Sur la providence I1 

1. Qu’il soit déraisonnable d’attribuer au hasard et à la fortune2 la réalité et la constitution de notre univers, et que cette opinion soit le propre d’un homme qui n’a fait usage ni de son intellect ni de sa sensation, voilà qui est évident, je pense, même avant toute discussion3. En outre, un grand nombre d’arguments ont bien montré que cela était déraisonnable. [5] Mais il convient d’examiner, en reprenant la discussion depuis le point de départ et du début, de quelle manière chaque chose est née et a été produite, car il arrive qu’on doute de la providence de l’univers au motif que certaines choses ne se produisent pas comme il se doit ; ainsi les uns finissent par dire que la providence n’existe pas4, tandis que les autres soutiennent que le monde a été produit par un mauvais démiurge5[10] Mais laissons de côté la providence qui relève de cas particuliers, laquelle est un raisonnement qui précède l’action6 : ce raisonnement établit la manière d’accomplir ou non quelque chose qui n’est pas obligatoire, ou la manière dont nous pouvons ou non entrer en possession d’une chose. Puisque nous prenons pour acquis qu’il existe une providence qui gouverne l’univers, tirons les [15] conséquences qui découlent de cette position.

Donc, si nous supposions que l’univers, qui n’existait pas à un moment, vint à l’être à un autre moment, nous admettrions par ce raisonnement qu’il s’agit de la même providence que celle dont nous venons de dire7 qu’elle s’applique aussi aux choses particulières : ce serait une prévision et un calcul du dieu qui se demanderait comment produire notre univers et comment le rendre le meilleur possible8. [20] Mais puisque nous affirmons que notre monde est éternel et qu’il n’y eut pas un moment où il n’existait pas9, c’est à bon droit et avec raison que nous dirons que, pour l’univers, la providence tient dans le fait qu’il existe conformément à l’Intellect et que l’Intellect existe avant lui10, non au sens où l’Intellect lui serait antérieur dans le temps, mais parce que l’univers dépend de l’Intellect11, qui est antérieur par nature et la cause de ce monde, comme [25] archétype et comme modèle, puisque notre monde est une image de l’Intellect12, qui le maintient toujours dans l’existence de la manière suivante. L’Intellect et l’être correspondent au monde véritable et premier, un monde qui ne connaît pas l’extension, qui n’est pas affaibli par la division et qui ne manque de rien, pas même en ses parties, car aucune d’elles [30] n’est arrachée au tout. En fait, la vie totale du monde véritable, c’est-à-dire l’Intellect en son entier puisque la vie et l’intellection forment ensemble une seule et même chose, fait que la partie est aussi l’ensemble et le tout, car elle entretient avec lui des liens d’amitié13 : aucune partie n’est séparée d’une autre, elle n’est pas simplement devenue différente et elle n’est pas étrangère aux autres. Par suite, l’une ne commet pas d’injustice contre une autre, même si elle est son contraire. Puisque partout [35] il est un et parfait en tout point, l’Intellect persiste dans le même état et ne connaît pas d’altération. Il n’y a pas en effet d’action d’une partie sur une autre. À quoi bon cette action, puisque rien ne lui fait défaut ? Quelle action pourrait avoir une raison sur une autre raison, ou un intellect sur un autre intellect14 ? Allons ! le fait de pouvoir produire quelque chose par soi-même est, on le sait, le propre non pas de ce qui est parfait en tout point, mais de ce qui produit et [40] se meut dans la mesure où il est imparfait15. Aux êtres qui sont parfaitement bienheureux, il suffit de rester immobiles en eux-mêmes et d’être ce qu’ils sont. Il ne serait pas prudent de leur part de s’occuper d’une multitude de choses, car ce serait sortir de leur état16. En fait, l’Intellect17 est à ce point bienheureux qu’il réalise de grandes choses en ne faisant rien. Même s’il reste immobile en [45] lui-même, ce sont de grandes choses qu’il réalise.

 

2. C’est évidemment de ce monde véritable18 et un que tire son existence notre univers, qui, lui, n’est pas véritablement un : il est évidemment multiple, divisé en une multiplicité où une partie est séparée d’une autre et devient étrangère à une autre ; ce n’est plus seulement l’amitié qui y règne mais [5] aussi la haine19, puisqu’il y a séparation, et que le manque dont souffre une partie explique qu’elle soit nécessairement en guerre avec une autre. Aucune partie en effet ne se suffit à elle-même, mais, comme elle a besoin d’une autre pour assurer sa sauvegarde, elle entre en guerre avec celle qui lui permet d’assurer sa sauvegarde20. Et notre univers est né non pas à la suite d’un calcul qui établit qu’il devait naître, mais il résulte de la nécessité qu’il y ait une nature de second rang21. Car le monde véritable n’est pas tel qu’il doive être le dernier [10] des êtres. Il est en effet premier, on le sait, car il possède une immense puissance, une puissance totale. C’est donc une puissance qui peut produire autre chose sans chercher à la produire. Car si elle cherchait à la produire, d’emblée elle ne posséderait pas cette chose en elle-même et cette chose ne viendrait pas de sa réalité même : cette puissance serait semblable à un artisan, qui ne tire pas de lui-même la capacité de produire, mais qui la possède de l’extérieur, [15] car il l’a acquise par l’apprentissage22. L’Intellect, donc, qui donne quelque chose de lui-même à la matière, produit toutes choses en demeurant calme et tranquille23. Ce don, c’est la raison qui s’écoule de l’Intellect24. Car ce qui s’écoule de l’Intellect est une raison, et cette raison ne cessera de s’écouler, aussi longtemps que l’Intellect sera présent dans les êtres25. Il en va comme pour une raison qui se trouve dans une semence : même si toutes les parties se trouvent ensemble et au même endroit, [20] sans que l’une entre en conflit avec une autre, ait un différend avec une autre ou lui fasse obstacle, ce qui vient à l’être possède d’emblée une masse, ses parties occupent des lieux différents, et bien sûr elles ne se nuisent pas ni ne se détruisent les unes les autres26. De même, c’est à partir d’un seul et même Intellect et de la raison qui vient de lui, que notre univers surgit et se divise en parties, parmi lesquelles, [25] de toute nécessité, les unes sont amicales et pacifiques, les autres hostiles et agressives ; elles se font du tort mutuellement, les unes de leur plein gré, les autres contre leur gré, et la destruction des unes donne naissance aux autres27. C’est néanmoins une seule et même harmonie que l’univers fait régner28 sur les parties qui agissent et qui pâtissent de cette manière : même si chacune émet un son qui lui est [30] propre, une raison vient sur elles, qui produit l’harmonie et l’ordre uniques qui règnent dans l’ensemble. Car notre univers n’est pas Intellect et raison comme l’univers de là-bas, puisqu’il se borne à participer de l’Intellect et de la raison. C’est pourquoi il fallait qu’il y ait une harmonie, pour que l’intellect et la nécessité y soient réunis29 : la nécessité l’entraîne vers le mal et le conduit loin de la raison, [35] parce qu’elle n’est pas une « raison » ; il n’en reste pas moins que l’intellect domine la nécessité30. Car le monde intelligible n’est que raison et il ne saurait y avoir un autre monde qui ne soit que raison. Si quelque chose d’autre vient à l’être, il faut qu’il soit inférieur au monde intelligible et qu’il ne soit ni une raison ni non plus une sorte de matière, car la matière est dépourvue d’ordre31. Notre monde est donc un mélange des deux32, qui a pour ingrédients la matière et [40] la raison, et pour origine une âme qui préside à ce mélange33. Il faut croire que cette âme ne subit aucun dommage, puisqu’elle gouverne facilement notre univers par une sorte de présence34.

 

3. On aurait tort de mépriser notre univers sous prétexte qu’il n’est pas beau et qu’il n’est pas le meilleur des êtres qui ont un corps35. Il ne faut pas non plus accuser la cause qui est à l’origine de son existence36. Tout d’abord, l’univers existe de toute nécessité, puisqu’il ne résulte pas d’un calcul37, mais qu’une nature [5] supérieure engendre naturellement une chose semblable à elle-même. Ensuite, même si celui qui a produit l’univers avait agi par calcul, il n’aurait pas à rougir de son produit, car il a fabriqué un ensemble qui est parfaitement beau et qui se suffit à lui-même38, un ensemble qui entretient des liens d’amitié avec lui-même et avec ses parties, les plus importantes comme les plus humbles, car il y a convenance parfaite entre elles toutes. Donc, celui qui fait grief à l’ensemble à cause de ses parties [10] lance une accusation absurde39, car il faut examiner les parties en les rapportant à l’ensemble lui-même40, voir si elles sont en accord et en harmonie avec lui et, lorsque l’on examine l’ensemble, ne pas avoir égard à des parties insignifiantes. Cela en effet n’est pas mettre en cause l’univers que d’isoler certaines de ses parties ; c’est comme si, d’un être vivant dans son ensemble, [15] on ne considérait qu’un cheveu ou qu’un doigt de pied en négligeant l’homme dans son ensemble, qui offre un spectacle merveilleux, ou bien, par Zeus, comme si l’on prenait le plus frustre des êtres vivants en faisant abstraction de tous les autres, ou qu’en passant en revue les représentants d’une espèce, par exemple celle de l’homme, on mettait Thersite en avant41.

Donc, puisque ce qui est engendré, c’est le monde tout entier, si tu le contemples comme il faut [20] tu l’entendras peut-être tenir ces propos42 : « Un dieu m’a produit et je suis né de lui, je me compose de tous les vivants, je ne manque de rien et je ne dépends que de moi, car je me suffis à moi-même, puisque toutes choses sont en moi, les plantes, les animaux et tous les êtres engendrés. J’ai en moi une multiplicité de dieux, une foule de démons, [25] des âmes bonnes et des hommes dont la vertu fait le bonheur43. Bien sûr, il n’est pas possible de dire que la terre est ornée de toutes les plantes, d’animaux variés et que la puissance de l’âme s’étend jusqu’à la mer, mais que l’air dans son ensemble, l’éther et le ciel en sa totalité n’ont aucune part à l’âme44. Allons ! il y a là-haut toutes ces âmes bonnes, qui donnent vie aux astres et à la sphère [30] du ciel qui, à l’imitation de l’Intellect, accomplit une révolution régulière et permanente en poursuivant une révolution dirigée par une pensée réfléchie toujours autour du même centre, sans rien chercher d’extérieur45. Et toutes les choses qui sont en moi tendent vers le Bien et chacune l’atteint selon la capacité qui est la sienne46. Car le ciel tout entier est suspendu au Bien47, comme le sont aussi mon âme dans son ensemble et les dieux qui agissent dans [35] mes parties48, et tous les animaux, les plantes et, si cela existe, ce qui semble en moi ne pas avoir d’âme49. Certaines de ces choses semblent ne participer qu’à l’existence, et d’autres à la vie ; certaines ont davantage de vie, car ils ont la sensation, d’autres ont déjà la raison, et d’autres encore ont la vie totale. Car il ne faut pas réclamer des capacités égales pour des choses inégales. Ce n’est pas au doigt qu’il faut demander de voir, [40] mais à l’œil. C’est autre chose que l’on attend du doigt : on attend de lui, je crois, d’être un doigt et de remplir la fonction qui est la sienne. »

 

4. Ne sois pas étonné si le feu est éteint par l’eau et si un autre élément est détruit par le feu. Car c’est aussi un autre élément qui a amené le feu à l’être : puisqu’il n’est pas venu à l’être par lui-même, il est détruit par un autre et c’est grâce à la destruction d’un autre qu’il vient à l’être. La destruction [5] du feu, s’il en va ainsi, n’a rien de terrible : un autre feu s’allume à la place de celui qui a été détruit50. Dans le ciel incorporel51, chaque chose reste ce qu’elle est, alors que dans notre ciel52, le tout reste toujours vivant, de même que les parties qui en lui sont les plus éminentes et les plus importantes53. Mais il y a des âmes qui passent d’un corps à une autre et qui viennent dans une espèce différente à des moments différents ; quand [10] l’une le peut, elle échappe à la génération et rejoint l’âme totale54. Il y a encore des corps qui vivent chacun pour assurer la survie de leur espèce et de la totalité des vivants, s’il est vrai que des animaux vont aussi naître d’eux et d’autres se nourrir d’eux55. Car la vie d’ici est en mouvement, alors que celle de là-bas est immobile56. Il fallait que le mouvement naisse de l’immobilité57 et qu’une autre vie naisse de la vie qui demeure en elle-même : [15] vie dotée d’un souffle58 et ne restant pas tranquille, elle est, pour ainsi dire, la respiration de la vie qui reste au repos.

Il est nécessaire que les vivants s’attaquent et se détruisent mutuellement, car ils ne sont pas nés éternels59. S’ils sont nés, c’est qu’une raison s’est saisie de la matière tout entière et qu’elle les contient tous en elle-même, puisqu’ils sont là-bas en eux-mêmes dans le ciel de là-haut60. [20] Car d’où viendraient-ils, s’ils ne se trouvaient là-bas ? Et les injustices que les hommes commettent les uns à l’égard des autres ont pour cause leur désir du Bien61 : lorsque leur impuissance les fait échouer dans leur tentative d’atteindre le Bien, ils se tournent contre les autres. Mais lorsqu’ils se montrent injustes, ils sont châtiés, parce qu’ils sont pervertis en leur âme par leurs activités vicieuses, et ils sont confinés dans un lieu inférieur62. [25] Rien en effet n’a jamais échappé à ce que décrète la loi de l’univers63. Il n’est pas vrai que l’ordre vienne du désordre, et la loi de l’absence de loi, comme d’aucuns le croient64, qui veut que l’ordre et la loi naissent de l’inférieur et apparaissent grâce à lui. En réalité, le désordre et l’absence de loi viennent de l’ordre, qui est imposé de l’extérieur. C’est parce qu’il y a de l’ordre que le désordre existe, et c’est grâce à la loi et à la raison, c’est-à-dire [30] parce que la raison existe, que les lois sont violées et que la déraison existe ; ce n’est pas parce que les choses les meilleures ont produit celles qui leur sont inférieures, mais parce que celles qui peuvent recevoir les meilleures ne sont pas capables de les recevoir65, en raison de leur nature propre ou des circonstances, c’est-à-dire parce qu’autre chose les en empêche. Car lorsqu’une chose se voit imposer un ordre qui vient de l’extérieur, elle peut manquer de l’atteindre, soit pour des motifs qui lui sont propres, soit par la faute d’un autre être. [35] Les autres peuvent lui faire subir un dommage important, même lorsqu’ils agissent sur lui contre leur gré et en visant un autre but. Les êtres qui possèdent en eux-mêmes la capacité d’avoir un mouvement autonome peuvent incliner tantôt vers le meilleur, tantôt vers le pire66. Mais peut-être ne vaut-il pas la peine de chercher l’origine de cette orientation vers le pire67. Car si une déviation qui, au point de départ est minime, [40] progresse dans la même direction, elle produit une faute qui va toujours en s’amplifiant et en s’aggravant68. Le corps et l’âme sont unis, et de là naît nécessairement le désir. Une impulsion de départ et qui se manifeste soudainement, si on ne lui prête pas attention et si on ne la maîtrise pas immédiatement, amène à choisir le travers dans lequel on tombe. Mais un châtiment suit à coup sûr69. Il est juste, en pareil cas, [45] que l’on subisse les conséquences de sa condition, et il ne faut pas réclamer le bonheur pour ceux qui n’ont rien fait pour le mériter. Seuls les êtres bons sont heureux. C’est pour cette raison, en effet, que les dieux aussi sont heureux.

 

5. Mais si, alors qu’il leur est possible d’être heureuses dans notre univers, certaines âmes ne le sont pas, ce n’est pas le lieu où elles se trouvent qu’il faut incriminer, mais leur impuissance à mener comme il le faut le combat où sont proposés des prix de vertu. Et [5] si on n’est pas devenu divin, qu’y a-t-il d’extraordinaire dans le fait qu’on n’ait pas une vie divine ? La pauvreté et les maladies ne sont rien pour les gens de bien, tandis qu’elles sont profitables aux méchants70. Et pour qui a un corps, c’est une nécessité que d’être malade. Et ces maux ne sont pas totalement dépourvus d’utilité pour l’arrangement total de l’ensemble71. Car de même que, lorsque des choses sont détruites, la raison de l’univers [10] se sert d’elles pour engendrer autres choses – car rien n’échappe en aucune manière à l’emprise de la raison universelle –, de même, lorsque le corps subit un dommage et que l’âme en proie à des affections de ce genre s’affaiblit, les vivants sous l’emprise des maladies et du vice se trouvent soumis à un aspect différent de l’enchaînement causal et de [15] l’ordre. Et certains maux, la pauvreté et la maladie, par exemple, sont profitables à ceux-là mêmes qui en pâtissent72 ; le vice, pour sa part, remplit un rôle utile dans l’univers, car son châtiment fait exemple. Et de lui-même il rend plusieurs autres services. Car il nous tient en éveil73 ; oui, il tient en éveil l’intellect et la conscience de ceux qui se retiennent de s’engager dans les voies de la méchanceté ; [20] il nous fait aussi comprendre quelle bonne chose est la vertu comparée aux maux qui sont le lot des méchants. Ce n’est pas pour ces raisons que les maux sont apparus, mais on a dit74 que, puisqu’ils sont venus à l’être, la raison universelle s’en sert pour répondre à un besoin75. Le plus grand des pouvoirs est celui de savoir faire servir au bien même les maux et d’être capable d’utiliser ces choses qui ont perdu leur forme76 [25] pour en faire apparaître d’autres qui ont une forme.

De manière générale, il faut poser que le mal est un défaut de bien77. Il est nécessaire que se manifeste ici-bas un défaut de bien, car le bien se trouve alors en autre chose78. C’est ce en quoi se trouve le bien qui produit ce défaut de bien parce qu’il est différent du bien, et qu’il n’est pas bon. C’est pourquoi « les maux ne disparaîtront pas79 » : [30] la raison en est que par rapport au Bien, les choses sont inférieures les unes aux autres, et que le reste des choses qui sont différentes du Bien, puisqu’elles tiennent de lui la cause de leur réalité, acquièrent dès lors la nature qui est la leur en fonction de leur éloignement du Bien80.

 

6. – Et comment expliquer que l’on n’a pas ce que l’on mérite, lorsque les bons récoltent des maux et les méchants des biens81 ?

– C’est à bon droit que l’on affirme que rien n’est mal pour les bons et que rien n’est bon pour les méchants.

– Mais pourquoi les choses contre nature arrivent-elles à celui qui est bon, alors que les choses conformes à la nature arrivent au méchant ? [5] Comment une telle répartition pourrait-elle être convenable ?

– Allons ! si ce qui est conforme à la nature ne contribue pas au bonheur et si ce qui est contre nature n’enlève rien au mal qui se trouve dans les méchants, quelle différence cela fait-il qu’il en soit ainsi ou autrement ? De même, il importe peu que le méchant ait un beau corps et que le bon soit laid82.

– Mais s’il en allait autrement, s’il y avait convenance, proportion et juste distribution [10], ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle, ce serait la providence à son meilleur.

– De toute évidence, il n’est pas convenable que les bons soient esclaves et que les méchants soient les maîtres, ni que les méchants gouvernent les cités et que les justes soient esclaves, et ce, même si cet état de chose ne contribue en rien à l’acquisition du bien ou du mal. Certes, s’il est au pouvoir, le méchant peut commettre les forfaits les plus contraires à la loi. [15] De plus, quand les méchants sont vainqueurs à la guerre, voyez quelles choses horribles ils font subir aux prisonniers83 ! Tout cela plonge dans la perplexité : comment cela peut-il arriver si la providence existe ? Car même s’il faut avoir égard à l’ensemble84 lorsqu’on s’apprête à faire quelque chose, il convient cependant de disposer les parties à la place [20] qui s’impose, surtout lorsque ces parties ont âme, vie ou même raison. Or, la providence s’étend aussi à toutes choses et sa tâche est de ne rien négliger85. Si donc nous affirmons que notre univers est suspendu à l’Intellect et que sa puissance imprègne toutes choses, il faut s’efforcer [25] de montrer de quelle manière chacune de ces choses ont été disposées comme il faut.

 

7. Eh bien, pour commencer, nous devons comprendre que lorsque nous cherchons le bien dans une chose mélangée, il ne faut pas exiger qu’elle soit en tout point équivalente au bien qui se trouve dans une chose non mélangée : il ne faut pas chercher les réalités de premier rang dans celles qui sont de second rang86. Mais puisque les réalités de second rang ont aussi un corps, il faut admettre que ce corps donne quelque chose [5] à l’ensemble87. Et il faut demander que le mélange tire de la raison tout ce qu’il est capable d’en recevoir, à supposer que la raison ne fasse en rien défaut88. C’est comme si on concentrait son attention sur l’homme sensible le plus beau qui soit : on n’estimerait sans doute pas que cet homme est identique à celui qui se trouve dans l’Intellect89, mais on serait satisfait par cette œuvre réalisée par le producteur, à condition néanmoins que cet être, qui est fait de chairs, [10] de tendons et d’os, soit à tel point dominé par la raison que ces composants deviennent beaux et que la raison puisse fleurir sur la matière.

Prenant donc ces doctrines pour acquises, il faut maintenant retourner à ce qui fait l’objet de notre recherche. Car c’est peut-être en ces doctrines que nous découvrirons ce qu’il y a de merveilleux dans la providence, c’est-à-dire dans cette puissance [15] d’où notre univers tire son existence. Considérons donc toutes les actions des âmes, celles notamment qui ont leur fondement dans les âmes qui font le mal : prenons, par exemple, tout le mal que les âmes mauvaises font aux âmes bonnes90 et celui qu’elles se font les unes aux autres. À moins de penser que la providence est aussi responsable du fait que les âmes sont en définitive mauvaises, il ne convient pas de lui demander des explications ou des comptes, puisque nous admettons que la « responsabilité appartient à celui qui choisit »91. [20] On a dit92 en effet que les âmes devaient elles aussi avoir des mouvements qui leur soient propres et qu’elles ne sont pas seulement des âmes, mais que déjà elles font partie des vivants93. Il n’y a bien sûr rien d’étonnant à ce que, dans ces conditions, elles aient une vie en conséquence. Car elles ne sont pas venues dans le corps parce que le monde existait, mais, avant même que le monde n’existe94, elles avaient un corps, elles en prenaient soin, le faisaient exister, [25] le gouvernaient et le produisaient d’une façon ou d’une autre, soit en restant au-dessus de lui et en lui donnant quelque chose d’elles-mêmes, soit en y descendant, les unes d’une manière, les autres d’une autre95. Notre recherche actuelle ne porte pas en effet sur ces questions, mais quelle que soit la manière dont les choses se passent, il ne faut pas en faire reproche à la providence.

– Mais que dire lorsque, comparant les méchants et ceux qui en sont le contraire, [30] on constate que les bons sont pauvres et que les méchants sont riches, que les hommes de rien ont plus que ce qu’ils devraient avoir96, qu’ils dirigent et qu’ils tiennent sous leur joug nations et cités97 ? Est-ce donc que la providence ne s’étend pas jusqu’à la terre98 ?

– Puisque tout le reste obéit à un plan rationnel, c’est là une preuve que la providence s’étend même jusqu’à la terre. [35] Voyez, même les animaux et les plantes participent de la raison, de l’âme et de la vie.

– Il n’en reste pas moins que même si elle s’étend jusqu’à la terre, elle n’y domine pas !

– Allons ! étant donné que l’univers est un seul et unique vivant99, ce serait comme si l’on disait que la tête et le visage de l’homme ont été produits par la nature, c’est-à-dire par une raison qui domine, et que l’on attribuait le reste de sa personne à d’autres [40] causes, au hasard ou à la nécessité, en soutenant que ces parties sont inférieures pour cette raison ou par suite d’une impuissance de la nature. Mais il est impie et sacrilège de mépriser ce qui a été produit, sous prétexte que les faits incriminés ne sont pas comme il faut100.

 

8. Il reste donc à chercher de quelle manière ces faits sont comme il faut, c’est-à-dire comment ils participent à l’ordre, ou de quelle manière ce n’est pas le cas. Assurément, ils ne représentent pas un mal. Il va de soi qu’en chaque animal les parties supérieures comme le visage et la tête sont plus belles, alors que les parties intermédiaires et inférieures ne le sont pas autant. Or, dans le monde, les hommes résident dans la partie médiane et inférieure, alors que le ciel, et les dieux qui y résident, se trouvent dans la partie supérieure101. [5] Ces dieux, avec le ciel qui enveloppe tout circulairement, représentent la partie du monde la plus importante, alors que la terre est comme un point, même si on la compare à un seul des astres102. On s’étonne des injustices commises par les hommes, parce qu’on estime que l’homme est l’être le plus estimable dans l’univers, et qu’il n’y a rien de plus sage103. Mais ce n’est pas le cas : l’homme occupe un rang intermédiaire entre les dieux et les bêtes, [10] il incline vers les uns ou vers les autres, certains devenant semblables aux dieux, d’autres vivant comme des bêtes, et d’autres encore, le plus grand nombre, tenant le milieu104. Eh bien, ceux qui se conduisent mal et qui se rapprochent des animaux irrationnels et des bêtes sauvages maltraitent les hommes qui tiennent le milieu et leur font violence, même si ces derniers leur sont supérieurs ; si ceux-ci se laissent dominer par des êtres qui leur sont inférieurs, c’est que d’une certaine façon eux aussi sont inférieurs : [15] ce ne sont pas encore des gens de bien et ils ne sont pas préparés à ne pas subir ces violences. Si donc de jeunes garçons qui ont entraîné leurs corps, mais dont les âmes sont dans un état d’infériorité par manque d’éducation, battaient à la lutte ceux qui n’ont exercé ni leur corps ni leur âme, s’emparaient de leur nourriture et [20] leur volaient leurs beaux vêtements, qu’y aurait-il à faire sinon à en rire ? Pourquoi d’ailleurs ne serait-il pas juste que même le législateur105 accepte que ces jeunes gens subissent ces dommages comme châtiment de leur paresse et de leur mollesse, si, malgré les exercices physiques qu’on leur a enseignés, ils ne se rendent pas compte du fait que leur paresse et leur vie molle et sans contrainte [25] les ont rendus semblables à des agneaux engraissés devenus des proies pour les loups106 ? Quant à ceux qui leur font du mal, leur châtiment est d’abord d’être des loups107 et des hommes malheureux ; puis, ils auront à affronter les châtiments que les gens de ce genre doivent subir. Car pour ceux qui ont été méchants ici-bas, les châtiments ne cessent pas quand on meurt : les actions antérieures entraînent toujours [30] des conséquences conformes à la raison et à la nature, mauvaises pour les actions mauvaises, meilleures pour les actions meilleures108.

La vie humaine n’est pas une palestre, car il n’y a là que des jeux109. Or, lorsque ces deux groupes de jeunes garçons ont grandi dans la même ignorance, il leur faut alors s’équiper et prendre des armes, un spectacle plus beau que celui qu’offre celui qui s’entraîne à la palestre. [35] En fait, s’il en est qui n’ont point d’armes, les autres, qui sont armés, les vainquent. Dès lors, ce n’est pas à dieu de se battre à la place de ceux qui refusent le combat. Car la loi décrète que ce sont les hommes courageux qui survivent à la guerre et non ceux qui prient110. En effet, on récolte des fruits non pas en priant, mais en cultivant la terre, et, [40] si on ne prend pas soin de sa santé, on ne sera pas bien portant. Et il ne faut pas s’indigner si les méchants récoltent plus de fruits ou si, dans l’ensemble, les choses vont mieux pour eux, parce qu’ils cultivent mieux la terre. De plus, il serait ridicule, alors qu’on n’en fait qu’à sa tête, et même si ce que l’on fait ne plaît pas aux dieux, de chercher à trouver son salut auprès [45] des dieux, alors qu’on n’a rien fait de ce que les dieux ordonnent de faire pour être sauvé111. Par conséquent, il vaut mieux mourir que vivre pour ceux qui vivent en désaccord avec ce que prescrivent les lois de l’univers. Dès lors, si c’était le contraire qui prévalait et si la paix était préservée en dépit de toutes sortes de folies et de vices, on pourrait dire que la providence serait négligente112, [50] car elle permettrait au pire de dominer réellement. Mais les méchants gouvernent en raison de la lâcheté de ceux qui sont gouvernés113 ; voilà en effet qui est juste, non le contraire.

 

9. Certes, il n’est pas vrai de dire que la providence nous réduit à n’être rien. Si la providence était tout, et qu’il n’y avait qu’elle, on ne pourrait plus parler de providence. Car de quoi serait-elle encore la providence ? Seul ce qui est divin existerait. Or, il existe bien un être divin qui étend son activité aux autres choses, [5] sans chercher à les détruire ; au contraire, lorsque l’une d’elles apparaît, un homme par exemple, la providence se pose sur lui en veillant à ce qu’il continue d’exister. Et c’est ce qui se passe si cet homme vit selon la loi de la providence, ce qui implique évidemment qu’il fasse tout ce que prescrit cette loi. Elle dit que ceux qui sont gens de bien auront une vie bonne, car ils l’ont maintenant et la conserveront par la suite, alors que les méchants connaîtront [10] un sort contraire114. Il n’est pas permis à ceux qui sont devenus méchants, même s’ils en font la demande dans leurs prières, d’exiger des autres qu’ils les sauvent et qu’ils s’oublient eux-mêmes115. Ils ne peuvent donc pas non plus demander aux dieux de diriger leur existence dans les moindres détails en laissant de côté la vie qui est la leur, ni aux hommes de bien, qui vivent une vie différente et meilleure que celle qui consiste à gouverner les hommes, [15] d’être leurs chefs. En effet, ils116 ne se sont eux-mêmes jamais préoccupés de savoir de quelle façon ils pourraient avoir de bons gouvernants ni du bien-être des autres hommes, mais ils sont jaloux de celui qui devient bon en vertu de sa propre nature117. Car si les hommes se mettaient sous le commandement des bons, les bons seraient plus nombreux118.

[20] Donc, même si l’homme n’est pas le vivant le meilleur, et même s’il occupe, parce qu’il l’a choisi, un rang intermédiaire119, il n’en reste pas moins que la providence ne le laisse pas périr dans le lieu où il se trouve ; elle le fait toujours s’élever vers les choses de là-haut par les mille expédients que les dieux emploient pour faire dominer la vertu120. Le genre humain ne cesse pas d’être rationnel : [25] même si ce n’est pas au plus haut degré, il participe au savoir, à l’intellect, à l’art et à la justice, qui servent au moins les relations de chaque homme avec les autres. Même lorsqu’ils commettent une injustice, les hommes estiment qu’ils agissent avec justice, car ils pensent que les autres ont ce qu’ils méritent. De la sorte, l’homme est un beau produit, aussi beau qu’il peut l’être, et, bien que tissé [30] dans la trame de l’univers, il a un destin supérieur à celui des autres êtres vivants qui peuplent la terre. En outre, aucun homme dans son bon sens n’adresserait de reproches à la providence pour avoir produit les autres animaux, ceux qui lui sont inférieurs, puisque ces derniers sont les ornements de la terre. Il serait en effet ridicule que quelqu’un se plaigne parce que des bêtes mordent les hommes, comme si les hommes devaient passer leur vie endormis121. Non, il est nécessaire que les animaux existent eux aussi. [35] Certains d’entre eux ont une utilité évidente et aux autres on découvre avec le temps une utilité qui ne l’est pas122. Dès lors il faut dire qu’aucun animal n’existe en vain123, ni n’est dépourvu d’utilité pour les hommes. De même, il serait ridicule de se plaindre sous prétexte que la plupart des animaux sont sauvages, étant donné qu’il y a des hommes qui deviennent des bêtes sauvages124. Et s’ils ne font pas confiance aux hommes et que par suite ils se défendent contre eux, [40] qu’y a-t-il là d’étonnant ?

 

10. – Mais si les hommes sont méchants contre leur gré et deviennent tels sans le vouloir125, on ne peut blâmer ni ceux qui commettent des injustices, ni ceux qui les subissent, sinon ce serait comme s’ils subissaient ces injustices par leur propre faute ! Et bien entendu, s’il est nécessaire qu’ils deviennent méchants contre leur gré, c’est que leur méchanceté résulte du mouvement du ciel, [5] ou dépend d’un principe dont découlent les effets126, de sorte que devenir méchant est un processus naturel. Et si c’est la « raison » elle-même qui les rend méchants, comment nier qu’elle commet ainsi des injustices127 ?

– L’expression « contre son gré » signifie que la faute est involontaire. Mais cela n’annule pas le fait que les hommes sont des êtres qui agissent par eux-mêmes128 . Et c’est bien parce qu’ils agissent par eux-mêmes qu’ils [10] peuvent eux-mêmes commettre une faute. Oui, car ils ne commettraient jamais aucune faute si ce n’était pas eux qui agissaient. Quant à la nécessité, elle ne désigne pas une influence extérieure, mais un état de fait inévitable129. Pour ce qui est du mouvement du ciel, il ne fait pas que rien ne dépende de nous130. Car si tout dépendait d’une influence extérieure, tout serait comme l’ont voulu ceux qui nous ont faits, de sorte que, si ce sont les dieux qui nous ont faits, aucun homme, fût-il impie, ne pourrait s’opposer à eux. [15] Or, dans les faits, les hommes ont le pouvoir de s’opposer aux dieux. Et lorsqu’un principe a été posé, la série des effets qui en découlent finit par s’accomplir, à condition que tous les principes soient eux aussi inclus dans la série. Or, les hommes aussi sont des principes. En tout cas, c’est par leur nature propre que les hommes se portent vers les belles actions, et c’est là un principe indépendant131.

 

11. – Est-ce par des nécessités naturelles et qui s’enchaînent que chaque chose est comme elle est et que chacune est aussi bien disposée que possible ?

– Non. C’est au contraire la raison qui produit toutes ces choses, puisque c’est elle qui commande : elle souhaite que ces choses soient comme elles sont et elle produit même ce que l’on qualifie de « maux » conformément à la raison, car elle ne souhaite pas que toute chose [5] soit bonne132. De même qu’un artiste ne produit pas des yeux en chaque partie d’un animal, de même la raison ne fait pas de toutes choses des dieux, mais les unes sont des dieux, les autres des démons (qui se trouvent au second rang), puis viennent les hommes et à sa suite les autres vivants. La raison n’agit pas ainsi par jalousie, mais selon une raison qui contient toute la diversité de l’intelligible133. Mais nous, comme des profanes [10] en art pictural, nous adressons des reproches au peintre parce qu’il n’a pas mis de belles couleurs partout, bien qu’en fait il ait disposé à chaque endroit les couleurs appropriées134. Et il en va de même aussi pour les cités qui ne se composent pas de citoyens égaux, même si elles obéissent à une bonne constitution135. Autre exemple : c’est comme si l’on critiquait une pièce de théâtre136 parce que tous les personnages n’y sont pas des héros, et qu’il s’y trouve aussi un serviteur et même un rustre qui s’exprime avec vulgarité137. [15] En réalité, la pièce ne serait pas belle, si l’on supprimait les personnages inférieurs, car c’est grâce à ces derniers que la pièce est complète.

 

12. Donc, si la raison elle-même, en s’adaptant à la matière, produit ces choses en étant ce qu’elle est – elle est constituée de parties dissemblables et elle tient sa nature de la réalité qui vient avant elle138 –, il ne saurait y avoir quelque chose de plus beau que ce qui est produit de cette manière139. La [5] raison ne peut se constituer de parties qui seraient toutes identiques et pareilles, et il ne faut pas lui reprocher cette façon d’être, puisqu’elle est toutes choses, en étant différente en chacune de ses parties.

– Mais si la raison avait introduit dans le monde des choses ne venant pas d’elle, les âmes par exemple, et si elle avait forcé plusieurs d’entre elles à s’adapter contre leur nature à un produit qui les fait déchoir, comment pourrait-on croire qu’elle aurait agi correctement140 ?

[10] Eh bien, il faut dire que les âmes aussi sont pour ainsi dire des parties de la raison et que la raison ne les adapte pas à ce qu’elle produit en les faisant déchoir. Au contraire, elle leur assigne, selon leurs mérites, le lieu qui leur convient.

 

13. D’ailleurs il ne faut pas non plus rejeter l’argument qui veut que la raison prenne chaque fois en considération non pas seulement le présent, mais les périodes antérieures et aussi l’avenir : elle s’en sert pour déterminer le mérite de chacun et pour modifier leur sort141. Elle fait des esclaves de ceux qui auparavant étaient des maîtres, [5] s’ils ont été de mauvais maîtres, et parce que c’est une bonne chose pour eux. Elle fait que les riches, s’ils usent de leur richesse à mauvais escient, deviennent pauvres, car la pauvreté n’est pas une mauvaise chose pour les gens de bien. Et elle fait que ceux qui ont commis un meurtre injuste sont tués injustement, si l’on considère la chose du point de vue de leur assassin, mais justement, si l’on considère la chose du point de vue de la victime142, car la raison s’arrange pour que la victime143 [10] rencontre la personne destinée à lui faire subir la punition qu’il doit subir. Ce n’est pas par hasard évidemment qu’un homme devient esclave, ni par un concours de circonstances qu’on est fait prisonnier de guerre, ni par un événement fortuit que son corps subit des violences : c’est qu’on a commis autrefois des actes dont on subit maintenant les conséquences. Un homme qui a tué sa mère deviendra femme, et il périra de la main de son fils, [15] et s’il a violenté une femme, il deviendra femme et sera violenté144. C’est par là que s’explique le nom d’« Adrastée », qui nous vient des dieux, car la disposition de l’univers est réellement « adrastée145 », c’est-à-dire justice véritable et sagesse merveilleuse.

Le spectacle de l’univers nous amène à reconnaître que l’ordre qui ne cesse de régner sur l’ensemble est tel qu’il s’étend à toute chose, [20] même la plus petite, ce qui revient à dire que cet art merveilleux concerne non seulement les choses divines, mais aussi celles dont on soupçonne que la providence pourrait les négliger parce qu’elles sont insignifiantes146. Voyez, par exemple, à quel point n’importe quelle espèce d’animaux est variée et merveilleuse147 ; et cela vaut aussi pour les plantes avec la beauté de leurs fruits et plus encore de leurs feuilles, ces plantes qui fleurissent sans effort et dont les fleurs sont [25] délicates148 et variées. Il faut aussi supposer que les animaux et les plantes n’ont pas tous été produits une fois pour toutes : ils ne cessent de l’être, car ils sont sans cesse produits sous l’influence des corps célestes, qui ne passent pas aux mêmes endroits par rapport à eux149. Par conséquent, ce n’est pas au hasard que les choses qui changent changent ou se transforment, mais avec la beauté comme but, comme il convient qu’agisse la puissance divine150. Car [30] tout ce qui est divin produit selon sa nature, et sa nature est conforme à sa réalité151. C’est sa réalité qui l’entraîne à produire la beauté et la justice dans ce qu’elle produit. Car si la beauté et la justice n’étaient pas là-bas, où seraient-elles ?

 

14. L’ordre de l’univers est donc conforme à l’Intellect, sans cependant provenir d’un calcul rationnel152. Il est tel que, si l’on pouvait user du calcul rationnel le plus parfait, on s’émerveillerait de voir qu’un calcul de ce genre ne trouverait meilleure manière de produire l’univers153. On observe quelque chose de ce genre jusque dans les [5] choses particulières, puisqu’elles viennent sans cesse à l’être en obéissant à l’intellect encore mieux que si leur ordre résultait d’un calcul rationnel. Dès lors, il n’est pas possible de blâmer la raison productrice de faire sans cesse venir à l’être chaque genre de choses particulières, à moins d’exiger que ces choses soient similaires à celles qui ne viennent pas à l’être mais qui sont éternelles, parce que, intelligibles ou sensibles, elles restent toujours identiques154. [10] C’est comme si l’on demandait qu’un supplément de bien soit ajouté à chacune de ces choses, en estimant en fait que la forme donnée à chacune ne suffit pas. On dirait, par exemple, que la forme de tel animal est insuffisante, parce qu’elle ne comporte pas aussi des cornes, en oubliant que la raison ne peut s’étendre à tout, que le plus grand doit contenir le plus petit et que le tout contient des parties qui ne peuvent être égales au tout, sous peine de n’être plus [15] des parties. Là-haut, chaque chose est toutes choses, tandis qu’ici-bas, chaque chose n’est pas toutes choses. Il va de soi que l’homme, en tant que partie individuelle, n’est pas l’homme total155. Et si d’aventure il existe aussi dans certaines parties autre chose, qui n’est plus une partie, cette dernière est alors un tout156. En définitive, de l’être particulier, en tant que tel, il ne faut pas exiger qu’il soit parfait au point d’atteindre le sommet de l’excellence. Car il cesserait d’emblée [20] d’être une partie. Mais il ne faut pas croire que l’ensemble est jaloux de la partie qui s’embellit en acquérant une plus grande valeur, car c’est aussi l’ensemble que cette partie rend plus belle lorsqu’elle s’orne d’une plus grande valeur. De fait, la partie acquiert plus de valeur lorsqu’elle devient semblable à l’ensemble, qu’elle reçoit pour ainsi dire la permission de devenir telle et qu’elle s’accorde avec l’ensemble de manière à ce que [25] quelque chose brille dans la région qu’occupe l’homme, comme brillent aussi les astres dans le ciel divin. Et d’ici-bas, on perçoit le ciel comme une grande et belle statue157, qui est dotée d’une âme ou que l’art d’Héphaïstos a produite158 ; des astres scintillent sur son visage et d’autres sur sa poitrine, et [30] partout où il convenait de les placer.

 

15. Les choses particulières, considérées en elles-mêmes, sont donc de cette nature159. Mais l’entrelacement de ces choses engendrées dans le passé et qui continuent de l’être pourrait susciter objections et difficultés : les animaux se dévorent entre eux160, les hommes [5] s’affrontent, car la guerre est incessante, sans trêve ni armistice. Tout cela fait problème si l’on suppose que c’est la raison qui a fait les choses telles qu’elles sont et si l’on prétend qu’elles sont aussi bonnes que possible161. Contre ces objections, n’est plus d’aucun secours l’argument de ceux qui disent que les choses vont aussi bien que possible, que c’est de la matière que dépendent [10] les choses inférieures et le fait que « les maux ne peuvent disparaître »162, s’il est vrai qu’il en est bien ainsi, que les choses vont aussi bien que possible, quand la matière ne s’impose pas pour dominer, mais qu’elle vient s’ajouter aux choses pour qu’elles soient ce qu’elles sont, ou plutôt pour que la matière soit ce qu’elle est. Selon cet argument, la raison est principe, la raison est toutes les choses qui sont engendrées conformément à la raison et qui, [15] en leur totalité, s’ordonnent après leur naissance conformément à la raison. Mais alors, d’où vient la nécessité de cette guerre implacable qui règne chez les animaux et les hommes ?

– Eh bien, il est nécessaire que les animaux se dévorent entre eux, car il s’agit d’un échange mutuel entre des animaux qui ne peuvent éternellement rester ce qu’ils sont, même si personne ne les tue163. Mais si, au moment où ils doivent disparaître, [20] leur mort peut être utile aux autres, pourquoi faudrait-il en prendre ombrage ? Pourquoi la refuser si, lorsqu’ils ont été dévorés, ces animaux renaissent sous d’autres formes164 ? C’est comme si l’acteur qui a été assassiné sur scène revenait, après avoir changé de costume, en reparaissant dans le rôle d’un autre personnage165. En fait, il n’est pas mort pour de vrai166. Si donc mourir c’est changer [25] de corps comme l’acteur qui change de costumes, ou si, pour certains, c’est se dépouiller de son corps, comme un acteur qui exécute sa sortie de scène finale et qui revient tenir un rôle en une autre occasion, qu’y aurait-il de terrible dans le fait que les animaux se transforment ainsi les uns dans les autres, puisque cette transformation vaut mieux pour eux que de ne pas être du tout venus à l’être ? Car s’il en était ainsi167, [30] il n’y aurait qu’absence de vie et impossibilité pour la vie de se manifester en autre chose. Mais en réalité, dans l’univers, il y a une vie168 dont les aspects sont multiples, qui produit toutes choses par sa vie même et qui jamais ne cesse de produire ces beaux et gracieux sujets qui sont les êtres vivants169.

Lorsque des hommes, qui sont des êtres mortels, combattent en armes les uns contre les autres en rangs bien ordonnés, comme [35] ils le font par jeu au cours des danses pyrrhiques170, ils font bien voir que toutes les entreprises humaines que l’on prend au sérieux ne sont que jeux d’enfants et ils montrent que la mort n’a rien de terrible : mourir dans des guerres ou des combats, c’est devancer de peu le terme de la vieillesse, car c’est partir plus vite pour revenir plus vite171. Et si, de leur vivant, ils sont dépouillés [40] de leurs biens, ils comprendront que, même auparavant, ces biens n’étaient pas à eux et que les voleurs eux-mêmes se ridiculisent en s’en emparant, puisque d’autres malfaiteurs pourront les en dépouiller. En effet, même pour ceux qui n’ont pas été dépouillés, il vaut mieux se trouver dépouillés de ces biens que les acquérir. Et ces meurtres, toutes ces morts, ces captures et ces pillages de cités, il faut les considérer comme des spectacles de théâtre : [45] tout cela n’est que changements de rôle, des changements de costumes, des mimiques d’acteurs qui se lamentent et gémissent. Et de fait, pour chacun des événements qui agitent notre vie ici-bas, ce n’est pas l’âme qui est en nous mais son ombre, l’homme extérieur172, qui gémit, qui se plaint et qui incarne tous les rôles que les hommes incarnent [50] dans ce théâtre qu’est la terre entière, où un peu partout des scènes sont montées. Car de tels agissements sont le propre d’un homme qui ne sait vivre qu’une vie inférieure et extérieure, et qui ignore que lorsqu’il est en larmes, même s’il pleure pour une raison valable, il est en train de jouer173. Seule la partie de l’homme qui mérite d’être prise au sérieux doit prendre au sérieux les affaires sérieuses, car le reste en l’homme n’est qu’un jouet174. [55] Ils prennent au sérieux même ces jouets ceux qui ne savent pas être sérieux et qui sont eux-mêmes des jouets. Mais celui qui partage leurs jeux en subissant des passions du même genre175, qu’il sache bien que, même s’il se dépouille du jouet qu’il a revêtu, il s’est mis à jouer un jeu d’enfants176. Et s’il est vrai que Socrate lui aussi jouait, c’est le Socrate extérieur qui jouait177. Et l’on doit aussi garder en tête le point suivant : [60] il ne faut pas considérer que les gens qui pleurent et qui gémissent apportent la preuve de la présence du mal, car les enfants eux aussi pleurent et se lamentent pour autre chose des maux.

 

16. – Mais si ce que nous venons de dire est vrai, comment peut-il y avoir encore de la méchanceté ? Où se trouve l’injustice ? Où se trouve la faute ? Car si toutes les choses sont comme il faut, comment est-il possible que celui qui agit commette une injustice ou une faute ? Comment les hommes peuvent-ils être malheureux, s’ils ne commettent ni faute ni injustice ? [5] Comment pouvons-nous dire qu’il existe des choses conformes à la nature et d’autres contraires à la nature, si toutes choses sont conformes à la nature ? Comment en outre peut-on être impie envers la divinité, si tout ce qui se fait l’est conformément à la nature ? C’est comme si un auteur mettait en scène, dans ses drames, un acteur qui l’insulte et qui [10] l’invective lui, l’auteur de la pièce.

– Expliquons donc à nouveau et plus clairement ce qu’est la raison et combien il est raisonnable qu’elle soit telle qu’elle est178. Ainsi, cette raison – soyons audacieux, et peut-être atteindrons nous la vérité – n’est ni un intellect pur, ni un intellect-en-soi179, et elle n’est certes pas non plus une âme pure. En revanche, elle dépend [15] de l’âme pure et elle est une sorte d’illumination qui émane de l’Intellect et de l’Âme, puisque l’Intellect et l’Âme qui se conforme à l’Intellect ont engendré cette raison, qui est une vie contenant tranquillement une raison180. Toute vie, même insignifiante, est un acte, mais cet acte n’est pas comparable à celui du feu181. En réalité, l’acte en quoi consiste la vie, même si elle n’est pas perçue par les sens, est un mouvement qui [20] n’est pas livré au hasard. Oui, si la vie est présente dans tous vivants et si chacun d’entre eux participe en quelque façon de la vie182, les êtres vivants reçoivent immédiatement une raison : en d’autres termes, ils sont informés, parce que l’acte qui correspond à la vie peut les informer et qu’il les met en mouvement de manière à leur donner une forme. L’acte en quoi consiste la vie est donc artiste, comme l’est le danseur en mouvement183 – car le [25] danseur lui-même est l’image de cette vie artiste : l’art le meut et le meut de manière artistique –, parce que la vie elle-même est en quelque sorte artiste. Cela doit suffire à montrer comment il convient de concevoir la vie.

Dès lors, puisqu’elle vient d’un Intellect un et d’une vie une, qui tous deux sont parfaits, cette raison [30] n’est ni une vie une, ni un intellect un, elle n’est pas parfaite sous tous les rapports et elle ne se donne pas tout entière aux choses auxquelles elle se donne. Mais en opposant les parties de l’univers les unes aux autres et en produisant des choses imparfaites, elle a entraîné la guerre et la lutte184. De la sorte, à défaut d’être une, elle est un seul et même tout185. Car même si elle est en guerre avec elle-même en ses parties, [35] elle reste une et en bons termes avec elle-même186, comme l’intrigue d’un drame. L’intrigue d’un drame reste une, même si elle met en scène de nombreux conflits. En fait, le drame accorde tous ces conflits en une seule et même harmonie, puisqu’il compose un ensemble harmonieux avec le récit qui rapporte tous ces conflits. Dans l’univers, en revanche, c’est d’une seule et même raison que la lutte entre les choses qui sont en conflit tire son origine. [40] Il vaut donc mieux comparer cette raison à l’harmonie qui résulte de sons qui s’opposent, et chercher pourquoi des sons qui s’opposent se trouvent dans les raisons des choses187. Dans la musique donc, les rapports musicaux produisent l’aigu et le grave et les rassemblent dans une unité, car ces rapports musicaux qui visent à l’harmonie conspirent à cette harmonie qui n’est qu’un rapport musical plus vaste, dont ils sont eux-mêmes des parties plus petites. [45] De même, dans l’univers, nous observons des contraires : le blanc et le noir, le chaud et le froid, les animaux ailés et les animaux dépourvus d’ailes, les animaux qui ont des pattes et ceux qui n’en ont pas, l’être qui a une raison et celui qui en est dépourvu ; mais tous sont les parties d’un seul et même univers188 qui les englobe tous et qui se trouve en harmonie avec lui-même, même si ses parties sont souvent en conflit, et cela parce que cet univers est conforme à la raison. Par suite, il est nécessaire que [50] cette raison unique soit une unité qui vient de contraires, car c’est une contrariété de ce genre qui lui confère sa structure et, pour ainsi dire, sa réalité189. Car si elle n’était pas multiple, elle ne serait pas tout et elle ne serait même pas une raison. Puisqu’elle est une raison, elle doit comporter en elle-même des différences. Et la différence maximale, c’est la contrariété190. Dès lors si, de toute façon, il y a de la différence [55] et si c’est la raison qui rend différent, c’est une différence maximale qu’elle produira, et non une différence minimale. Et puisqu’elle produit quelque chose qui diffère à l’extrême, elle produira nécessairement aussi les contraires, et elle sera parfaite si elle se transforme elle-même en des choses non seulement différentes, mais encore contraires.

 

17. Puisque sa nature correspond bien en tout point à sa manière de produire, plus la raison est différenciée, plus elle rend contraires les choses qu’elle produit191. Le monde sensible a moins d’unité que sa raison, de sorte qu’il est davantage multiple, et que la contrariété y est plus grande : le désir de [5] vivre est plus grand en chaque vivant, de même que la passion pour conserver son unité. Or, souvent les vivants pris de passion détruisent l’objet de leur amour, lorsqu’ils s’efforcent d’atteindre leur propre bien et quand cet objet est corruptible ; en outre le désir qu’éprouve la partie envers le tout attire vers elle tout ce qu’il peut. Voilà bien pourquoi il existe des bons et des méchants, tout de même qu’un danseur, lors d’une même [10] représentation artistique, incarne des personnages opposés192. Nous dirons que l’un des personnages représenté par le danseur est bon, l’autre méchant, et que c’est ainsi que la danse est belle.

– Mais alors, il n’y aura plus d’hommes méchants.

– Non, on ne nie pas le fait qu’ils sont méchants, seulement le fait que leur méchanceté ne vient pas d’eux-mêmes193.

– Peut-être faut-il avoir de l’indulgence pour les méchants, à moins que ce ne soit aussi à la raison de décider s’il faut avoir [15] ou non de l’indulgence.

– La raison fait que nous ne sommes pas indulgents envers de tels hommes194. Mais si l’homme bon occupe une place dans la raison et l’homme mauvais une autre, et si le mauvais occupe la place la plus importante, il en ira comme dans les drames : l’auteur assigne un rôle aux acteurs, mais en utilisant les caractéristiques qui sont déjà les leurs195. Car ce n’est pas l’auteur lui-même [20] qui fait que les acteurs ont un premier, un deuxième et un troisième rôle196, mais, lorsqu’il donne à chacun les textes qui correspondent à leur rôle, il se borne à distribuer à chacun le rôle qu’il doit occuper. Dès lors, il y a un rôle pour chacun : celui qui convient au bon et celui qui convient au méchant. L’un et l’autre se dirigent donc, conformément à la nature et à la raison, vers le lieu qui leur convient, [25] car chacun occupe le lieu qu’il a choisi197. Ensuite, le méchant prononce des paroles impies et accomplit les actions propres aux méchants, alors que le bon fait le contraire. Car les acteurs sont ce qu’ils sont, bons ou méchants, avant le début du drame, alors même qu’ils se proposent pour jouer dans le drame198.

Eh bien, dans les drames mis en scène par l’homme, c’est l’auteur qui distribue les rôles, alors que les acteurs [30] sont chacun par eux-mêmes et d’eux-mêmes responsables de leur jeu, bon ou mauvais, car c’est là ce qu’ils ont à faire, quand l’auteur leur a donné leurs répliques199. Mais dans ce drame qu’est la réalité200, celui qu’imitent en partie les hommes doués de talent poétique, c’est l’âme qui est l’acteur et qui tient ses rôles de l’auteur véritable. [35] De même que les acteurs d’ici ne reçoivent pas au hasard leurs masques, leurs costumes, leurs tuniques jaunes et leurs haillons, de même l’âme elle-même ne reçoit pas au hasard sa destinée. Cette dernière est elle aussi donnée par la raison. Lorsqu’elle s’adapte à sa destinée, l’âme s’accorde avec elle-même et occupe la place que lui assignent le drame et la raison universelle. [40] Ensuite, l’âme chante sur un air où elle exprime ce qu’elle doit faire et ce qui lui est propre. Et puisque la voix et la gestuelle, bonne ou mauvaise, dépendent de l’acteur, parfois ce dernier embellit l’œuvre, comme on peut s’y attendre, parfois il y mêle une voix de fausset ; il ne rend pas le drame différent de [45] ce qu’il était, mais il se montre un acteur médiocre et l’auteur du drame le renvoie en le jugeant mauvais comme il le mérite ; il agit ainsi en bon juge. Quant au bon acteur, il lui réserve de plus grands honneurs et, s’il y en a, il le réserve aux plus beaux drames, alors qu’il relègue l’autre acteur aux drames de piètre qualité, si jamais il y en a. Il en va de même pour l’âme : elle s’introduit dans l’œuvre que constitue notre univers [50] et elle se charge d’une partie du drame, en apportant avec elle ses qualités et ses défauts. Et puisque, à son entrée, elle se voit assignée un rôle et qu’elle reçoit tout le reste à l’exception de ce qu’elle est et de ce qu’elle fait, elle mérite châtiments et récompenses201.

Mais il y a plus ; ces acteurs jouent dans un lieu [55] dont les dimensions sont plus grandes que celles de nos scènes et, puisque leur auteur les rend maître de toutes leurs actions202 et qu’ils ont une plus grande capacité à se rendre en plusieurs lieux, c’est eux-mêmes qui déterminent s’ils mériteront honneurs ou déshonneurs, puisque c’est aussi eux-mêmes203 qui vont au-devant de ces honneurs et de ces déshonneurs204. Chaque lieu est en harmonie avec leurs caractères, de sorte [60] qu’ils sont en accord avec la raison de l’univers. C’est en toute justice que chacun d’eux est mis en harmonie avec les parties qui les reçoivent. C’est comme lorsque chaque corde occupe la place qui lui est appropriée et qui lui convient selon le rapport musical qui gouverne les sons et selon la nature du son qu’elle est capable de produire. Car il n’y a convenance et beauté dans l’univers que [65] si chaque homme se trouve là où il doit se trouver : s’il rend un son discordant, qu’il aille dans l’obscurité et dans le Tartare, car c’est là qu’il convient d’émettre de tels sons. Puisque notre univers est beau205, on ne peut supposer que chaque homme est une pierre206, mais il faut penser que, lorsque chacun fait entendre sa voix, il contribue à une seule et même harmonie : sa voix, c’est sa vie, qui peut être débile, [70] de piètre qualité ou très imparfaite. C’est comme pour la flûte de Pan, qui ne rend pas qu’une seule note, mais qui donne aussi des notes plus faibles et presque indistinctes, qui contribuent à l’harmonie qui produit l’instrument dans son ensemble, parce qu’un accord musical est divisé en parties qui, même si elles ne sont pas égales et que les sons ne sont pas tous de la même hauteur, produisent tous ensemble un son parfait et unique. De toute évidence, la raison universelle elle aussi est une, [75] même si elle se partage en parties inégales. Voilà pourquoi l’univers est partagé en lieux différents, plus ou moins plaisants, et ce sont des âmes de valeurs différentes, qui s’adaptent ainsi à ces lieux plus ou moins plaisants. De sorte que, dans l’univers aussi, il y a des lieux plus ou moins plaisants et des âmes qui sont non pas de même valeur, mais de qualité différente et qui occupent des lieux différents. [80] En ce qui concerne les différences, il en va pour les âmes comme pour la flûte de Pan ou tout autre instrument : les âmes sont placées dans des lieux différents les uns des autres et en chaque lieu elles font entendre les sons qui leur sont propres, lesquels sont en accord et avec les lieux qu’elles occupent et avec l’ensemble. Le fait, pour les âmes, d’émettre un faux son contribue à la beauté de l’univers et le fait pour elles d’émettre un son contre nature est, pour l’univers, conforme à la nature207, [85] même si ce son reste un son de qualité inférieure. En fait, même si elle émet un son de ce genre, l’âme ne menace pas la qualité de l’ensemble, de même que – s’il faut employer une autre métaphore – l’exécuteur public208, qui fait le mal en donnant la mort, ne menace pas la qualité d’une cité régie par de bonnes lois. Car une cité a aussi besoin d’un exécuteur public. Elle a souvent besoin d’un homme de ce genre, et même l’exécuteur public occupe la place qui lui sied.

 

18. Il existe des âmes mauvaises et des âmes bonnes : les unes le deviennent pour des raisons diverses209, d’autres parce que toutes les âmes ne sont pas égales, pour ainsi dire dès l’origine210. Comme c’est le cas en effet pour la raison, les âmes aussi ne sont pas des parties égales, puisqu’elles viennent s’établir en des endroits différents211. Et il faut garder à l’esprit qu’il y a en l’âme « des parties de deuxième et de troisième rang »212, et [5] que ce ne sont pas toujours les mêmes parties qui agissent213. Mais revenons à ce qui vient d’être dit, car le sujet exige encore beaucoup d’explications pour devenir clair. On doit en outre dire ceci : il ne faut surtout pas laisser entrer des acteurs qui diraient un autre texte que celui composé par l’auteur, et qui suppléeraient eux-mêmes ce qui manquerait, comme si [10] le drame était de lui-même incomplet et que l’auteur y avait laissé des vides. Car alors les acteurs ne seraient plus des acteurs, mais ils tiendraient le rôle de l’auteur qui sait d’avance ce que les acteurs diront, de façon à relier le début du drame à la suite214. De fait, dans l’univers, les conséquences des actions mauvaises [15] découlent directement de la raison ou sont y conformes. Par exemple, d’un adultère peuvent naître des enfants conformes à la nature et des hommes de qualité, si cela se trouve ; et des prisonniers de guerre déportés peuvent faire naître d’autres cités, qui sont meilleures que celles qui furent saccagées215 par des hommes méchants. Eh bien, s’il n’est pas216 absurde de faire entrer sur scène des âmes qui font le mal, et d’autres le bien [20] – car nous priverons la raison de faire aussi le bien, si nous lui retirons la possibilité de faire le mal –, qu’est-ce qui empêche de considérer que le bien et le mal soient dans l’univers des parties de la raison, comme au théâtre les actions qu’accomplissent les acteurs sont les parties du drame ? Et chacun des acteurs, [25] dans l’univers, tient d’autant plus son rôle de la raison, que le drame y est plus parfait et dépend de la raison217.

– Mais dans quel but la raison fera-t-elle le mal218 ? Et les âmes plus divines ne comptent-elles pour rien de plus dans l’univers ? Est-ce que toutes ne sont que des parties de la raison ? Est-ce que les raisons sont toutes des âmes, ou si ce n’est pas le cas pourquoi certaines sont-elles des âmes, alors que d’autres sont seulement des raisons, même si chaque raison appartient à une âme ?