Domestiquer :
1. Rendre domestique (une espèce animale sauvage).
Synonymes : apprivoiser.
2. Au figuré – littéraire : amener à une soumission totale, mettre dans la dépendance. Domestiquer un peuple.
Synonymes : asservir, assujettir1.
L’humain sait domestiquer jusqu’au roi des prédateurs terrestres. Malgré leur classification en espèce protégée, l’homme fait même commerce de lions domestiques. À partir de quatre mille euros au Pakistan, on peut acquérir un fauve, et le garder dans une cage sur le toit de son immeuble2 (c’est moins cher que certains chiens de race – comptez cinq mille euros pour un chien esquimau canadien). En l’absence de législation stricte sur l’importation d’animaux exotiques au Pakistan, certains se spécialisent ainsi dans le commerce des lions, apprivoisables et très prisés pour leur symbolique : puissance et richesse pour qui les détient. Un des plus gros importateurs d’animaux exotiques à Karachi affirme pouvoir livrer un lion blanc en quarante-huit heures moyennant un million quatre cent mille roupies (environ sept mille huit cents euros)3. L’élevage des fauves a lieu aussi sur place, les zoos et élevages privés ne faisant l’objet d’aucun contrôle. En 2019, on estimait qu’environ trois cents lions étaient détenus dans des propriétés privées à Karachi. On peut dans cette ville voir des hommes riches parader avec leur lion en laisse dans les allées de leurs jardins, et même les asseoir sur les sièges de leurs 4 × 4 lors de leurs déplacements.
En Afrique subsaharienne, les grands fauves domestiqués connaissent les mêmes conditions de vie que les herbivores d’élevage intensif en Europe : en 2019 en Afrique du Sud, trente-quatre lions ont été trouvés entassés dans un enclos sans hygiène, censé n’accueillir que trois bêtes. Presque tous avaient perdu leur fourrure à cause de la gale4. Ces élevages proposent aux touristes des lionceaux à caresser. Une fois qu’ils ont grandi, les petits ne pourront être réintroduits dans un parc naturel, car ils ont été séparés très jeunes de leur génitrice, ont grandi en captivité et n’ont ni appris à chasser pour se nourrir, ni à vivre en clan. Ils finiront en trophée pour les amateurs de chasse close : sept cents lions élevés en captivité sont ainsi tués chaque année. Les autres seront abattus pour leurs os dont le commerce est lucratif : huit cents squelettes ont ainsi été exportés en 2018 vers l’Asie du Sud-Est, où ils servent de base à des remèdes variés.
La domestication des fauves ne sert pas à l’alimentation de l’homme, mais uniquement à son plaisir : celui de posséder un prédateur sauvage, celui de le tuer, et l’illusion d’absorber un peu de sa puissance, une fois réduit en poudre.
Mon amie Blandine, à qui je parle du commerce des lions domestiques, me conseille de lire Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l’environnement, qu’elle a interviewée5. J’écoute : je me passionne. Car, dans son Histoire de la domestication animale6, l’historienne pose la question des conséquences pour l’homme de sa domination sur les bêtes.
La domestication du premier animal, le loup gris (dont sont issues toutes les espèces de chiens domestiques), transforme la chasse, la rendant plus efficace. Car l’humain s’est associé à un auxiliaire animal pour pister, rabattre et ramener le gibier. Cela impacte aussi la biodiversité et l’environnement sauvages. L’expansion humaine permise par cette efficacité accrue de la chasse provoque des vagues massives d’extinctions animales. Valérie Chansigaud donne pour exemple l’arrivée de l’homme en Amérique du Sud, voici douze mille ans : plus de sept cents espèces de gros animaux de plus de quarante kilos disparaissent totalement (tel le paresseux géant), parce qu’ils n’étaient pas adaptés à ce type de prédation (l’homme chassant en groupe avec des outils, des chiens, et la maîtrise du feu). Mais cette première domestication animale, celle du chien, ne modifie pas fondamentalement les modes de vie des humains, qui restent chasseurs-cueilleurs.
La seconde étape clef de domestication animale, celle des grands herbivores (vaches, cochons, chèvres, moutons) va en revanche transformer radicalement les sociétés humaines : les chasseurs-cueilleurs disparaissent peu à peu, tandis qu’émergent des sociétés agricoles et pastorales (pas forcément sédentaires, car l’élevage peut être itinérant). Et ces nouvelles formes de sociétés humaines sont bien plus hiérarchiques : la possession de troupeaux d’herbivores est à la base des toutes premières formes de capitalisme (être riche, alors, c’est posséder des bêtes)7. Il s’instaure donc des rapports hiérarchiques plus marqués entre hommes, tandis que la condition des femmes se dégrade. La domestication des bêtes et la domination des femmes sont liées. La naissance du capitalisme est fondamentalement corrélée à celle du patriarcat8.
Xavière Gauthier, fondatrice de la revue Sorcières, écrit :
Dans la nature et dans la femme, c’est la racine de la vie qui est atteinte. […] Pourquoi cette folie de destruction ? Parce que les hommes comptent pour rien, exploitent et s’approprient les ressources naturelles comme les forces d’amour, de travail et de vie des femmes. Parce qu’ils ont peur de cette puissance de vie que nous portons en nous, comme de la création bouillonnante de la nature. Pour se rassurer, ils voudraient croire que la nature est inerte et les femmes passives. Mais elles sont la vitalité même. La nature n’est pas encore domestiquée, ni les femmes domptées. Elles se réveillent et elles grondent9.
La philosophe Jeanne Burgart Goutal, qui cite ces phrases de Xavière Gauthier, explique le désintérêt des féministes françaises pour l’écoféminisme des Américaines, par le fait qu’il est trop spirituel, émotionnel et communautaire pour les Françaises ayant hérité des cadres de perception de Simone de Beauvoir et Colette Guillaumin – pour qui assimiler la femme à la nature est une régression. Ces dernières s’inscrivent en effet dans la continuité de la philosophie des Lumières, qui valorise une conception individualiste, linéaire, antinaturaliste et technophile du progrès10. Malgré cette résistance à des approches écologistes et antispécistes chez les féministes françaises, la gronde des femmes exploitées s’entend, de plus en plus fort, au long du XXe et XXIe siècle. Et si les animaux ne peuvent dénoncer leur condition, ce sont bien souvent les femmes qui se font porte-parole de leur cause11.
Mais le dominant pâtit aussi des conséquences de sa domination. On se pose rarement la question des effets de la domination sur le dominant et pourtant, il y en a. La conséquence la plus évidente est celle de l’autodomestication de l’humain12.
Les impacts sanitaires de la domestication sont systématiques et répétés, mais les hommes n’apprennent pas de leurs erreurs. En psychiatrie, on appelle cela la réitération. L’homme est tout sauf un être rationnel. L’exploitation de la nature et la domination d’humains par d’autres humains sont corrélées. La domestication animale transforme aussi les écosystèmes, les espèces primitives des bêtes domestiquées par sélection disparaissent (par exemple l’ancêtre du cheval). Humains et animaux, nous sommes tous reliés. La rage du chien domestique a mené à l’extinction d’autres espèces, la domestication et l’industrialisation de l’élevage des bêtes provoquent des maladies infectieuses menant à la disparition d’autres animaux, et affectent aussi l’homme, le plus récent exemple en date étant la pandémie mondiale de Covid-19.
L’homme est la seule espèce qui a réussi à peupler tous les continents, c’est aussi la seule espèce qui consomme une telle variété d’autres espèces animales et qui a un tel impact sur son environnement. Plus grand-chose sur la planète n’est « naturel », c’est-à-dire non transformé par les activités humaines.
L’humain est un hyperprédateur dangereux pour son environnement, pour les autres espèces, et surtout pour lui-même. Pourquoi fonce-t-il ainsi vers sa propre perte collective ?
C’est qu’à chaque nouvelle domestication animale s’ensuit une augmentation immédiate du pouvoir de l’homme : comme dans un jeu vidéo13. La domestication du monde profite aux plus puissants, qui montent plus de niveaux. Et chacun ne voit que son propre niveau, se moquant de la suite.