu des déterminations qui lui feraient donc défaut dans le présent. La perfection de l’être total interdit donc de distinguer dans sa vie un passé, un présent et un avenir : l’être intelligible est donc nécessairement dépourvu de ces dimensions et atemporel (chap. 4, 15-24 et 33-43).
Inversement, les réalités temporelles ne sont jamais complètes : elles reçoivent en effet leurs différentes déterminations au fil du temps et d’une sommation qui n’est achevée qu’à leur dernier moment, c’est-à-dire quand elles meurent ou disparaissent. À la différence de l’être intelligible, une réalité temporelle n’atteint donc sa complétude qu’au seuil de son anéantissement : soit elle est et elle n’est pas encore complète, pourrait-on dire, soit elle est complète et alors elle n’est déjà plus. À la lumière de cette analyse, et en anticipant ainsi sur la seconde partie du traité, Plotin explique dès ce chapitre l’existence des choses temporelles – et notamment le mouvement circulaire de l’univers – comme un effort pour atteindre dans le déroulement du temps la complétude ontologique qui leur manque initialement (chap. 4, 24-33).
Jusqu’au chapitre 4, l’éternité a donc été envisagée en elle-même : à partir du chapitre suivant, Plotin introduit le regard de l’homme sur elle, ce qui amorce en quelque sorte la redescente vers le temps, lequel sera étudié à partir du chapitre 7.
Plotin examine d’abord, dans le chapitre 5, à quoi nous, hommes, pouvons reconnaître l’éternité : l’éternité n’est pas l’absence de changement mais l’impossibilité de tout changement ; ce qui est éternel ce n’est pas seulement ce qui n’a jamais changé, mais la réalité qui par nature ne peut recevoir aucune détermination adventice produite en elle par autre chose, et qui ne peut donc ni changer ni avoir changé, ce qui implique donc que tout son être lui est connaturel, et qu’elle est elle-même cause suffisante de son propre être (chap. 5, 1-18 ; voir aussi chap. 6, 20).
En outre, bien que nous puissions la connaître et même nous y assimiler nous-mêmes par notre intellect, elle ne s’en présente pas moins pour nous comme une réalité supérieure et « vénérable », c’est-à-dire comme un dieu. Et même si l’Intellect rassemble en lui la multiplicité des formes, ce dieu est pourtant un, note maintenant Plotin, car chaque forme est infinie, « illimitée », au sens où elle n’a pas de limite et qu’il n’est aucune forme qu’elle ne soit elle-même : pour le dire dans les termes des grands genres de l’être (voir chap. 3, 9-11), l’éternité est illimitée parce que toute altérité y est intégrée dans l’identité. Cette remarque conduit d’ailleurs Plotin à une troisième formulation de la définition de l’éternité, qui synthétise les précédentes : l’éternité est « une vie d’emblée illimitée » (chap. 5, 26), c’est-à-dire une vie illimitée en acte : elle est toutes choses en acte et non en puissance, car si l’être-en-puissance ne s’actualise qu’au fil du temps, c’est qu’il est bien non-être tant qu’il n’est pas actualisé. Tout comme l’atemporalité, l’illimitation et la pure actualité se déduisent donc de la perfection de l’être véritable, qui n’inclut en lui aucune part de non-être (chap. 5, voir aussi chap. 6, 10-11 et 29-36).
Dans le dernier chapitre de cette première partie consacrée à l’éternité, il reste à montrer comment les définitions dégagées se trouvent déjà en germe dans les Dialogues, et en particulier dans le Timée, auquel Plotin se réfère ici constamment. Il s’agit pour lui d’élucider différentes formules platoniciennes, en les intégrant à la doctrine de l’éternité qui vient d’être explicitée, et en résolvant les incohérences apparentes qu’elles peuvent présenter, quitte à forcer quelque peu leur sens et sans trop s’attacher au contexte précis de leur énonciation : ainsi, lorsque Platon affirme que l’intelligible – et donc l’éternité – « demeure dans l’un » (Timée 37d7), Plotin explique qu’il faut entendre par là non seulement qu’elle est une en elle-même, mais aussi – ce qui est sans doute moins fidèle au sens original – qu’elle est tournée vers l’Un, entendu comme le premier principe (chap. 6, 1-11). Cette interprétation contestable le conduit néanmoins à une ultime formulation de la définition cherchée, qui est à noter pour son parallélisme avec la définition du temps comme activité de l’âme descendue qui sera dégagée plus bas : « l’éternité est l’activité d’une vie qui demeure tournée vers l’Un » (chap. 6, 10-11 ; voir aussi sa reprise plus développée au chap. 11, 2-4). Même si l’Intellect est la cause de son être, c’est néanmoins d’être tourné vers le premier principe qu’il tient d’être ainsi cause de lui-même : cette autosuffisance ontologique est encore un don de l’Un.
Reprenant la discussion des formules platoniciennes, Plotin observe ensuite que, comme le disait le Timée, à nouveau, l’éternité est bien ce qui est au sens fort (Timée 37e-38b), car seul l’être atemporel est toujours tout ce qu’il est ; elle est, de même, l’être parfait et total, comme dit encore le Timée (31b2), car toutes ses déterminations lui sont simultanément présentes et que rien, donc, ne lui fait défaut. Elle est, enfin, antérieure au sensible mais en un sens non temporel, et c’est ce qui explique que Platon puisse à l’occasion (Timée 29e) parler d’elle au passé alors que l’être-passé, comme on l’a vu, lui est étranger.
L’examen de la première partie nous a donc conduits à nous élever vers l’éternité vénérable, car notre recherche – discursive – et notre âme sont ancrées dans le temps, c’est-à-dire à un niveau inférieur, même si, par l’intellect, une partie de nous vit de la vie intelligible. Pour comprendre notamment comment, tout en étant dans le temps, nous pouvons néanmoins connaître l’éternité, Plotin se tourne maintenant vers le temps, dans la seconde partie du traité, qui commence au chapitre 7.
Afin d’élucider la nature du temps, dit Plotin, nous devons accomplir en pensée le mouvement de descente – inverse de celui de la première partie – qui mène de l’éternité intelligible vers le monde sensible et qui donne naissance au temps. Mais avant de le présenter et d’exposer ainsi sa propre conception du temps, Plotin commence par passer en revue, de manière approfondie, les différentes théories antiques du temps. Celles-ci sont plus nombreuses que pour l’éternité, parce que le concept de temps, à la différence de celui d’éternité – frappé du sceau du platonisme –, est indépendant de tout dogme métaphysique particulier et constitue un thème de méditation incontournable pour toutes les grandes écoles philosophiques, quels que soient leurs présupposés propres.
Cet examen doxographique, proche, dans sa démarche, de la méthode dite « dialectique » d’Aristote, occupe les chapitres 8 à 10 : Plotin y aborde les différentes définitions du temps avancées par ses prédécesseurs, selon un ordre qui n’est pas chronologique, toutefois, mais logique. Toutes ces théories peuvent en effet se regrouper sous trois catégories, note-t-il, qui seront examinées successivement : certains penseurs identifient le temps au mouvement lui-même, d’autres à ce qui est mû, d’autres enfin, à quelque chose qui se rapporte au mouvement. Comme on le voit déjà, cependant, les théories ainsi répertoriées se réfèrent toutes, directement ou indirectement, au mouvement et, implicitement, au seul mouvement des choses sensibles, ce qui apparaîtra aussi in fine comme leur commune limite, dans la mesure où, selon Plotin, la nature du temps se rattache au contraire et avant tout à un acte de l’âme, et non des corps. Mais il faut voir d’abord en quoi les théories des « anciens » se révèlent insuffisantes.
Le temps, d’abord, ne peut être identifié au mouvement physique en général, qu’il soit uniforme ou non, ni même au mouvement du ciel, car il suffit de noter que le mouvement peut cesser sans que le temps s’arrête pour autant, et que si le mouvement est bien dans le temps, il n’est pas pour autant identique au temps (chap. 8, 1-9). Cette première définition est ainsi écartée assez rapidement bien que, par certains aspects et pour certains commentateurs antiques, elle soit en fait très proche de ce que Platon lui-même dit du temps dans le Timée.
On ne peut pas non plus identifier le temps à ce qui est en mouvement (le « mû »), et pas même à la sphère du monde sensible (chap. 8, 20-22). Vers la fin du traité (chap. 12, 25-fin), Plotin précisera que la sphère du monde et sa révolution circulaire constituent bien, d’une certaine manière, une sorte d’horloge astrale qui nous sert à mesurer le temps et qu’elles ont en ce sens avec lui un lien particulier. Mais, bien que réel, ce rapport entre le temps et le mouvement des astres ne constitue pas pour autant l’essence du temps. Le rôle du mouvement astral dans la mesure du temps par les hommes apparaît même dans tout le traité comme une des principales causes de l’insuffisance des analyses du temps menées jusqu’à Plotin, du fait qu’il porte de manière trompeuse à concevoir le temps à partir du mouvement sensible et à passer ainsi à côté de sa nature propre.
Reste donc la dernière des trois grandes classes de définitions annoncées, à savoir toutes celles qui définissent le temps comme quelque chose qui est lié au mouvement, qui se rattache à lui (« quelque chose du mouvement ») : c’est sous cette catégorie que se rangent les définitions, stoïciennes, épicurienne et aristotélicienne, que Plotin va examiner de manière plus approfondie jusqu’au chapitre 10.
Les stoïciens, d’abord, ont défini le temps comme « quelque chose du mouvement » et plus précisément comme « l’intervalle (diástēma) du mouvement » (chap. 8, 23-fin), c’est-à-dire comme la quantité spécifique qui s’étend entre le début et la fin de tout mouvement. Cette définition, en fait, présente deux variantes, celle de Zénon et celle de Chrysippe.
Selon la première, qui est prêtée à Zénon de Cittium, le temps serait l’intervalle du mouvement en général, c’est-à-dire de n’importe quel mouvement. À quoi Plotin objecte qu’il y aurait alors autant de temps différents que de mouvements différents. Sans aller plus loin, on peut donc en conclure que cette définition ne correspond pas à son objet.
Chrysippe, quant à lui, ne tombe pas sous cette critique, puisqu’il identifie le temps à l’intervalle d’un mouvement déterminé, celui du monde. Cette définition conduit Plotin à approfondir sa critique de la théorie stoïcienne en remarquant que l’expression même d’ « intervalle du mouvement » est équivoque et que, quel que soit son sens, elle « manque » le temps. Car cet intervalle de mouvement peut se comprendre soit comme un intervalle de mouvement, c’est-à-dire une quantité de mouvement et c’est alors du mouvement et pas du temps, soit comme l’intervalle parcouru et c’est alors de l’espace et non du temps (chap. 8, 30-53).
Il resterait, certes, une troisième façon de comprendre cette définition. Cet intervalle pourrait être extérieur au mouvement et avancer en même temps que le mouvement. Il s’agirait bien alors du temps, admet Plotin. Il ne fait pas de doute, d’ailleurs, que c’est bien ainsi que les stoïciens l’entendaient. Le temps, selon eux, est ce que tout mouvement parcourt : tout mouvement occupe du temps, alors que tout mouvement ne parcourt pas un espace (ainsi un mouvement d’altération). Si l’on comprend ainsi leur définition, il faut admettre qu’elle nous dit bien quelque chose de vrai à propos du temps : le mouvement sensible occupe certes du temps, remarque Plotin, mais ceci n’est pour le temps qu’un accident (puisque le temps est concevable hors de tout mouvement sensible), qui ne nous livre pas sa nature, qui ne nous dit donc toujours pas ce qu’est le temps en lui-même (chap. 8, 53-fin).
Dans le chapitre suivant (chap. 9), Plotin est conduit à développer cet aspect de la question, en se livrant à un examen particulièrement minutieux de la théorie aristotélicienne, qui lui apparaît clairement comme la plus approfondie des analyses du temps menées par ses prédécesseurs, Platon mis à part, bien sûr. Aristote, comme on sait, dans le petit traité sur le temps que comporte sa Physique (IV, 10-14), le définissait lui aussi finalement comme quelque chose qui se rattache au mouvement et, plus précisément, comme « le nombre ou la mesure du mouvement selon l’antérieur et le postérieur » (Physique IV, 11, 219b1-2). Implicitement, le mouvement en question est pour le Stagirite un mouvement sensible, en sorte que la définition aristotélicienne établit une corrélation essentielle entre le temps et le mouvement des corps (ce qui explique, du reste, son inscription dans le cadre de recherche de la Physique).
Or, c’est en cela que consiste pour Plotin son erreur fondamentale : plus précisément, en définissant le temps comme la mesure du mouvement des corps, Aristote commet une double erreur : la première touche à la vérité ou à la clarté de sa formule ; la deuxième à sa valeur de définition.
D’une part, Aristote est accusé de renverser le rapport de mesure qui existe entre le temps et le mouvement : c’est, note Plotin, le mouvement, et en particulier celui des astres, qui permet de mesurer le temps qui s’écoule, et non l’inverse : à tout prendre, on devrait donc plutôt dire que le mouvement est la mesure du temps. Ou bien, pour sauver la formulation aristotélicienne, il faudrait comprendre que le terme de « mesure » (métron) désigne non ce qui permet de mesurer mais ce qui est mesuré : dans ce cas la formule d’Aristote dirait quelque chose de vrai, car il est vrai que ce que l’on peut mesurer dans tout mouvement physique c’est le temps qu’il prend pour s’effectuer (et c’est sans doute bien ce que voulait dire le Stagirite). Ainsi entendue, la définition d’Aristote dirait alors quelque chose de vrai et Plotin concède que le problème à l’égard de cette première objection vient donc peut-être d’abord de l’ambiguïté du vocabulaire aristotélicien (voir sur ce point les remarques complémentaires du chap. 13, 9-18).
La seconde objection, par contre, est sans appel et met en lumière à la fois une faute de méthode lourde et une compréhension trop superficielle de la nature du temps. En affirmant que l’essence du temps consiste à être la mesure du mouvement, et même si l’on admet que ceci puisse être vrai au sens qui vient d’être exposé, Aristote confond lui aussi avec l’essence du temps ce qui n’en est qu’un simple accident. Il se trouve que le temps, de fait, est notamment mesure du mouvement en tant qu’il est ce que de tout mouvement physique on peut mesurer, mais ceci n’est pour lui qu’une propriété accidentelle. Il continuerait en effet d’exister même s’il n’y avait aucun corps en mouvement, même si tous les corps étaient au repos : quand bien même il n’y aurait plus aucun mouvement physique à mesurer, le temps continuerait d’être ce qu’il est et ceci suffit à montrer que son essence ne consiste absolument pas à mesurer ces mouvements. Même si l’on peut reconnaître en un sens une certaine vérité à la formule d’Aristote, prise comme une simple affirmation, cette affirmation ne constitue néanmoins nullement une définition. Non sans obscurité, d’après Plotin, Aristote attire notre attention sur une propriété accidentelle et contingente du temps, mais ce qu’il est en lui-même, essentiellement, il ne le dit pas : l’essence du temps est donc manquée par Aristote comme par les autres penseurs évoqués, et en donnant pour elle ce qui n’en est qu’un accident, Aristote nous la voile, en fait, plus qu’il ne nous aide à la découvrir.
Après avoir écarté, beaucoup plus brièvement, la définition épicurienne du temps comme « accompagnement du mouvement » en reprenant des arguments avancés contre les autres doctrines (chapitre 10), Plotin doit maintenant présenter, dans les trois derniers chapitres du traité, ce que toutes les autres définitions ont donc finalement manqué, à savoir la véritable essence du temps, considéré en lui-même. La thèse fondamentale et l’originalité de la doctrine plotinienne du temps découlent, comme on peut s’y attendre, de ce qu’a fait apparaître l’examen dialectique précédent : toutes les théories antérieures, en fait, commettent d’une certaine façon la même erreur en tentant de saisir l’essence du temps à partir de la temporalité du mouvement sensible. Or le temps ne doit pas se définir à partir des corps et de leur mouvement mais à partir de l’âme, qui en est l’origine et le lieu propre. La rupture opérée par Plotin dans l’analyse du temps, qu’on a pu appeler pour cette raison une « psychologisation » du temps, consiste à rapporter l’essence du temps à l’âme elle-même, sans référence aucune aux mouvements physiques du monde sensible, à rebours de tout ce que firent ses prédécesseurs, y compris peut-être Platon lui-même.
La conception plotinienne du temps se distingue d’abord en ce qu’elle assigne au temps une origine – certes non temporelle –, et que sa nature doit s’y comprendre à partir d’un événement originel qui se joue d’abord au seul niveau de l’intelligible, entre l’âme et l’Intellect. Cet événement, dont Plotin nous narre ici le « drame » dans une sorte de prosopopée, est la descente de l’âme, qui constituait déjà l’objet du traité 6 : originellement, l’âme universelle demeure dans l’éternité de l’Intellect, partageant sa vie éternelle ; mais l’une de ses puissances, mystérieusement, choisit de s’écarter de l’éternité : sous l’effet d’un triple désir, de nouveauté, d’autonomie et d’acquisition, elle en vient à refuser l’être total et simultané de l’Intellect, autrement dit à en rejeter précisément ce qui en constitue la perfection, pour se donner une vie d’un degré inférieur qui, loin de lui apporter l’accroissement d’être désiré, constitue au contraire pour elle un affaiblissement ontologique (chap. 11, 1-30).
Le temps apparaît avec cette vie et il est même défini par Plotin comme la vie de cette âme descendue (chap. 11, 49). Comme le montre le chapitre 11, le caractère temporel de la vie de l’âme descendue résulte en effet directement de son rejet de la perfection intelligible. De même que l’atemporalité a été déduite de l’idée de perfection dans la première partie du traité, Plotin opère maintenant la déduction de la temporalité à partir du désir qui éloigne l’âme de l’intellect.
En rejetant l’absolue identité à soi de l’Intellect, l’âme descend vers l’altérité. Or, comme l’avait déjà montré Platon dans le Parménide (155e et 162b-c), la seule manière pour un être d’être autre que ce qu’il est lui-même c’est de devenir autre : d’être autre chose au moment présent que ce qu’il était avant et que ce qu’il sera après : le choix de l’altérité produit donc directement la différenciation des moments du temps, c’est-à-dire l’extension ou la « distension » (diástasis ; chap. 11, 41) de la vie psychique, désormais dispersée ou débitée entre un passé, un présent et un avenir. Le mouvement vertical de descente de l’âme se traduit donc dans le mouvement horizontal par lequel l’âme, dès lors, parcourt le fil du temps pour acquérir (et perdre) peu à peu ses déterminations, au lieu de les posséder d’emblée et toutes à la fois comme elle le faisait dans l’éternité.
Corrélativement apparaissent aussi les autres caractères qui définissent l’existence temporelle : à l’unité « d’un bloc » de l’Intellect se substitue l’unité de continuité – c’est-à-dire, en l’espèce, de succession – entre les moments du temps ; à l’actualité pure de l’Intellect s’oppose l’être en puissance de toutes les réalités temporelles, au repos de la première le mouvement de différenciation des secondes, etc.
De même que l’éternité est la vie de l’Intellect, le temps peut donc finalement se définir comme « la vie de l’âme que son mouvement fait passer d’un état à un autre » (chap. 11, 44-45). Comme on le voit, cette définition ne renferme aucune référence au monde et aux choses sensibles. C’est pour Plotin le point essentiel, par lequel, comme on l’a noté, il s’oppose aux analyses de ses prédécesseurs.
Mais si le temps s’oppose ainsi à l’éternité, il implique aussi et paradoxalement un effort pour imiter cette éternité dont il s’est écarté et pour ainsi dire la « récupérer » après coup (chap. 11, 56-59 ; voir aussi chap. 4, 24-33). Le progrès dans le temps, l’avancée dans l’avenir apparaissent en effet à Plotin comme le résultat d’un désir d’être, d’un désir de posséder, au terme de cette succession de moments, la totalité et la plénitude ontologique de la réalité éternelle. Platon avait certes déjà identifié dans les êtres temporels un désir de s’assimiler à l’éternité par la gloire, par la procréation ou par les œuvres (voir notamment le Banquet 207a-209e), mais ce désir revêt un caractère plus paradoxal dans le cadre de la pensée plotinienne, puisque la temporalité y est précisément le produit d’un refus de l’éternité par la réalité qui cherche ensuite à s’y assimiler, alors que pour Platon la temporalité du monde sensible résulte simplement de l’impossibilité pour le démiurge de produire une réalité aussi parfaite que son modèle, en vertu d’une sorte de loi de dégradation inhérente à toute production mimétique (voir Timée 37d5). Pour Plotin la temporalité doit donc se concevoir indissociablement à partir du refus de l’éternité et du désir de s’y réassimiler autant que possible.
Malgré ces différences, Plotin cherche néanmoins à montrer dans la suite comment l’analyse qu’il présente coïncide avec la célèbre définition du Timée : en définissant le temps comme une « image mobile de l’éternité » (Timée 37d5-6), Platon a d’abord le mérite, selon lui, de le concevoir à partir de son rapport à l’éternité – et non à partir du mouvement sensible –, et d’établir entre les deux un rapport mimétique. Mais ce que Plotin ne dit pas c’est que pour lui c’est en avançant dans le temps et en « cherchant à acquérir sans cesse de nouvelles déterminations » (chap. 11, 57) que les choses temporelles imitent l’éternité, alors que la ressemblance du temps et de l’éternité résidait plutôt, aux yeux de Platon, dans la régularité mathématique des cycles astraux grâce auxquels nous mesurons le temps : comme le note Fr. Ferrari dans l’introduction de sa traduction (p. 45), Plotin se garde du reste de citer la fin de la formule du Timée qui définit en fait le temps comme une image mobile de l’éternité, progressant suivant le nombre (kat’ arithmón ioûsan ; 37d7-8).
Sur la base de cet accord présupposé entre les deux doctrines, Plotin va s’employer à rectifier, dans le chapitre 12, l’interprétation de certaines formules platoniciennes qui, prises à la lettre, pourraient laisser croire que Platon lui-même définit le temps à partir du monde sensible : ainsi, quand il dit que le temps a été engendré en même temps que le monde (Timée 38b), ou quand il désigne comme des « temps » les mouvements astraux (ibid. 39d). Toutes ces expressions, selon Plotin, reviennent en fait seulement à reconnaître que le mouvement des astres nous permet de visualiser le temps et de le mesurer, son existence étant pour Platon tout à fait indépendante de ces révolutions astrales. D’une certaine façon toute la deuxième partie du traité peut en fait se lire ainsi comme une protestation de Plotin à l’encontre des lecteurs (Eudème, Théophraste, Alexandre d’Aphrodise ou Alcinoos) qui prêtent à Platon une définition cosmologique de l’essence du temps. Il faut seulement remarquer à ce propos que si le temps est indépendant du mouvement du monde, l’âme qui descend descend bien pour produire le monde dont elle devient l’âme : le temps est donc tout à fait indépendant du mouvement du monde mais non de l’existence du monde sensible, puisque son apparition est corrélative de la production du monde (chap. 12, 8).
Cela précisé, Plotin doit pour finir traiter une dernière objection : on pourrait faire remarquer en effet que le temps n’est pas présent seulement dans l’âme et que les choses inanimées sont elles aussi temporelles, ce qui semble contredire la référence à l’âme dans la définition de l’essence du temps. À quoi Plotin répond que la temporalité du monde sensible est bien réelle mais qu’elle est toujours dérivée de celle de l’âme. En effet, tout mouvement physique est sous-tendu par un mouvement psychique : le mouvement du monde par celui de l’âme, celui des choses naturelles par la Nature (c’est-à-dire la partie inférieure de l’âme du monde), celui d’un homme (Plotin prend l’exemple de la marche) par son âme individuelle. Derrière tout mouvement il y a donc une âme. Or, comme toutes les âmes individuelles participent à l’âme du monde, elles participent toutes, aussi, à la temporalité de cette âme, à partir de laquelle le temps se « répand », si l’on peut dire, dans tous les mouvements sensibles (chap. 13, 30-fin). La temporalité des mouvements sensibles découle donc bien elle aussi de celle de l’âme descendue et seul le retour de l’âme dans l’intelligible pourrait dès lors entraîner la disparition du temps (chap. 12, 4-22). Que l’on pense son apparition, son essence ou sa disparition, c’est donc bien toujours et seulement à partir de l’âme et de son rapport à l’Intellect que doit se concevoir le temps.