108. Le démon en soi, comme toute réalité archétypale, appartient nécessairement au monde intelligible. Mais Plotin dit aussi que le démon de l’homme sage est un dieu : voir les traités 15 (III, 4), 6, 4 et 38 (VI, 7), 6, 27 avec la n. 52, p. 123.

109. Les corps célestes étaient couramment appelés « dieux visibles » (l’expression vient de Platon, Timée 40d4 ; Epinomis 971d4) : sur cette conception largement répandue dans la philosophie et la littérature dès le I er siècle av. J.-C, voir l’exposé cosmographique développé par Cicéron, De la nature des dieux, 2, 19, 49 sq. ; et Apulée, Du dieu de Socrate, I-II, § 116-121. Voir aussi Alcinoos, Epitome, 14, 6.

110. Pour exērtēménous (6, 23), voir supra n. 91. Sur la dépendance des dieux visibles par rapport aux dieux invisibles, voir le traité 10 (V, 1), 4, 4 : « On peut admirer le monde sensible pour sa grandeur et sa beauté, contempler la disposition ordonnée de son mouvement éternel, les dieux qui sont en lui, les uns visibles et les autres invisibles, les démons, tous les vivants et toutes les plantes, mais, une fois remonté jusqu’à son modèle, à sa réalité véritable, il faut voir là-bas tous les intelligibles, qui sont éternels en vertu de l’Intellect. »

111. Le statut ontologique des démons est ici défini par la « trace » (íkhnos) que produit l’âme une fois qu’elle est venue dans le monde sensible, tout comme l’âme est souvent dite par Plotin être la « trace » de l’Intellect. A. Wolters, Plotinus « On Eros », p. 160, suivi par P. Hadot, Plotin. Traité 50, p. 125 n. 194, signale que le mot íkhnos (6, 25) a fini par prendre le sens d’« image », devenant, pour ainsi dire, l’équivalent de termes comme índalma ou eikṓn. Signifiant, au sens propre, la « trace de pas », il en vient à désigner chez Plotin « l’image d’elle-même qu’une réalité supérieure projette dans une réalité inférieure » qu’elle a produite (P. Hadot). Approfondissant cette réflexion, J.-F. Pradeau, L’Imitation du principe, p.110-113, a montré que pour Plotin la trace est à la fois « empreinte » et « direction », et a bien mis en lumière l’évolution philosophique du sens de ce terme, depuis son « usage véritablement cynégétique » chez Platon (c’est le « chemin dialectique » que doit suivre la connaissance rationnelle : voir République 2, 365d2 ; Philèbe 44d8 ; Politique 301e), jusqu’à Plotin pour qui le mot íkhnos désigne non seulement la trace de son principe que porte, inscrite en elle-même, chaque réalité (voir par exemple les traités 1 (I, 6), 2, 9 ; 10 (V, 1), 7, 41-44 ; 19 (I, 2), 2, 20), mais aussi l’aptitude qu’a chaque réalité à se retourner vers ce principe, ce qui lui permet de se constituer (ce que J.-F. Pradeau a appelé la « fonction constitutive et déterminante de la trace »).

112. Cf. supra, 4, 24-25.

113. Ces « puissances différentes » sont à entendre en un double sens : d’abord, ces démons sont engendrés par des puissances autres que le désir du bien et du beau, ensuite il s’agit de puissances différentes entre elles. Leur fonction consiste à « remplir » tout l’espace intermédiaire entre les dieux et les hommes : ce rôle de « remplissage » qui leur permet d’unifier le tout, d’assurer la liaison du tout avec lui-même, fait une nouvelle fois écho au discours de Diotime dans le Banquet 202e5-6 : « Comme [tout ce qui est démon] se trouve à mi-chemin entre les dieux et les hommes, il contribue à remplir (sumplēroî) l’intervalle, pour faire en sorte que chaque partie soit liée aux autres dans l’univers. »

114. Le gouvernement de l’univers doit être partagé et assuré collégialement par l’ensemble des démons. À cette fin, l’âme du monde engendre diverses puissances qui sont réparties entre les différents démons : sur le verbe ici employé (6, 33 sundioikoûsi), voir le traité 6 (IV, 8), 2, 23 et la note 26 de L. Lavaud, p. 257.

116. La « matière des corps » s’oppose à la « matière intelligible » dont il va être question un peu plus bas, ligne 44. Sur la différence entre ces deux matières, voir le traité 12 (II, 4), 5, 1-4, et la n. 29 de R. Dufour, p. 265, qui insiste sur la manière différente pour l’une et pour l’autre de posséder les formes : « La matière sensible revêt une forme après l’autre, alors que la matière intelligible possède toutes ses Formes en même temps. »

117. Plotin admet l’idée que, de manière générale, les démons ne sont pas perceptibles aux sens, mais cette formule peut varier selon que l’élément qui prédomine dans leur constitution est l’air ou le feu : voir le traité 38 (VI, 7), 11, 66 : « Tous les vivants qui sont constitués pour l’essentiel d’air ne sont pas susceptibles d’être perçus par la sensation » (traduction F. Fronterotta, et la note 86, p. 132). Plotin s’inscrit là dans une tradition qui remonte à l’Epinomis, 984e5, selon laquelle les démons dont le corps est fait d’air sont diaphanes et invisibles (cf. Apulée, Du dieu de Socrate, XI, § 144), puisque l’air est un élément invisible ; certains démons peuvent néanmoins être vus si le feu prédomine dans leur constitution, d’autres être touchés si c’est l’élément terreux qui est prédominant (cf. Proclus, Commentaire sur le Timée II, 11, 11 Diehl = traduction Festugière t. III, p. 33-34).

118. Il s’agit là d’une très ancienne conception, religieuse à l’origine : selon Hésiode, Les Travaux et les Jours 255, les 30 000 immortels qui surveillent les hommes sont « revêtus d’air » (ēéra hessámenoi). Pour les pythagoriciens, les « démons » sont, avec les « héros », des âmes en suspens dans l’air (voir le témoignage d’Alexandre Polyhistor rapporté par Diogène Laërce 8, 32). Sur la réalité corporelle des démons, faite de l’air le plus pur, voir Apulée, Du dieu de Socrate, XI, § 144 et Porphyre, De l’abstinence des viandes 2, 39.

120. La « réalité » (hḕ mèn… : sous-entendu ousía) qui se mêle au corps est évidemment celle des démons, celle qui ne s’y mêle pas (hḕ dé…) est celle des dieux. Selon une interprétation différente, on pourrait aussi comprendre que la réalité des démons tantôt se mêle au corps, tantôt ne s’y mêle pas : voir sur ce point le commentaire de P. Hadot, p. 215-216, qui rejette finalement cette idée.

121. Conçue comme un niveau intermédiaire entre ce qui est sans corps et ce qui participe du corps, c’est cette « matière intelligible » qui va permettre aux démons de prendre part au corps. Une telle conception ne correspond pas à celle que Plotin expose dans les chapitres 2-5 du traité 12 (II, 4), qui traitent de la matière intelligible : il s’agit ici d’une « matière psychique » (Igal, p. 124, n. 64), c’est-à-dire de l’indétermination relative inhérente à l’âme, ce que Plotin va, dans le chapitre suivant, symboliser par la figure de Pénia (voir P. Hadot, Plotin. Traité 50, « Commentaire », p. 214-215). Sur l’âme considérée comme matière, voir déjà le traité 19 (I, 2), 2, 19-22 et la n. 53 de J.-M. Flamand, p. 451 ; voir aussi infra n. 125.

122. Voir supra note 101.

123. Le nectar, boisson d’immortalité des dieux (cf. Phèdre 247e), est ici interprété allégoriquement comme le symbole de la réalité intelligible, et le vin, boisson apporté aux hommes par Dionysos, comme le symbole de la réalité sensible : voir infra 9, 5-19 et 35. Voilà pourquoi Platon a pu faire remarquer qu’« il n’y a pas encore de vin ». Sur le nectar et l’ivresse mystique ou « sobre » qu’il peut produire, voir le traité 31 (V, 8), 10, 33 et la n. 167 de J. Laurent, p. 124 ; et le traité 38 (VI, 7), 35, 24-26.

124. Platon, Banquet 203b 5-6.

125. Il importe de souligner, quand on parle de l’indétermination (aoristía) de l’âme, notion corollaire à l’idée de matière intelligible, qu’il s’agit d’une indétermination relative. Liée au défaut de mesure, elle consiste en une absence, qui n’est ni complète, ni définitive, de formes dans l’âme : voir le traité 12 (II, 4), 10, 12 et le chap. 4 du traité 51 (I, 8). En revanche, l’indétermination qui caractérise la matière corporelle est absolue, comme il est dit dans le traité 15 (III, 4), 1, 11.

127. Cette « représentation imagée » (phántasma), « indéterminée et illimitée » (aóriston kaì ápeiron), est propre à l’âme qui tend vers le bien alors même qu’elle ne l’a pas encore rencontré : Plotin use d’une expression analogue à propos de l’Intellect qui éprouve le désir du principe qui est au-delà de lui, sans l’avoir encore vu, dans le traité 49 (V, 3) 11, 6 (aoristōs ékhousa phantasma ti) : voir la n. 73 de F. Fronterotta, p. 386 du présent volume. Pour la traduction de ápeiron par « illimité », destinée à conserver le parallèle avec péras (« limite »), voir le traité 12 (II, 4), 7, 13-20 et les notes 53-56 de R. Dufour, p. 269-270.

128. C’est à ce « principe rationnel » (lógos) que Plotin fait ici correspondre la figure mythique masculine de Poros (cf. infra 8, 3 et 9, 1), mais, en réalité, ce singulier représente l’ensemble des raisons (lógoi : cf. infra 9, 15) qui vont entrer dans l’âme.

129. L’adjectif amudrós, venu de Platon (cf. notamment Timée 49a3, 72b9 et surtout Phèdre 250b3), revient fréquemment dans les traités de Plotin avec une acception à la fois épistémologique et ontologique, les deux aspects étant pratiquement indissociables. Dans l’ordre ontologique, ce mot indique que la présence d’une réalité supérieure demeure, de manière latente, à un niveau inférieur et ne se révélera à ce niveau que lorsqu’elle aura été éclairée, c’est-à-dire à un stade ultérieur de la conversion. Sous l’aspect épistémologique, l’adjectif amudrós sert à qualifier une pensée ou une conception qui sont restées dans un état intermédiaire, imparfait, et qui n’ont donc pas encore atteint le stade de développement où elles auront acquis toute la clarté de la connaissance : en ce sens amudrós s’oppose à enargḗs (notamment au comparatif enargestéra), par exemple dans le traité 41 (IV, 6), 3, 14-15, où Plotin explique que l’âme connaît les intelligibles « parce qu’elle est ces êtres plus obscurément, et d’obscurs ces êtres deviennent plus clairs en elle quand elle s’éveille, en quelque sorte, c’est-à-dire passe de la puissance à l’acte ». Voir aussi le traité 10 (V, 1), 6, 46 : l’âme est pour ainsi dire la raison de l’Intellect « mais cette raison qu’est l’âme est obscure, car elle n’est qu’un reflet de l’Intellect » (voir n. 113 de F. Fronterotta, p. 194) ; le traité 30 (III, 8), 4, 27 (« la contemplation [de la nature] est silencieuse, mais elle est assez obscure » : voir la n. 43 de J.-F. Pradeau, p. 60) et 5, 8 (« objets de vision et de contemplation obscurs et incapables de se secourir eux-mêmes ») ; le traité 38 (VI, 7), 7, 30 (« les sensations d’ici-bas sont des pensées obscures ») ; le traité 44 (VI, 3) 7, 6 (« la matière possède l’être sous une forme obscure et inférieure aux choses qu’elle reçoit » : voir la n. 84 de L. Brisson, p. 311).

130. Dans les lignes qui suivent, Plotin développe l’idée selon laquelle Éros, né de Poros et de Pénia, est nécessairement un produit imparfait : les deux caractéristiques qu’il commence par lui dénier (« parfait et autosuffisant » : ou teléon oudè hikanón) sont précisément celles par lesquelles Platon définit le bien dans le Philèbe 20d (voir les n. 42 et 43, p. 245, trad. J.-F. Pradeau, collection GF), 60c, 66b2. Pour le lien entre perfection et autosuffisance, voir le traité 6 (IV, 8), 2, 17 (à propos du corps de l’univers : cf. Timée 34b8-9) avec la n. 22 de L. Lavaud, p. 256.

131. Je comprends comme J. Igal et P. Hadot (contre A. Wolters) que le pronom hoûtos (7, 13) se réfère à tò genómenon (7, 11), le masculin s’expliquant par attraction avec lógos ; mais je considère qu’il faut prendre les mots lógos… ou katharós comme ayant globalement la fonction d’attribut de hoûtos.

132. Pour (7, 15) au sens de gár, voir P. Hadot, p. 130, n. 221, qui s’appuie sur Denniston, Greek Particles, p. 169.

133. Dans les chapitres 2-4 (voir supra), Plotin a présenté Éros comme né d’Aphrodite qui symbolise l’âme au sens le plus général ; or, il donne ici l’exégèse d’un mythe platonicien qui le fait naître de Pénia, c’est-à-dire de l’âme dans son indétermination. C’est sans doute parce qu’il est conscient de ce flottement que Plotin énonce ici avec une sorte de précaution oratoire (7, 16 : hō̂s arkhē̂s) la relation de dépendance (7, 15 : exḗrtētai) d’Éros à l’égard de l’âme.

134. Désignant en son sens premier le « taon », insecte dont la piqûre rend les animaux furieux, le mot oîstros signifie par suite l’aiguillon lui-même, puis le transport de fureur et enfin le désir furieux : il est employé à plusieurs reprises chez Platon : Phèdre, 240d1 et 251d6 (verbe oistrā̂n) ; République, IX, 577e ; Lois VI, 782e. Chez Plotin, on en rencontre, outre celui-ci, un seul autre emploi, dans le traité 38 (VI, 7), 22, 9 : « Lorsque l’âme reçoit en elle-même l’effluve qui vient du Bien, elle se meut, comme prise d’une fureur bachique, elle est remplie de désirs qui l’aiguillonnent et elle devient amour. »

135. L’emploi de l’adjectif áporos (« indigent ») constitue bien évidemment un jeu de mots pour qualifier un être dont l’un des géniteurs est justement appelé Poros. Du fait de son statut ontologique de mixte (mígma), Éros est voué à une alternance incessante entre l’obtention de ce qu’il désire et la perte de cet objet. Cette déficience constitutive, due au fait qu’il réunit en lui les caractéristiques opposées propres à ses deux géniteurs, rend l’amour incapable de connaître durablement la plénitude et le contraint à retomber sans cesse dans l’indigence. Armstrong note dans sa traduction (p. 191, n. 3) que ce statut s’oppose à celui de l’Intellect (qui toujours désire et toujours atteint) et à celui de l’Un (qui ni ne désire, ni n’atteint) : voir le traité 30 (III, 8), 11, 23-25.

136. Problème de texte : faut-il lire eumḗkhanon (leçon des manuscrits) ou amḗkhanon (correction de Kirchhoff, adoptée par tous les éditeurs suivants) ? Comme l’avait déjà vu Creuzer, Plotin fait ici allusion au texte du Banquet 203d6 (aeí tinas plékōn mēkhanás), mais chez Platon cette capacité d’invention vient à Éros de son père Poros. La correction de Kirchhoff, qu’ont adoptée des traducteurs comme Armstrong, Igal et P. Hadot (p. 131, n. 231), se justifie du point de vue du sens parce que Plotin entend attribuer à Éros les caractéristiques de chacun de ses deux géniteurs : de Pénia, on attend donc un legs de caractère négatif, alors que le legs de Poros est de caractère positif. (Voir cependant la longue et très fine argumentation que développe A. Wolters, p. 187-192 en faveur de la correction eumḗkhanon : il est vrai que l’indigence rend inventif et non maladroit ; d’autre part, on peut admettre qu’il y a une connotation négative dans l’idée d’« habileté technique » si l’on se rappelle la dévalorisation à l’encontre de l’habileté artisanale dans l’Antiquité.)

137. Le mot « indigence » (7, 24 : éndeian) rappelle Platon, Banquet, 203d3 : aeì endeíāi xúnoikos.

138. Dans l’expression pân tò daimónion (7, 26), A. Wolters, Plotinus « On Eros », p. 193, a reconnu une réminiscence du Banquet (202e1 : discours de Diotime). Par ces mots, Plotin désigne évidemment l’ensemble des démons, « la race des démons » tout entière, à laquelle il veut généraliser les remarques qu’il vient de faire pour Éros : pour cette démarche généralisante, cf. déjà supra 5, 1-2.

139. Dans l’administration de l’univers, chaque démon est préposé à une tâche particulière et déterminée : l’expression eph’hōi tétaktai (7, 27) se retrouve dans le traité 41 (IV, 6), 2, 3 : il s’agit de la puissance de l’âme qui est « d’accomplir la tâche qui lui a été assignée ». Il y a sans doute dans cette répartition ordonnée des tâches une allusion implicite à la conception platonicienne de la justice, qui consiste en ce que chaque partie d’un ensemble doit remplir le rôle qui lui revient (voir la n. 16 de P.-M. Morel, p. 391) et s’en tenir là.

140. Issus des mêmes géniteurs qu’Éros, les autres démons ont en commun avec lui l’héritage de Poros, c’est-à-dire l’ingéniosité à fournir à chacun ce qui relève de sa charge (tò poristikón), et le désir de remplir cette tâche (ou encore l’aspiration à son objet propre) (tò ephiémenon) ; de Pénia, chaque démon a hérité l’insatisfaction, l’incapacité à être comblé (ou plē̂res). Mais le caractère par lequel les autres démons se distinguent d’Éros, c’est que leur désir les porte vers un objet particulier, alors que celui d’Éros se porte vers l’universel : c’est ce que Plotin va développer infra, lignes 55-58.

141. ligne 33 kat’ állon kaì állon daímona : idée de succession. Pluralité des démons. Vicissitudes de la vie de l’âme accaparée par les multiples aspects de la vie dans le monde sensible.

142. Platon, République X, 620d 8.

143. Il faut comprendre cette pluralité d’Éros comme désignant à la fois le grand démon Éros lui-même et tous les amours associés aux démons particuliers, qui lui sont semblables puisqu’ils sont issus des mêmes géniteurs. Pour la métaphore que constitue le verbe « entraver » (epédēsan, ligne 37), cf. Platon, Timée 43d2 et 71e4.

144. L’adjectif « belles » n’a évidemment pas ici de signification esthétique : qualifier des amours de kaloí, c’est parler d’une beauté morale, ce qui signifie que Plotin désigne comme « convenables » et qu’il approuve les amours conformes à la nature (katà phúsin), tandis qu’il réprouve les amours contraires à la nature (parà phúsin) : voir supra chap. 1, 50. Au début du traité 1 (I, 6), 1, 4-6, Plotin a montré par des exemples variés l’étendue (et donc aussi l’équivocité) de ce terme (tò kalón), insistant surtout sur le beau qui se situe au-delà du sensible : « Pour ceux qui abandonnent la sensation pour s’élever vers ce qui est en haut, sont belles aussi les occupations, les actions, les dispositions acquises et les sciences, sans parler de la beauté des vertus » (voir la note 5 de J. Laurent, p. 81 : « La beauté de la vertu résume d’une certaine manière toute la beauté de l’âme »).

145. La distinction que fait Plotin, dans ces lignes 39-46, reprend celle que nous avons vue plus haut (3, 15-19) entre les amours qui sont une réalité véritable (pántes en ousíāi : cf. supra, 4, 2) et les amours qui ne sont que des affects de l’âme (páthē), la différence entre les deux venant de ce qu’ils sont ou non produits par l’ousía de l’âme.

146. L’âme engendre des réalités semblables à elle, selon un principe qui vaut pour toutes les réalités véritables : voir le traité 11 (V, 2), 1, 14 (tà homoîa poieî : l’Un engendre l’Intellect, l’Intellect engendre l’âme rationnelle). Mais de la même manière le « vice » de l’âme, qui n’a pas de réalité véritable, ne peut engendrer que des états affectifs privés eux aussi de réalité.

147. Parlant des effets, dépourvus de réalité véritable, que peut produire le « vice » qui est dans l’âme, Plotin use ici des termes complémentaires diáthesis et héxis, qui relèvent de la « qualité » et non de la « réalité » : l’un désigne la « disposition » que peut avoir l’âme, de manière temporaire, en particulier à l’égard des objets de son désir, l’autre, son « état habituel » qui est déterminé par les divers choix successifs qu’elle a pu faire : cf. traité 53 (I, 1), 2, 5. Le fait que ces termes relèvent de la qualité est exposé à la fin du traité Sur la réalité ou sur la qualité, mais la présentation qu’en donne Plotin, fondée sur une classification sans doute aristotélicienne, est fortement replacée dans le cadre du platonisme : voir le traité 17 (II, 6), 3, 22 : « Tout ce qui donc est un accident, et non un acte ni une forme de la réalité donnant aux choses leur figure, est une qualité. Par exemple, on doit aussi appeler qualités les états habituels (héxeis) et les autres dispositions (diathéseis) des substrats, alors que leurs modèles, dans lesquels existent primitivement ces états habituels et ces dispositions, sont les actes des réalités intelligibles » (trad. L. Lavaud ; voir aussi la n. 60, p. 401). Rappelons en quels termes Plotin, dans le traité 39 (VI, 8), 5, 28-29, s’interroge sur la vertu, elle aussi « considérée comme état et comme disposition » : « N’est-il pas vrai que, lorsque l’âme est mal disposée, la vertu vient pour mettre de l’ordre en introduisant de l’ordre dans les affections et les désirs ? » (voir les n. 74 et 75 de L. Lavaud, p. 261). En vérité, l’association des deux termes diáthesis et héxis remonte à Platon, Philèbe 11d4 : « chacun d’entre nous va maintenant tenter de définir la disposition et l’état de l’âme qui sont capables de procurer à tous les hommes la vie heureuse » (traduction J.-F. Pradeau : voir les n. 3 et surtout 119, dans la collection GF). On sait quelle importance ces termes ont ensuite pris dans l’éthique d’Aristote (Éthique à Nicomaque I, 6) et dans sa logique (Catégories 8, 8b25-9a13), où ils font référence à des attributs non essentiels, qui relèvent effectivement de la catégorie de la qualité. Plotin consacre à cette catégorie une longue discussion dans les chapitres 10-12 du traité 42 (VI, 1) : pour le statut de la diáthesis et de l’héxis, voir notamment 10, 4-8 et 11, 2-6 (avec la n. 125 de Luc Brisson, p. 263).

148. Pour un emploi tout à fait semblable de hólōs kinduneúei (7, 46 : « il y a toute chance qu’en général »), voir le traité 49 (V, 3), 13, 12.

149. Sur l’Intellect pur ou non mélangé qui est actif en nous, cf. traité 49 (V, 3), 2, 23 (avec la n. 14 de F. Fronterotta) et 3, 21 (avec la n. 20 de F. Fronterotta, p. 362 du présent volume). Voir aussi le traité 28 (IV, 4), 2, 24.

150. Il s’agit d’une theōria : theōreî, ligne 57) a pour sujet un tissous-entendu (sujet universel : là-dessus, voir longue note d’A. Wolters, Plotinus « On Eros », p. 224).

151. Plotin recourt à cet exemple de géométrie pour illustrer l’idée suivante : en n’importe quel triangle particulier, on peut voir, ou plutôt « contempler » le fait que la somme de ses angles est égale à deux droits : or, c’est justement en tant qu’il représente un cas du triangle absolu que tel ou tel triangle particulier nous apparaît comme équivalent à deux droits. À travers les choses particulières, il nous est donc donné de contempler l’universel, d’accéder à l’absolu : à cet égard, il existe une analogie entre notre pensée du particulier et notre Éros particulier, puisque l’un et l’autre ont toujours en vue l’universel ou l’absolu. (La raison de cela est donnée dans le traité 23 (VI, 5), 11, 33-39 : l’intelligible est partout entier, mais le sensible n’en manifeste que quelques puissances ; ainsi le triangle immatériel est partout, et c’est à partir de lui qu’existent également des triangles matériels.) L’exemple du triangle, très fréquemment utilisé par Aristote (voir Bonitz, Index Aristotelicum, s. v. trígonōn), apparaît notamment en Métaphysique Δ 30, 1025a32.

152. Avec cette citation de Platon, Banquet 203b5-6, Plotin revient à l’exégèse du mythe après une longue digression (7, 30-58). C’est l’interprétation du « jardin » de Zeus qui conduit à s’interroger sur Zeus, et la difficulté de la question ici posée (que représente Zeus dans ce mythe ?) vient du fait que Plotin a plusieurs fois présenté Zeus comme correspondant à l’âme : dans les généalogies mythiques, en effet, il a fait correspondre la série Ouranos-Kronos-Zeus à la « généalogie ontologique » Un-Intellect-âme, ainsi dans le traité 10 (V, 1), 7, 35 (voir la n. 126 de F. Fronterotta, p. 198). C’est dans les chapitres 12-13 du traité 31 (V, 8) qu’apparaît le plus nettement l’identification de Zeus à l’âme : Kronos représente l’Intellect, ses enfants les intelligibles, et Zeus est le seul à n’être pas dévoré par son père car il représente la sortie de l’âme hors de l’Intellect : « Parmi ses beaux enfants, Zeus est le seul fils qui se montre au dehors » (12, 8-9).

153. Autres interprétations possibles : « la raison de tous les hommes », si l’on considère tō̂n pántōn comme un masculin et non comme un neutre (voir A. Wolters, Plotinus « On Eros », p. 226) ; ou « le lógos de tous les lógoi » (P. Hadot, p. 136), qui explique que « Poros est la somme, mieux encore, le principe de tous les lógoi » (n. 266).

154. Cf. Platon, Phèdre 246e4. La traduction de hēgemṓn par « chef de file » (A. Diès, L. Brisson) s’explique parce que, dans ce contexte, Zeus est le premier à lancer son char ailé, en tête du cortège des dieux.

155. Allusion à la formulation énigmatique des trois principes hiérarchisés qu’on trouve dans la Lettre II de Platon, 312e1-4 : « Autour du roi de toutes choses, se trouvent toutes choses ; c’est en vue de lui que tout existe et c’est lui qui est la cause d’absolument tout ce qui est beau. Autour du second se trouvent les choses de second rang ; et autour du troisième, les choses de troisième rang ». La Lettre II est largement considérée aujourd’hui comme un faux néopythagoricien (voir dans la collection GF-Flammarion, Platon, Lettres, trad. L. Brisson [1987], Notice, p. 81-84) : mais si elle est certainement inauthentique, on peut admirer l’habileté du faussaire, car elle contient beaucoup d’éléments vraisemblables et conformes à la doctrine platonicienne. Le passage auquel fait ici brièvement allusion Plotin, important mais d’interprétation difficile, est intégralement cité dans le traité 10 (V, 1), 8, 3 : Plotin se sert des trois « réalités premières » de la Lettre II pour confirmer sa propre doctrine des trois réalités que sont l’Un, l’Intellect et l’âme (voir la n. 133 de F. Fronterotta, p. 199). À la fin du traité 38, Plotin cite encore ce passage de « Platon » et en donne l’exégèse : 38 (VI, 7), 42, 1-24 (avec la note 298 de F. Fronterotta, p. 170-171). Enfin dans le traité 51 (I, 8), 2, 28-32, il explique que le mal ne se trouverait nulle part si l’on s’en tenait aux trois principes premiers. Pour un examen historique détaillé, voir l’« Histoire des exégèses de la Lettre II de Platon dans la tradition platonicienne », dans l’Introduction à Proclus, Théologie platonicienne, éd. Saffrey-Westerink, t. II, Paris, 1974, p. XX-LIX (en particulier sur les trois principes, p. XXII-XXIII).

156. Platon, Philèbe 30d1-2. Ce passage du Philèbe est également cité par Plotin dans le traité 28 (IV, 4), 9, 2-3. On notera que la référence au Philèbe est ici explicite, comme c’est encore le cas dans les traités 27 (IV, 3), 7, 1 (citation de Philèbe 30ab) et 38 (VI, 7), 25, 3 (Philèbe 21d-22a).

158. A. Wolters, Plotinus « On Eros », p. 232, signale que cette étymologie du nom d’Aphrodite à partir de l’adjectif habrós (17 : « gracieux ») remonte au critique et grammairien alexandrin Didyme Chalcentère, qui donne des exemples de mots dans lesquels s’est produite une interversion entre les lettres bêta et phi : voir Didymi Chalcenteri grammatici Alexandrini Fragmenta, ed. M. Schmidt, Leipzig 1854 (réimpr. Amsterdam 1964), p. 401 (sur ce critique, voir notre notice dans le DPhA t. II, p. 768-770). Voir aussi l’Etymologicum magnum, p. 179, 13-14 Gaisford, que cite H-S3. Sur l’étymologie stoïcienne du nom d’Aphrodite, voir J. Pépin, Mythe et allégorie, p. 208.

159. Il semble que cette répartition qui fait correspondre les dieux mâles à des intellects, dont les divinités féminines sont les âmes, soit sans autre exemple chez Plotin. On trouve un écho de cette représentation allégorique chez Proclus, Commentaire sur le Timée, II, 242, 9-10 : « Certains des philosophes, établissant une ressemblance entre les dieux et leurs productions, jugent bon de ranger les intellects dans le genre mâle des dieux, les âmes dans le genre féminin » (trad. Festugière t. III, p. 286) : voir le commentaire de P. Hadot, Plotin. Traité 50, p. 238-239, qui parle à ce sujet de « ce que l’on pourrait appeler, pour reprendre une expression que l’on emploie à propos des systèmes gnostiques, une théorie des syzygies, c’est-à-dire des couples mythico-métaphysiques ».

160. On sait par Pausanias (III, 13, 9) qu’une Aphrodite-Héra était honorée à Sparte. D’autre part, plusieurs témoignages nous apprennent que le nom d’Héra a servi à désigner la planète Vénus : cf. l’étude de F. Cumont, « Les noms des planètes et l’astrolâtrie chez les Grecs », L’Antiquité classique 4, 1935, p. 5-43, qui indique que la déesse syrienne Baltis était identifiée par les Grecs à la fois à Héra et à Aphrodite (p. 15-16). Héra est identifiée à Vénus notamment par le Ps.-Aristote, De mundo 392 a 27-28, et par Timée de Locres, De natura mundi, 96e, p. 130-131 Marg (voir aussi M. Baltes, Timaios Lokros, p. 92).

161. Il s’agit d’un « principe de déploiement rationnel » (lógos) : P. Hadot souligne à juste titre que lógos ne renvoie pas seulement à la raison discursive, mais aussi à « l’idée de développement programmé d’une semence ».

163. Il y a sans doute dans le verbe suspeirâsthai (au participe parfait sunespeiraménon : 9, 3), qui signifie au sens propre « se contracter, se resserrer, se mettre en boule », une réminiscence du Banquet, 206d6. Dans son édition, Armstrong, p. 198, insiste sur le caractère resserré, c’est-à-dire l’unité concentrée, de l’Intellect, qui contraste avec le caractère diffus des raisons dans l’âme : cf. traité 45 (III, 7), 11, 23-27 et 47 (III, 2), 2, 17-23. Le mot est employé dans un contexte différent dans le traité 51 (I, 8), 14, 47, où la matière empêche les puissances de l’âme de passer à l’acte « en la forçant, pour ainsi dire, à se resserrer ».

164. L’ivresse de Poros représente le caractère dépendant de la pensée discursive, par opposition à l’autosuffisance de l’Intellect pur.

165. Avec HS2, nous n’estimons pas nécessaire de suivre la suggestion de Kirchhoff (suivi par Armstrong, Cilento, Harder2) qui propose de lire ici plēroúmenon (passif), au lieu de plēroûn des manuscrits. Certes, le lógos « est rempli » de nectar, mais c’est justement pour cette raison qu’il en remplit aussi Poros et qu’il l’enivre : notre interprétation rejoint ainsi celle de P. Hadot, Plotin. Traité 50, n. 285, p. 138. Armstrong, dans son édition (p. 199, n. 1), signale une paraphrase libre de ce passage dans le De bono mortis, 5, 19, d’Ambroise de Milan : « divitiis horti in quo repletus potu jaceret Porus qui nectar effunderet ».

166. Les « principes » (supérieur et inférieur) dont il est ici question sont des niveaux de réalité (hupostáseis, comme dans le traité 33 (II, 9), 1, 13 et 21) : Plotin décrit ici, sous la forme d’un processus d’« écoulement » de la raison (voir la note suivante), un aspect important de la procession, puisqu’il s’agit effectivement d’un passage de l’Intellect à l’Âme.

167. On pourrait voir dans le participe esrueís (9, 8) une allusion à l’étymologie du nom d’Aphrodite proposée dans le Cratyle, n’était le fait que Plotin a justement rejeté cette étymologie au début du présent traité (cf. supra 3, 15 : voir la n. 75). La métaphore de l’écoulement était déjà présente dans le traité 10 (V, 1) 2, 18 (hoîon eisrhéousan) à propos de l’activité vivifiante de l’âme du monde.

168. Le substantif kallōpísmata (« splendeurs ») est un hapax chez Plotin ; A. Wolters, Plotinus « On Eros », p. 242-243, signale un parallèle remarquable chez Thucydide, II, 62, 3 et affirme que c’est l’historien athénien qui semble bien avoir forgé ce terme, lequel est toujours resté rare. Voir toutefois le verbe kallōpízein dans le traité 31 (V, 8), 11, 3 et la note 171 de J. Laurent, p. 124.

169. Les statues sont souvent présentes dans les traités de Plotin et ont une importance philosophique. Le mot agálmata (ligne 12) désigne, concrètement, les statues de dieux qui à l’époque où vivait Plotin pouvaient se dresser dans les jardins des riches Romains. Mais ces « statues divines » sont aussi, métaphoriquement, les réalités venues de l’Intellect, qui sont « dressées » dans l’âme et que celle-ci peut reconnaître en elle-même : voir les traités 2 (IV, 7), 10, 45-46 ; et 10 (V, 1), 6, 14 (avec la n. 99 de F. Fronterotta, p. 189). En 31 (V, 8), 4, 42-43, Plotin parle des réalités intelligibles comme de « statues qui peuvent se voir elles-mêmes ». Dans le Banquet, 216e6, les agálmata sont les précieuses « figurines » que recèle le silène auquel Alcibiade a comparé Socrate.

170. C’est seulement avec la naissance de l’âme que se produit la manifestation des raisons écoulées de l’Intellect (9, 15-16 : en ekphánsei ḗdē) : ékphansis est un terme rare, qui n’apparaît qu’ici dans tous les traités de Plotin. Mais le verbe ekphaínein apparaît en 10 (V, 1) 6, 15.

171. Plotin déplace la signification du verbe komízesthai (« obtenir, se procurer ») d’un sens ordinaire tout à fait concret (cf. par exemple dans le traité 47 (III, 2), 8, 38 : komízesthai karpoús « récolter des fruits ») vers un sens métaphysique, et désigne le processus qui permet à une réalité de disposer de ce qui va constituer sa nature ou ses qualités : cf. traité 28 (IV, 4), 13, 18 (« Tandis que c’est l’Intellect qui possède [ékhei], c’est l’âme de l’univers qui reçoit pour toujours et qui a toujours reçu [ekomísato eis aeì kaì ekekómisto] et cela, pour elle, c’est vivre » (trad. L. Brisson) ; traité 52 (II, 3), 9, 11 (« c’est des astres que nous nous procurons notre âme ») ; 12, 1 (« chaque être, à sa naissance, reçoit quelque chose de ce mélange d’influences [astral] »). Ici, le sujet de komízetai est tò theîon (9, 17), c’est-à-dire qu’il englobe à la fois l’Intellect et l’âme : mais, comme le souligne à juste titre P. Hadot, Plotin. Traité 50 (n. 296, p. 139), puisque l’Intellect ne reçoit rien de l’extérieur, la satiété pour lui ne dépend que de lui-même, tandis que c’est de l’extérieur que l’âme reçoit ce qui la remplit.

173. Lire hautoû (avec H.-S.2 Addenda ad textum) et non autoû.

174. Ces mots doivent sans doute être interprétés comme révélateurs de la fonction didactique des mythes, reconnue de très haute date dans l’école platonicienne (voir infra n. 177). Certains mythes qui ont une véritable fonction d’exposition, et qui trouvent donc légitimement place au sein du discours philosophique, n’ont rien à voir avec d’autres qui ne sont que les récits fabuleux de poètes, cherchant à produire un effet d’agrément passager et superficiel auprès de leur auditoire.

175. Les mythes ont pour fonction de donner un accès plus facile aux vérités de la philosophie : ils procèdent donc à une temporalisation et à des individualisations artificielles. C’est ainsi que les différentes étapes d’un récit mythique servent à exposer des processus de genèse qu’il faut en réalité concevoir comme atemporels ; c’est ainsi également que des distinctions qui ne sont que de rang ou de puissances, au sein d’une réalité unitaire, seront illustrées par des personnages mythiques bien distincts. Ce double morcellement (diaireîn : 9, 25) opéré par le mythe appelle donc nécessairement une phase ultérieure de recomposition (sunaíresis : 9, 29). Il est à noter que ce rôle que Plotin consent à faire jouer au mythe n’est pas différent, mais correspond au contraire parfaitement au rôle qu’il attribue au discours rationnel d’enseignement (lógos didáskōn) dans le traité 38 (VI, 7), 35, 29-30 : « C’est en vue de l’enseignement que le discours situe tous ces processus dans le devenir » (trad. F. Fronterotta). Dans cette perspective, le mythe, loin de s’opposer au lógos, n’apparaît plus alors, en raison de sa nature discursive, que comme un type particulier de lógos. Sur ce problème, voir J. Pépin, « Le temps et le mythe », dans Mythe et allégorie, Paris, 19762, p. 503-516, qui montre que « c’est à sa structure foncièrement temporelle que le mythe doit d’être un précieux instrument d’analyse et d’enseignement ».

176. On peut considérer (ainsi P. Hadot, n. 304, p. 140) que l’exemple de ces « discours » (9, 27 : hoi lógoi) est fourni par le lógos didáskōn du traité 38 (voir la n. précédente) : les lógoi sont en ce cas des « discours rationnels », et l’on doit alors donner à kaì le sens de « même » (c’est notre traduction). Toutefois, il est possible également d’entendre ces lógoi non comme des « raisonnements », mais bien comme des « discours » mythiques : c’est bien en ce sens que le mot lógos est utilisé, par exemple, dans le texte de Saloustios, Des dieux et du monde, 4, 9 que cite J. Pépin (op. cit., p. 503, n. 3 et 4), lequel considère que « les mythes platoniciens sont par excellence des lógoi ».

177. Que le mythe ait été utilisé comme un précieux instrument d’enseignement par toute la tradition platonicienne de l’Antiquité, et cela dès l’Ancienne Académie, c’est ce qu’on voit notamment à travers l’interprétation du récit que fait Platon de l’origine du monde dans le Timée. Sur ce point, Xénocrate estimait que Platon avait parlé « en vue de l’enseignement » (didaskalías khárin) et qu’il ne fallait donc pas lui prêter d’idée d’une génération temporelle de l’univers, et cette position a été reprise par la plupart des représentants du moyen platonisme et par tous les néoplatoniciens.

178. L’union qui existe entre l’âme et l’Intellect offre un bel exemple de la recomposition ou de l’« association » (sunaíresis) qu’il faut pratiquer après la « dissociation » (7, 25 : diaireîn) opérée par le mythe entre les deux figures divines que sont Aphrodite et Zeus. Sur cette « corrélation d’existence » (7, 30 : psukhē̂i nō̂i sunoûsa), qui permet à une réalité dérivée d’un principe de continuer à vivre de la vie même de ce principe, voir supra 8, 19-20 et déjà 4, 13 (avec la n. 88 sur le sens de suneînai).

179. Ce sont évidemment les « images » (eikónas) des beautés intelligibles.

180. L’expression tò pân regroupe les différents aspects sous lesquels a été envisagée l’âme et résume donc l’opération de recomposition ou d’« association » (9, 29 sunaireîn, sunaíresis).

181. Nous suivons ici H.-S.2 et lisons rhuéntos (conjecture de Kirchhoff, unanimement adoptée par la suite) et non rhuéntes, que donnent les manuscrits (lecture que cherchait à préserver H.-S.1).

182. Platon, Banquet 203 b5-7, qui adapte une formule d’origine homérique (Odyssée 3, 139 ; 19, 122). Sur cette métaphore de l’« alourdissement par l’ivresse », cf. Ferwerda, p. 84. On trouve un autre écho de ce passage dans le traité 30 (III, 8), 8, 34 : « sans s’en rendre compte, l’Intellect est devenu multiple, comme s’il avait été alourdi ».

183. Platon, Banquet 203b2.

184. Sur la félicité des dieux et la « facilité » de la vie qu’ils mènent, cf. Iliade 6, 138, et le traité 31 (V, 8), 4, 1. Cette félicité est éternelle : voir le traité 10 (V, 1), 4, 16-17. Sur la « vie bienheureuse » de l’Intellect, voir le traité 30 (III, 8), 11, 32 (avec la n. 132 de J.-F. Pradeau, p. 72) ; pour le lien entre béatitude et contemplation, cf. Platon, Phèdre 250b8 et le traité 38 (VI, 7), 35, 38.

186. L’imparfait dit « philosophique » (ẹ̄̂n, 9, 41) exprime un présent intemporel : cf. supra 3, 3 et 28 (voir les notes 65 et 81).

187. Un « mixte » (9, 42 : miktón ti khrē̂ma). On trouve d’autres occurrences de l’expression formée d’un adjectif au neutre suivie de ti khrē̂ma dans les traités 34 (VI, 6), 8, 11 : ouk amenēnón ti khrē̂ma) et 38 (VI, 7), 15, 26 (pamprósopón ti khrē̂ma)

188. Plotin pense ici à la matière. Voir le traité 51 (I, 8), 4, 22 : la matière n’a aucune part au bien (ámoiros pantelôs agathoû), elle est pure déficience et rend semblable à elle tout ce qui a avec elle le moindre contact.

189. Le participe sunelthónta (9, 47 : homoû sunelthónta), au pluriel neutre, qui reprend trois substantifs féminins (élleipsis, éphesis, mnḗmē : 9, 46-47), est sujet du verbe au singulier egénnēse. Sur ce fait de syntaxe qui n’est pas sans exemples, voir A. Wolters, p. 259 (qui renvoie à Kühner-Gerth I, 78-79 et à Schwyzer 514, 44sq.). L’adverbe homoû signifie « de façon unitaire », « tout à la fois », et non simplement « ensemble », comme on l’a déjà vu supra 7, 51 où Plotin affirme que les conceptions réellement vraies « sont en même temps l’intelliger, l’intelligible et l’être ».

190. Dans son retour qui le conduit du mythe au discours philosophique, Plotin désigne par cette expression (9, 46-47 : tō̂n lógōn hē mnḗmē) ce que le mythe plaçait sous la figure de Poros. On peut comprendre que la « mémoire » est constituée par les lógoi (ainsi A. Wolters, p. 258), ou faire des lógoi la cause de la réminiscence (voir P. Hadot, n. 324, p. 142) : il s’agit bien en tout cas de la réminiscence, c’est-à-dire du souvenir que conserve l’âme des réalités intelligibles, grâce à la présence des lógoi qui sont en elle. C’est précisément la conjonction, dans l’âme, de cet aspect positif avec l’aspect négatif que représentent le manque et le désir, qui va donner naissance à cette activité tournée en direction de l’Intellect que Plotin appelle Éros.

192. Il semble bien que le pronom toútou (9, 52) renvoie aux substantifs morphḗ et lógos (9, 51) et non pas au Bien (to agathón) : notre interprétation rejoint ici celle de Wolters, p. 260, et s’éloigne de celle de P. Hadot, p. 143 (« ce qui désire le bien »).

193. Il faut ici lire pròs hautó (avec un sens réfléchi) et non pròs autó (9, 53). Le mot eîdos qui désigne la « forme », au sens de « forme pure », se distingue de morphê, « figure », « configuration, forme déterminée » (9, 51 : morphḗ tis) : cf. le traité 1 (I, 6), 2, 14.

194. Cette phrase difficile a reçu jusqu’à six interprétations différentes, notamment pour la signification des mots tò dè pròs (h)autó (9, 53) : voir A. Wolters, p. 262-263 et P. Hadot, Plotin. Traité 50, « Commentaire », p. 249-250. Il faut simplement y voir la formulation, en termes généraux, du principe qui associe le désir à la matière et qui fait que tout désir est désir de recevoir une forme ; il en résulte que plus une réalité désire, plus elle est matérielle. Sur la fluidité des concepts de « forme » et de « matière », cf. le traité 25 (II, 5), 3, 14 et la n. 35 de R. Dufour, p. 153.

195. C’est la réponse à la question initiale du traité (cf. supra 1, 1-2) : on notera que Plotin insiste, pour finir, sur le double caractère d’Éros, à la fois démonique et matériel (hulikòs tís esti : 9, 55-56). Désir et matière vont de pair : ce caractère « matériel » est dû à l’état d’indétermination de l’âme, indissociable et tout aussi important que le désir qu’elle a de contempler son principe. Sur ce point, voir J.-F. Pradeau, L’Imitation du principe, p. 140-141 (avec la n. 1, qui renvoie à M. Zambon, Porphyre et le moyen-platonisme, p. 98 : c’est à Plutarque que remonte l’usage générique du terme « matière », qui permet de qualifier de matérielle « toute réalité qui est dans un état indéterminé, par rapport à une autre dont elle reçoit sa détermination »).