NOTES DU TRAITÉ 46

1. Le titre du traité, Sur le bonheur (Perì eudaimonías), est identique dans les manuscrits et dans la Vie de Plotin (6, 5 et 24, 24) de Porphyre. Mais il faut remarquer que ce même titre, Sur le bonheur, est également attribué, selon certains manuscrits, au traité 54 dans la présentation de l’ordre chronologique des traités que propose Porphyre (Vie de Plotin 6, 24), alors que, selon la liste systématique, il est appelé Sur le souverain bien et les autres biens (Vie de Plotin 24, 30). Le témoignage de Porphyre indique en outre que le traité 46 est le premier d’un ensemble de cinq que Plotin, qui est alors malade en Campanie, fait parvenir à Porphyre en Sicile lors de la première année du règne de Claude, soit en 269.

2. Pour déterminer si le bonheur appartient aux êtres vivants autres que l’homme, Plotin envisage successivement deux hypothèses : selon la première, le bonheur se définit comme la vie bonne (lignes 1 à 10), et selon la seconde, le bonheur est considéré comme une fin (lignes 10 à 15). La première se dédouble, puisque la vie bonne est envisagée soit comme le bien-être, soit comme l’accomplissement de la fonction propre. Selon ces différentes hypothèses, la conclusion qui s’impose est que le bonheur doit être accordé aux êtres vivants autres que l’homme. L’identité entre la vie bonne et le bonheur est évoquée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque I, 2, qui souligne que sur ce point, on observe un accord entre les hommes : « Tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux » (1095a18-20, trad. J. Tricot).

3. La vie bonne est considérée dans un premier temps comme une vie libre de tout obstacle. Dans l’Éthique à Nicomaque VII, 14, Aristote met en avant les arguments plaidant en faveur de la définition du bien suprême comme plaisir. Le premier d’entre eux repose précisément sur le fait que le bonheur consiste en une activité qui ne rencontre pas d’obstacle et Aristote montre que dans la mesure où cette activité est un plaisir, le bonheur doit être identifié au plaisir : « Peut-être même est-ce une nécessité, si chacune de nos dispositions a son activité correspondante s’exerçant sans entraves (qu’on fasse consister le bonheur soit dans l’activité de l’ensemble de nos dispositions, soit dans l’activité de l’une d’entre elles, cette activité <sous l’une ou l’autre forme> étant supposée sans entraves), que l’activité en question soit la plus digne de notre choix : or cette activité est plaisir. Ainsi le Souverain Bien serait un certain plaisir, bien que la plupart des plaisirs soient mauvais, et même, le cas échéant, mauvais absolument » (1153b9-13, trad. J. Tricot). Plotin fait allusion à cette définition du plaisir comme activité libre de tout obstacle et à l’identité du plaisir et du bonheur qui en est la conséquence dans le traité 36 (I, 5), 4, 2-4.

4. Il est difficile de traduire le terme eupátheia, que nous avons ici rendu par « bien-être », étant donné qu’il s’applique dans le traité aussi bien aux plantes qu’aux hommes. Il est employé en particulier par les stoïciens, qui distinguent, selon le témoignage de Diogène Laërce dans les Vies VII, 116, trois formes de bien-être : la joie (khára), l’attention (eulábeia) et la volonté (boúlēsis). Sur la place de ces dispositions dans la psychologie stoïcienne, voir l’étude de J.-B. Gourinat, Les Stoïciens et l’âme, p. 85-90. Il faut remarquer que le verbe correspondant (eupatheîn) est notamment employé par Plotin pour décrire l’état de l’âme qui est en relation avec l’intelligible (dans le traité 41 (IV, 6), 3, 8) ou qui s’unit à l’Un (dans le traité 9 (VI, 9), 9, 38, où Plotin emprunte le terme eupatheî au Phèdre 247d4).

5. La notion de « fonction » (érgon) joue un rôle essentiel dans la réflexion sur le bonheur que conduisent aussi bien Platon qu’Aristote. La fonction propre d’une chose est selon la République (I, 352d-354a) ce que cette dernière accomplit mieux que les autres, grâce à son excellence. L’application de ce principe général au cas de l’âme permet de montrer que comme la vie est une fonction de l’âme et que la justice est une forme d’excellence, l’homme juste vit bien et par conséquent est heureux. Après avoir montré que le bien suprême est le bonheur, Aristote, pour sa part, cherche dans l’Éthique à Nicomaque I, 6 à caractériser ce dernier au moyen de l’identification de la fonction propre de l’homme. Les exemples des personnes qui exercent une activité technique ainsi que ceux des parties du corps humain, pour lesquels la fonction propre est manifeste, suggèrent en effet que l’homme, considéré en général, possède également une fonction propre qu’Aristote cherche alors à mettre au jour. Il exclut que cette dernière soit la vie de nutrition et de croissance ainsi que la vie sensitive puisqu’elles ne sont pas réservées à l’homme. À ses yeux, la fonction propre de l’homme est l’activité de l’âme conforme à la raison : « Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. L’expression <vie rationnelle> étant ainsi prise en un double sens, nous devons établir qu’il s’agit ici de la vie selon le point de vue de l’exercice, car c’est cette vie-là qui paraît bien donner au terme son sens le plus plein » (1098a3-7, trad. J. Tricot).

6. Être heureux, c’est atteindre la fin qui consiste à vivre selon sa nature, ce qui est selon Chrysippe la même chose que vivre selon la nature universelle, dans la mesure où chaque individu est un fragment de l’ensemble du monde (voir Diogène Laërce, Vies VII, 87-89). Les stoïciens accordent le bonheur même aux animaux dépourvus de raison, parce qu’ils sont capables de vivre selon la nature, c’est-à-dire selon eux de vivre bien (voir SVF III, 17).

7. Plotin fait sans doute référence au chant des oiseaux.

8. La définition du bonheur comme la fin (télos) vers laquelle l’homme tend est générale dans l’Antiquité. Le Banquet (205a3) de Platon en témoigne, aussi bien que l’Éthique à Nicomaque (I, 5, 1097a25-b6), où Aristote montre que bonheur est la fin à laquelle toutes les autres sont subordonnées. Il établit en effet une hiérarchie entre les différentes fins des actions humaines. Alors que certains biens sont recherchés seulement pour autre chose et que l’on veut en atteindre d’autres à la fois pour eux-mêmes et parce qu’ils permettent de parvenir à un autre bien, le bonheur n’est poursuivi que pour lui-même : il est en ce sens une fin parfaite (l’adjectif téleios qu’emploie Aristote désigne ce qui est achevé, ce à quoi il ne manque rien). C’est ce qui conduit Aristote à soutenir que c’est lui qui constitue le bien suprême. Cette définition du bonheur comme fin de l’activité humaine est rappelée dans la suite de l’Éthique à Nicomaque (X, 6, 1176a31). Mais comme le fait remarquer K. McGroarty dans le commentaire qui suit la traduction de ce traité, l’expression qui est donnée comme équivalente à « la fin », à savoir « le terme auquel aspire le désir qui leur est naturel », suggère que ce sont avant tout les stoïciens qui sont ici visés par Plotin (voir p. 53).

9. L’expression « le terme auquel aspire le désir qui leur est naturel » (éskhaton tē̂s en phúsei oréxeōs) est d’inspiration stoïcienne : « le terme des désirs » (tò éskhaton tō̂n orektō̂n) constitue l’une des trois définitions de la fin (télos) selon les stoïciens. C’est par conséquent ainsi que le bonheur peut être défini (voir SVF III, 3 et 65).

11. Aristote fait partie des philosophes qui sont évoqués ici : il refuse en effet de considérer que les animaux puissent être heureux (voir par exemple l’Éthique à Nicomaque I, 10, 1099b32-a1). Les plantes sont par ailleurs définies comme des vivants : c’est ce qu’indiquent explicitement la ligne 18 et le traité 38 (VI, 7), 11, 8-17. Plotin suit sur ce point l’enseignement du Timée (77b1-3) de Platon qui montre que les végétaux sont des vivants. Sur la signification du terme zō̂ion et les difficultés qui lui sont liées, voir l’étude de F. Wolff, « L’animal et le dieu : deux modèles pour l’homme. L’invention de l’animal dans l’Antiquité ». Les plantes sont caractérisées selon Plotin par la présence de la seule faculté végétative de l’âme. Elles sont en effet dépourvues de la faculté sensible que possèdent les animaux et les hommes, ainsi que de la faculté rationnelle que les hommes ont en plus des deux précédentes. Cette répartition des facultés de l’âme, qui est un effet de la procession, est exposée par Plotin dans le traité 11 (V, 2), 2, 4-10.

12. Plotin dénonce ici ce qui lui apparaît comme un motif caché expliquant le refus de ses adversaires d’accorder le bonheur à tous les vivants : ils ne veulent pas l’accorder aux vivants jugés inférieurs.

13. L’hypothèse selon laquelle la sensation est un critère du bonheur n’est ici que très rapidement envisagée. Dès le début du chapitre suivant, elle est étudiée avec une plus grande attention. L’affirmation selon laquelle le bonheur n’appartient pas aux plantes parce qu’elles ne possèdent pas la sensation doit être mise en relation avec les Entretiens (II, VIII, 2-5) d’Épictète auxquels renvoie K. McGroarty (p. 61).

14. Plotin évoque dans ces lignes la vie ; il a auparavant mentionné la sensation et revient sur cette dernière dans le chapitre suivant qui fait également intervenir la raison : on reconnaît là les trois termes qui sont tour à tour mis en avant dans l’Éthique à Nicomaque (I, 6, 1097b33-a18). Mais il faut souligner le changement de perspective qu’opère Plotin, puisqu’il ne s’agit pas pour lui, comme c’est le cas pour Aristote, d’identifier la fonction propre de l’homme, mais de dégager le critère du bonheur. Les deux approches sont liées, dans la mesure où Aristote s’attache à déterminer la fonction propre de l’homme pour mieux savoir en quoi consiste le souverain bien qu’il identifie au bonheur, mais elles diffèrent étant donné qu’Aristote suppose que le bonheur consiste pour l’homme seul à accomplir sa fonction propre, alors que Plotin se demande si le bonheur s’étend aux vivants autres que l’homme.

15. La vie des plantes peut être une vie bonne ou une vie mauvaise, comme le montre l’exemple que donne Plotin des végétaux qui donnent des fruits ou qui n’en donnent aucun (voir à ce sujet Diogène Laërce, Vies VII, 86). Le critère distinguant ces deux formes de vie semble être le bien-être qui vient d’être évoqué, mais il pourrait être également l’accomplissement de la fonction propre ou la conformité à la nature.

16. Quand il présente l’hypothèse selon laquelle la fin est le plaisir, Plotin fait allusion à la position des épicuriens (voir Épicure, Lettre à Ménécée 128), ainsi peut-être qu’à celle des cyrénaïques (voir Diogène Laërce, Vies II, 88).

17. Le mot ataraxía (« absence de troubles ») est un hapax dans les traités de Plotin. Il appartient au vocabulaire aussi bien des épicuriens (voir la Lettre à Ménécée 128 d’Épicure, où l’ataraxie ainsi que la santé du corps sont présentées comme la fin de la vie bienheureuse) que des stoïciens (voir par exemple les Pensées IX, 31 de Marc Aurèle). Sur la vie conforme à la nature, voir la note 6. Il apparaît dans ces lignes que Plotin ne se soucie pas de présenter de façon distincte les différentes thèses des philosophes auxquels il fait allusion : il cherche bien plutôt à déterminer le critère du bonheur et mentionne à cette fin différents éléments de doctrine qui servent de support à sa recherche.

18. Le raisonnement visant à montrer que la sensation ne peut pas être considérée comme le critère du bonheur suit un déroulement qui présente deux étapes principales. Plotin commence par proposer une définition de la sensation dont il reprend ensuite les deux éléments essentiels, l’affection et l’absence d’inattention à l’égard de cette dernière, pour évoquer trois hypothèses : (1) soit c’est l’affection elle-même qui est bonne, et dans ce cas la mention de la sensation devient inutile ; (2) soit c’est la connaissance de l’affection qui est bonne, et dans cette hypothèse il n’importe pas que l’affection soit bonne ou mauvaise ; (3) soit c’est l’association de l’affection et de la sensation qui est bonne, et Plotin se demande alors, reprenant le vocabulaire des stoïciens, comment de deux choses indifférentes peut résulter une chose bonne. Même si Plotin ne l’indique pas explicitement, chaque conséquence indiquée ne peut pas être acceptée, ce qui signifie que la sensation ne constitue pas un critère satisfaisant du bonheur.

19. La définition de la sensation comme « le fait de ne pas être inattentif à une sensation » (tò tò páthos mḕ lanthánein) indique, par sa tournure négative, qu’une affection ne peut être sentie que si l’état d’inconscience à son égard cesse. Cette approche de la sensation est tributaire des analyses du Philèbe (33c-34a), dans lequel Platon distingue l’insensibilité et la sensation. La première est définie par le fait que les impressions (tà pathḗmata) dont le corps est l’objet ne sont pas assez intenses pour affecter l’âme, alors que la seconde se produit lorsque les impressions en question se répercutent jusqu’à l’âme. Le verbe utilisé pour marquer l’absence de conscience de l’âme à l’égard des impressions corporelles, dans le cas de l’insensibilité, est lanthánein, comme dans le présent passage.

20. Il est difficile de traduire l’expression tò eû : elle désigne de manière générale le bien, mais dans le contexte de la discussion sur le bonheur, elle semble avoir une signification plus précise, parce qu’elle fait écho à l’expression développée que l’on trouve au début du traité, tò eû zē̂n. Nous la traduisons donc par « la vie bonne ».

21. Nous suivons dans ces lignes les Addenda : nous ne tenons pas compte, suivant la suggestion de R. Harder, de ḗ katastásei et nous considérons que la question s’étend jusqu’à aisthḗsei, conformément à la lecture que propose V. Cilento.

22. L’adjectif « indifférent » (adiáphoros) appartient au vocabulaire des stoïciens : il désigne tout ce qui n’est ni bon ni mauvais et qui par conséquent ne conduit en soi ni au bonheur ni au malheur, par exemple la santé et la maladie, la richesse et la pauvreté, la renommée et l’absence de gloire… Voir Diogène Laërce, Vies VII, 101-107.

23. Plotin reprend ici la première hypothèse envisagée, celle selon laquelle c’est l’affection qui est bonne, comme cela est indiqué explicitement aux lignes 15-16. Mais il met l’accent non pas sur l’affection elle-même, mais sur le fait que nous reconnaissons cette affection comme bonne.

24. En dehors du contexte polémique de ce passage, Plotin admet bien la nécessité de distinguer les affections et la sensation : voir les traités 26 (III, 6), 1, 1-2 et 28 (IV, 4), 28, 3-4. Les opérations qui sont évoquées dans ces lignes, la reconnaissance et le jugement, ne font pas seulement intervenir la sensation : elles reposent sur l’usage de la raison discursive (diánoia) qui consiste à faire correspondre les images provenant de la sensation avec les empreintes issues de la contemplation des réalités intelligibles (ce processus est examiné dans le traité 49 (V, 3), 2, 2-3, 12). Sur la fonction de la raison discursive, voir les études de L. Lavaud, « La diánoia médiatrice entre le sensible et l’intelligible » et de S. Roux, « Raison et bonheur selon Plotin : une lecture du traité 46 (I 4) », p. 211-222.

26. Il s’agit de la sensation telle qu’elle est définie aux lignes 3 et 4 de ce chapitre.

27. Le verbe lanthánein, qui apparaît au début du chapitre dans la définition de la sensation, semble ici repris de façon ironique : ceux qui considèrent la sensation comme le fait de ne pas être inattentif à une affection ne sont eux-mêmes pas attentifs à ce qu’ils pensent et affirment. Dans le passage du traité Sur les notions communes, contre les Stoïciens de Plutarque, où Diadouménos montre l’absurdité de la thèse stoïcienne selon laquelle le bonheur pourrait échapper au sage, on trouve justement une forme composée du verbe lanthánein : « Pourtant, là n’est pas encore la plus grande cause d’étonnement qu’ils nous offrent, mais dans le fait que, d’après eux, il arrive souvent, lorsqu’on accède à la vertu et au bonheur, que le bénéficiaire ne s’en aperçoive même pas, et n’ait pas conscience (dialelēthénai) qu’un instant auparavant, il était l’homme le plus malheureux et le moins sensé, tandis que maintenant il est devenu tout à la fois sensé et bienheureux » (1062B, trad. D. Babut).

28. C’est le cas d’Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque (I, 6, 1098a3-7), et des stoïciens (voir par exemple SVF III, 687).

29. La définition de l’homme comme « vivant rationnel » (logikòn zō̂ion) est habituelle (voir la note 28 au traité 9, p. 102 des Traités 7-21).

30. L’argumentation par laquelle Plotin montre que la raison ne peut pas être retenue comme critère du bonheur suit un déroulement parallèle à celle qui est appliquée, dans les lignes 3 à 15, à la sensation. Plotin commence en effet par mettre en évidence une définition de la raison dans l’optique des stoïciens et il s’appuie dans un deuxième temps sur elle pour examiner deux hypothèses : (1) soit c’est le fait de se procurer les premiers biens conformes à la nature qui rend heureux et dans ce cas la raison n’est pas indispensable ; (2) soit c’est la raison en elle-même qui permet d’atteindre le bonheur, et dans cette hypothèse il faut la détacher de l’obtention de ces biens et montrer à quoi elle doit sa perfection. Là encore, l’examen de chaque cas suggère que la raison ne peut pas être considérée comme le critère du bonheur.

31. L’expression « les premiers biens conformes à la nature » (tà prō̂ta katà phúsin) désigne, dans la doctrine stoïcienne, les plus fondamentales des choses qui, bien qu’elles soient indifférentes, ont cependant une certaine valeur. Parmi les choses indifférentes, certaines suscitent en nous une impulsion parce qu’elles sont conformes à la nature, tout comme leurs contraires font naître en nous la répulsion, étant donné qu’ils ne sont pas conformes à la nature. Les choses qui sont en accord avec la nature satisfont la tendance naturelle qu’ont les êtres vivants à rechercher ce qui leur est approprié. Au premier rang d’entre elles se trouvent les « premiers biens conformes à la nature ». Il faut remarquer que dans cette expression, l’adjectif « premier » (prō̂tos) introduit sans doute une nuance temporelle, soulignant que les biens en question sont recherchés par l’homme avant les autres, mais ce ne sont pas seulement ceux qui caractérisent le début de l’existence et les sources que nous avons à notre disposition ne nous permettent pas de distinguer nettement « les premiers biens conformes à la nature » (tà prō̂ta katà phúsin) et « les biens conformes à la nature » (tà katà phúsin) : voir à ce sujet la mise au point de D. Babut dans son commentaire du traité Sur les notions communes, contre les Stoïciens de Plutarque, p. 227-228 (Belles Lettres, 2002). La doctrine stoïcienne relative aux choses conformes à la nature soulève dans l’Antiquité de vives critiques dont témoigne par exemple Diadouménos dans le traité Sur les notions communes, contre les Stoïciens (1070A-B), quand il reproche aux stoïciens de manquer de cohérence : leur discours semble selon lui retirer aux choses conformes à la nature la valeur que leur comportement leur accorde pourtant.

32. La vertu est définie comme un accomplissement (teleíōsis) aussi bien par Aristote (Physique VII, 3, 247a2) que par les stoïciens (voir Diogène Laërce, Vies VII, 90).

33. De manière exceptionnelle, Plotin emploie ici la deuxième personne du pluriel, comme s’il s’adressait directement à ses adversaires. D’habitude, en effet, Plotin utilise des verbes à la troisième personne du singulier ou du pluriel. Il faut remarquer que dans tous les cas, le sujet du verbe reste indéterminé : dans le traité 46 comme dans les autres écrits en règle générale, Plotin ne nomme pas les philosophes dont il examine les thèses.

35. Plotin débute la présentation de sa propre pensée. Mais comme le fait remarquer S. Roux, il n’abandonne pas pour autant, au début du chapitre, l’examen critique de la doctrine de ses prédécesseurs puisqu’il aborde à nouveau la notion de « vie rationnelle », mais il a cette fois pour but de dégager sa propre façon d’envisager la relation entre le bonheur et la vie, dans une discussion éthique qui est dès lors associée et subordonnée à une réflexion ontologique : voir « Raison et bonheur selon Plotin : une lecture du traité 46 (I 4), 1-4 », p. 222-225.

36. Plotin examine la conséquence qu’aurait la thèse selon laquelle la vie posséderait un caractère univoque. L’univocité (ou synonymie) est le fait pour plusieurs choses d’avoir un même nom et une même définition, alors que l’équivocité (ou homonymie), qui est évoquée dans la suite du chapitre, consiste pour plusieurs choses à avoir un même nom, mais une définition différente. Plotin emploie ici des notions mises en avant par Aristote dans les Catégories 1, 1a1-12 : voir la note 20 au traité 42, p. 253 des Traités 42-44.

37. Plotin met en évidence la contradiction qui consiste d’un côté à considérer que le bonheur se trouve dans la vie tout entière et d’un autre côté à affirmer que le bonheur est situé dans la seule vie rationnelle.

38. Le substrat et la qualité sont les deux premiers des genres stoïciens dont Plotin entreprend la critique dans le traité 42 (VI, 1), 25-30. Ces deux termes permettent de prolonger l’analyse développée dans les lignes 9 à 12. Il est étonnant de constater que le substrat est ici la vie rationnelle et la qualité la faculté rationnelle, alors que l’on s’attendrait à ce que le substrat soit la vie et la qualité qui s’applique à ce substrat le caractère rationnel : la qualité apporte en effet au substrat une détermination qu’il ne possède pas. Cette difficulté explique peut-être le fait que A.H. Armstrong comme K. McGroarty ne voient pas dans ces lignes une référence aux genres stoïciens : le terme hupokeímenon désigne respectivement à leurs yeux un point de départ et une hypothèse.

39. La critique de Plotin à l’égard des stoïciens repose sur le fait qu’il leur prête la thèse selon laquelle le bonheur réside dans la totalité qu’est la vie rationnelle. Cela signifie qu’il ne se trouve pas dans la vie considérée en elle-même, sans détermination supplémentaire, mais dans une forme précise de vie : substituant au vocabulaire stoïcien le terme d’« espèce », Plotin indique que le bonheur réside « dans une autre espèce de vie ». L’adjectif « autre » ne doit pas être compris comme s’il désignait une espèce de vie autre que la vie rationnelle : il souligne que l’espèce de vie qu’est la vie rationnelle ne se confond pas avec le genre de la vie dans sa totalité.

40. Le terme antidiēirēménon s’applique dans les Catégories (13, 14b33-15a1) d’Aristote aux espèces résultant de la division d’un genre et ne présentant pas entre elles de relation d’antériorité et de postériorité. Dans le cas de la vie au contraire, aux yeux de Plotin, les différentes espèces sont ordonnées entre elles selon l’antériorité et la postériorité.

41. Ces deux termes, « antérieur » et « postérieur », jouent un rôle essentiel dans le traité 42 : Plotin s’inspire du principe formulé par Aristote dans la Métaphysique (B 3, 999a6-7) pour affirmer que ce qui est antérieur et ce qui est postérieur ne peuvent pas appartenir à un même genre et pour remettre ainsi en cause aussi bien l’unité de la catégorie aristotélicienne de la réalité, qui ne peut s’appliquer aux réalités premières de là-bas et aux choses sensibles qui leur sont postérieures (chap. 1, 25-28 et chap. 2, 2-4), que celle du genre stoïcien du substrat, qui ne peut rassembler la matière qui est antérieure et les corps qui sont postérieurs (chap. 25, 15-23).

42. L’expression pollakhō̂s legómenon signifie que la vie est équivoque et non pas univoque. Elle est employée par Aristote qui l’applique, dans le traité De l’âme, à l’être (I, 5, 410a13) et, sous une forme légèrement différente (pleonakhō̂s legoménou), à la vie (II, 2, 413a22). L’équivocité de la vie est déjà affirmée dans le traité 45 (III, 7), 11, 48-50, qui précède immédiatement le nôtre dans l’ordre chronologique : Plotin montre alors que le temps est une vie qui est dans une relation d’homonymie avec la vie de là-bas. Sur l’usage que Plotin fait de cette expression et sur les différences entre sa conception de la hiérarchie entre les différentes formes de vie et celle d’Aristote, voir l’étude de R. Chiaradonna, « Connaissance des intelligibles et degrés de la substance – Plotin et Aristote », p. 78-83.

43. Voir la Sentence 12 de Porphyre qui porte sur le caractère équivoque de la vie (le texte concerné est cité par L. Brisson dans la note 400 au traité 28, p. 268-269 des Traités 27-29). Il faut remarquer que si la formulation de Porphyre est proche de celle de Plotin, elle met en évidence une hétérogénéité entre les différentes vies qui est beaucoup plus grande que dans le traité plotinien puisque Porphyre mentionne successivement la vie d’une plante, celle d’un être animé, celle d’un être intellectif, celle de la nature, celle de l’âme, celle de l’intellect et celle de ce qui est au-delà, alors que Plotin évoque seulement la vie de la plante et celle de l’être privé de raison, cette dernière expression désignant l’animal dépourvu de raison.

44. Il faut souligner l’importance des notions de clarté et d’obscurité, qui montrent que la vie présente une hiérarchie : son sommet est occupé par la vie entièrement lumineuse de l’Intellect et elle s’étend jusqu’à la vie végétale qui ne possède qu’une lumière très affaiblie. Comme le souligne A. Linguiti, la lumière ne constitue pas seulement une métaphore, dans la mesure où l’intelligible possède bien la forme supérieure de la lumière (voir la note 15 p. 106 qui renvoie à l’étude de W. Beierwaltes, « Die Metaphysik des Lichtes in der Philosophie Plotins »). La lumière qui existe dans le sensible provient précisément de cette lumière intelligible qui est première : voir sur ce point la note 8 au traité 24, p. 117 des Traités 22-26. La lumière pure qui définit la vie de là-bas est notamment évoquée dans les traités 24 (V, 6), 1, 16-21 ; 31 (V, 8), 4, 4-6 ; 32 (V, 5), 7, ainsi que, à l’intérieur du présent volume, dans le traité 49 (V, 3), 8, 20-23 et 36-45. L’adjectif correspondant au substantif tranótēs qui est un hapax chez Plotin et qui désigne la clarté, est utilisé au chapitre 2, ligne 31, dans un passage qui montre justement que, parmi les philosophes dont Plotin examine les thèses, ceux qui refusent la vie bonne aux plantes et ceux qui soutiennent que la sensation est le critère du bonheur ne font pas attention au fait qu’ils considèrent en réalité que le bonheur est placé dans « une vie plus claire » que celle de la sensation. Quant au nom amudrótēs, il n’apparaît lui aussi qu’ici dans les traités de Plotin, mais on rencontre l’adjectif qui se rapporte à lui dans le chapitre 10, 28-29, au comparatif, lorsque Plotin évoque le risque que la conscience rende « plus obscures » les activités qu’elle accompagne. On trouve hors du traité 46 de nombreuses occurrences de ce terme : il est par exemple employé, au comparatif également, dans le traité 30 (III, 8), 4, 27, où il est appliqué à la contemplation exercée par la nature (voir la note 43, p. 60 des Traités 30-37, qui indique en outre la signification que Platon donne à ce mot). Sur la correspondance entre les degrés de la lumière et ceux de la vie, voir l’étude de R. Chiaradonna, « Connaissance des intelligibles et degrés de la substance – Plotin et Aristote », p. 80-82.

45. Ce principe a une valeur générale et ne s’applique pas seulement à la vie, comme l’indique le fait que les termes utilisés sont au neutre et non pas au féminin, comme l’exigerait l’accord avec le substantif zōḗ qui désigne en grec la vie.

46. Nous adoptons la correction des Addenda : à la ligne 25, nous lisons tò eû et non tò eudaimoneîn qu’indiquent les manuscrits.

47. Cette vie parfaite est celle de l’intelligible. Elle est ici désignée par l’expression hē téleios zōḗ, dans laquelle l’adjectif téleios n’est pas accordé grammaticalement avec le nom zōē̂, alors que c’est habituellement le cas (aux lignes 33 et 34 de ce même chapitre, on trouve ainsi hē teleía zōē̂). Cette notion joue un rôle essentiel dans l’économie du traité, puisque c’est justement cette vie parfaite de l’intelligible ou de l’Intellect qu’il convient d’adopter pour être heureux. L’Intellect possède la vie éternelle dont les autres vies sont des images éphémères et il est même la vie parfaite : Plotin ne considère pas simplement la vie véritable comme une propriété de l’Intellect, il les identifie l’un à l’autre. Il faut insister sur le fait que cette vie de l’Intellect est elle-même bienheureuse, comme l’indique Plotin dans le 30 (III, 8), 11, 31-32, où il emploie l’adjectif makários (dont le sens est avant tout religieux, comme le fait remarquer J.-F. Pradeau dans la note 132, p. 72-73 des Traités 30-37). Sur les influences dont résulte la thèse de Plotin au sujet de la relation entre l’Intellect et la vie, voir la note 99 au traité 26, p. 225 des Traités 22-26, ainsi que l’étude de P. Hadot, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin ».

48. L’expression qu’emploie Plotin pour désigner le bien (tḕn toû agathoû phúsin) provient du Philèbe 60b10.

49. Comme dans le chapitre suivant (lignes 19 et 20), Plotin insiste sur le fait qu’il ne faut pas confondre le Bien qui est le principe de toutes choses avec le bien que l’homme peut posséder et qui provient du premier.

51. La question de savoir si le bonheur est réservé aux dieux fait partie de celles qui sont habituellement évoquées dans les réflexions sur le bonheur. Dans l’Éthique à Nicomaque X, 8, Aristote souligne ainsi que le bonheur est par excellence le fait des dieux, parce qu’ils ont un rapport privilégié avec l’activité contemplative. C’est précisément la possibilité d’exercer cette dernière qui fait la différence entre les hommes et les animaux : « Un signe encore, c’est que les animaux autres que l’homme n’ont pas de participation au bonheur, du fait qu’ils sont totalement démunis d’une activité de cette sorte. Tandis qu’en effet chez les dieux la vie est tout entière bienheureuse, comme elle l’est aussi chez les hommes dans la mesure où une certaine ressemblance avec l’activité est présente en eux, dans le cas des animaux, au contraire, il n’y a pas trace de bonheur, parce que, en aucune manière, l’animal n’a part à la contemplation » (1178b24-28, trad. J. Tricot). Sur la conception défendue sur cette question par Sénèque, voir les Lettres à Lucilius 92, 27.

52. Le bonheur n’est pas selon Plotin le privilège des dieux. La vie que connaissent les dieux est la même que celle à laquelle parviennent les hommes qui s’unissent à l’Un. C’est ce qu’indiquent les dernières lignes du traité 9, qui décrivent la vie de là-bas en ces termes : « Telle est la vie que mènent les dieux et les hommes divins et bienheureux : être libéré des choses d’ici-bas, vivre sans trouver son plaisir dans les choses d’ici-bas, fuir seul vers lui seul » (9 (VI, 9), 11, 49-51, trad. F. Fronterotta). Il faut souligner que l’expression qui ouvre la phrase, « Telle est la vie que mènent les dieux », reprend pour l’essentiel les termes mêmes qu’emploie Platon dans le Phèdre (248a1), quand il évoque le parcours qui permet aux âmes divines de contempler les réalités intelligibles dans le lieu situé au-delà du ciel. Cette vie est distincte de celle que connaissent les autres âmes, car même si ce mouvement d’élévation peut aussi être accompli par la pensée d’une âme recherchant la nourriture qui est pour elle la meilleure, c’est-à-dire la vérité, il ne permet qu’une contemplation partielle et inférieure des réalités intelligibles. Quand il identifie la vie des hommes heureux à celle des dieux, Plotin est donc plus proche d’une formule que l’on trouve dans un passage du Théétète (176a1-2) qui évoque, dans un contexte différent, la vie véritable comme celle dont font l’expérience à la fois les dieux et les hommes heureux.

53. C’est l’opposition entre l’autre homme et l’homme heureux, soulignée dans la suite du chapitre 4 (lignes 12 à 15), qui nous incite à considérer que seul est heureux l’homme qui possède la vie parfaite en acte, alors que la construction grammaticale peut laisser penser que celui qui a cette vie en puissance ou bien en acte est susceptible d’être considéré comme heureux.

54. L’expression que Plotin emploie au début de la phrase, littéralement « l’autre homme », renvoie non pas à une personne qui aurait été évoquée auparavant, mais de manière générale à l’individu qui ne possède pas en acte la vie de l’Intellect. Sur cette notion, voir l’étude de R. Bodéüs, « L’Autre Homme de Plotin ». La différence entre l’autre homme et le sage est précisée au moyen de deux distinctions : Plotin emploie en effet le verbe « avoir » (ékhein) pour désigner le rapport de l’autre homme à la vie de l’Intellect, alors qu’il utilise « être » (eînai) quand il décrit la relation du sage à cette vie. L’autre homme n’a de plus la vie de l’Intellect qu’« en puissance » (dunámei) alors que le sage est « en acte » (energeíai) cette vie. Ces deux distinctions se complètent : alors que l’autre homme possède la vie de l’Intellect qu’il peut adopter, le sage pour sa part s’identifie pleinement à cette vie. Ce dernier pense alors les réalités intelligibles qui sont en acte et sont des actes, grâce à l’intellect qui ne passe pas lui-même de la puissance à l’acte, comme le montre le traité 25 (II, 5), 3, 24-40.

55. La métaphore du vêtement qui est suggérée ici indique la nécessité de distinguer ce qui essentiel, c’est-à-dire ce dont on ne peut se défaire, et ce qui est secondaire, autrement dit ce qu’on peut éventuellement changer. Dans les Lettres à Lucilius 92, 13 de Sénèque, le corps est considéré comme un vêtement que porte l’âme.

56. Plotin semble s’inspirer du Banquet de Platon (204e-205a), selon lequel le bonheur consiste à posséder les choses bonnes.

57. Il faut remarquer que Plotin emploie ici les deux termes bíos et zōḗ : le premier désigne un type de vie précis (c’est pourquoi nous le traduisons par « mode de vie ») et le second la vie considérée en général. L’insistance sur l’autarcie du sage est un point commun aux philosophes de l’Antiquité, mais elle reçoit une signification spécifique chez Plotin : voir à ce sujet l’étude de J. Laurent, « L’autarcie joyeuse du sage selon Plotin ».

58. Au début de la phrase, nous suivons la correction de R. Harder adoptée par H.-S. : nous traduisons kaì spoudaîos au lieu de la leçon kàn spoudaîos des manuscrits. Sur les difficultés textuelles et les différentes interprétations possibles de ce passage, voir A. Schniewind, L’Éthique du sage chez Plotin. Le paradigme du spoudaios, p. 120-121. Nous trouvons ici la première occurrence du terme spoudaîos (traduit par « sage »), qui apparaît à de nombreuses reprises dans la suite du traité 46. Le traité 15 (III, 4), 6, 3, montre à propos du sage que c’est l’intellect qui domine en lui.

59. Pour la distinction entre soi-même et ce qui est à soi, voir l’Alcibiade (128a-d) de Platon et le traité 49 (V, 3), 3, 22-45.

60. Le bonheur du sage est indépendant de la fortune : voir sur ce point, parmi de très nombreux exemples, les analyses d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque I, 10 et celles de Sénèque dans les Lettres à Lucilius 92, 19.

61. Il appartient au sage, selon les stoïciens, de ne pas se laisser troubler par la mort de ceux qu’il aime, car elle est un fait conforme à la nature. Vouloir qu’ils ne meurent pas serait en revanche vouloir quelque chose qui est contraire à la nature. C’est ce que met en évidence Épictète dans les Entretiens : « Rappelle-toi que tu aimes un être mortel, un être qui n’est aucunement toi-même ; il t’a été accordé pour le moment, mais non sans qu’il puisse t’être enlevé ni pour toujours, comme une figue, comme une grappe de raisin qui viennent régulièrement en leur saison : si tu les désires pendant l’hiver, tu es un sot. Désirer ton fils ou ton ami en un temps où ils ne t’ont pas été donnés, c’est, sache-le bien, désirer des figues en hiver. Comme l’hiver est à la figue, l’ensemble des circonstances provenant de l’univers l’est aux êtres qu’elles vous enlèvent » (III, XXIV, 86-87, trad. É. Bréhier).

62. Cette dernière expression est proche de celle que l’on trouve dans l’Éthique à Nicomaque I, 11, où Aristote s’intéresse au rôle que jouent dans le bonheur humain les événements qui se produisent suivant la fortune. Il fait alors une distinction au sein des événements en fonction de leur ampleur : seuls ceux qui sont conséquents ont à ses yeux une influence déterminante sur le bonheur. En particulier, il montre que s’il s’agit d’événements néfastes, « ils rétrécissent et corrompent le bonheur, car, en même temps qu’ils apportent des chagrins avec eux, ils mettent obstacle à de multiples activités » (1100b28-30, trad. J. Tricot).

64. Le terme adoxía, que nous traduisons par « discrédit », est un hapax dans les traités de Plotin. Comme le montre K. McGroarty (p. 100-101), ce passage doit être étudié à la lumière de l’Éthique à Nicomaque (III, 9, 1115a10-13), où Aristote donne justement comme exemples de maux que nous craignons le discrédit, la pauvreté et la maladie (auxquels il ajoute l’absence d’amis et la mort). Il montre d’ailleurs dans ce chapitre qu’il ne convient pas d’avoir la même attitude à l’égard de chacun de ces maux : il est nécessaire de redouter le mépris, alors que la pauvreté et la maladie ne doivent pas susciter la peur, parce qu’elles ne sont pas dues à une action blâmable.

65. La réponse négative que l’on trouve ici est confirmée dans le traité 47 (III, 2), 5, 6 qui souligne que la pauvreté et la maladie sont insignifiantes pour les hommes bons. Plotin montre à la fin du chapitre précédent que c’est la bonté qui seule permet d’être heureux et que pour cette raison les dieux sont également heureux (lignes 47 et 48). Priam constitue la figure emblématique de l’homme qui mène une vie heureuse et qui connaît de grands malheurs une fois parvenu à la vieillesse (voir à ce sujet les vers 38-76 du chant XXII de l’Iliade, dans lesquels Priam présente ces maux, avant même la mort d’Hector, et dont Plotin cite quelques termes dans le chapitre 7, 33). Dans l’Éthique à Nicomaque I, 10, Aristote évoque ainsi Priam comme exemple de victime d’un revirement tardif de fortune : « De nombreuses vicissitudes et des fortunes de toutes sortes surviennent, en effet, au cours de la vie, et il peut arriver à l’homme le plus prospère de tomber dans les plus grands malheurs au temps de sa vieillesse, comme la légende héroïque le raconte de Priam : quand on a éprouvé des infortunes pareilles aux siennes, et qu’on a fini misérablement, personne ne vous qualifie d’heureux » (1100a5-9, trad. J. Tricot). Les stoïciens insistent au contraire sur le fait que les souffrances qu’endure Priam ne sauraient remettre en cause le bonheur (voir SVF III, 585). Deux attitudes opposées se dessinent ainsi à l’occasion de l’examen du cas de Priam. Dans le chapitre des Essais (I, 19) qui s’intitule « Qu’il ne faut juger de nostre heur, qu’après la mort », Montaigne cite Agésilas qui prend précisément l’exemple de Priam pour montrer qu’il ne faut pas proclamer trop tôt un individu heureux, car les maux peuvent survenir après ce jugement.

66. La lecture de ce chapitre est rendue difficile par le fait qu’il est malaisé de faire la part entre la thèse que soutient Plotin et les divers arguments mis en avant par des philosophes qui insistent sur la nécessité de prendre en compte le corps dans les considérations sur le bonheur. Nous faisons apparaître des marques de dialogue pour indiquer que Plotin semble répondre à des questions évoquant d’abord l’influence des maux sur le sage puis la place qu’il convient de laisser au corps dans la recherche du bonheur. A. Linguiti comprend pour sa part l’ensemble du chapitre comme l’intervention d’un interlocuteur fictif qui représente les conceptions d’Antiochos d’Ascalon dirigées en particulier contre les stoïciens, telles qu’elles sont présentées dans le traité Des termes extrêmes des biens et des maux (IV, 7, 16-18 et V, 12, 34) de Cicéron, et indique que Plotin ne reprend l’exposé de sa propre pensée qu’à partir du chapitre 6 (voir la note 23 p. 108 de sa traduction).

67. La question à laquelle Plotin apporte ici une réponse repose sur l’idée selon laquelle pour être heureux, il faudrait ne connaître ni les vicissitudes de la fortune ni la douleur. Mais un tel état est selon Plotin le privilège des dieux : les hommes pour leur part font l’expérience d’événements défavorables et douloureux, mais cela ne les empêche pas d’être heureux. Quand ils adoptent en effet la vie parfaite de l’Intellect, ils ne coïncident plus avec le composé qui est soumis aux divers maux.

68. Le verbe egkolpízō (« embrasser ») est un hapax dans les traités de Plotin. L’affirmation selon laquelle la fin doit être unique fait écho à la critique que les représentants de la Nouvelle Académie adressent aux stoïciens : ils font remarquer en effet que l’action humaine ne peut pas avoir deux fins, en l’occurrence le choix des premiers biens conformes à la nature et leur obtention (voir Plutarque, Sur les notions communes, contre les Stoïciens 1070F-1071A).

69. Cette précision est une allusion aux analyses de l’Éthique à Nicomaque III, 4, où Aristote distingue le choix (proaíresis) d’autres notions, comme la volonté (boúlēsis), dont le sens est apparemment proche. Il met ainsi en évidence que la volonté, à la différence du choix, peut porter sur ce qui est impossible et sur ce dont l’accomplissement ne dépend pas de soi. Il montre aussi que l’objet de la volonté est la fin, tandis que ceux du choix sont les moyens qu’il est nécessaire de mettre en œuvre pour parvenir à cette fin. Or, les « choses nécessaires » qu’évoque ici Plotin ne désignent pas une fin pour l’homme, contrairement à la vie conforme au bien véritable qui vient d’être évoquée (lignes 17 à 19). Si l’on suit donc sur ce point la thèse aristotélicienne, le terme « volonté » ne peut pas être employé de façon adéquate à propos des « choses nécessaires ». Il faut remarquer de plus que selon Aristote, le bonheur peut être l’objet de la volonté, mais pas du choix, étant donné que ce dernier s’applique à ce qui dépend de nous, ce qui sous-entend que nous pouvons vouloir le bonheur parce qu’il ne dépend pas de nous (voir l’Éthique à Nicomaque III, 4, 1111b28-31). Si Plotin soutient que la volonté porte sur le bonheur et même qu’elle le doit, quand il affirme dans le présent chapitre que la vie conforme à l’Intellect est « la vie qui doit être réellement voulue » (lignes 18 à 19), la thèse selon laquelle le bonheur consiste à vivre la vie de l’Intellect s’oppose en revanche au présupposé de la justification que propose Aristote : il dépend bien de nous de vivre la vie de là-bas qui permet le bonheur.

70. Le verbe ekklínō (« éviter ») est un hapax chez Plotin. Le nom correspondant, ékklisis, n’apparaît, en dehors des deux occurrences de ce chapitre, que dans le traité 51 (I, 8), 15, 6 et 7.

71. Le terme anōdunía (« absence de douleur ») ne se trouve qu’ici dans les traités de Plotin.

72. Nous suivons le texte des manuscrits qui indique zēteî, et non pas la correction de A. Kirchhoff adoptée par H.-S. (zēteîtai).

73. Le jugement que nous portons sur les choses est relatif à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Dans l’Éthique à Nicomaque I, 2, Aristote met en évidence la diversité des conceptions du bonheur et souligne qu’une même personne n’a pas tout au long de son existence la même opinion : « Souvent le même homme change d’avis à son sujet : malade, il place le bonheur dans la santé, et pauvre, dans la richesse » (1095a23-25, trad. J. Tricot).

74. La présence et l’absence des choses nécessaires modifient les différents aspects de l’existence. En ce sens, la vie dans laquelle on ne subit aucune maladie est plus agréable que celle de celui qui est malade. Mais elles n’introduisent pas de changement dans le bonheur même de l’homme, parce qu’il ne dépend pas d’elles.