LE LION DE KESSEL

Patricia se mit à courir à l’orée de la savane et ne s’arrêta qu’en terrain découvert. Le soleil donnait à plein sur son visage. Et son visage regardait à plein le triangle de buissons épineux.

La petite fille porta à ses lèvres une main pliée en forme de cornet et poussa cette modulation singulière par laquelle j’avais entendu Kihoro appeler King.

À l’intérieur du triangle, deux rugissements brefs éclatèrent et les deux lionnes sortirent des buissons, le poil hérissé, les crocs avides. La distance qui les séparait de Patricia, elles pouvaient, elles allaient la franchir d’un saut. Que faisait Kihoro ? Qu’attendait-il ?

Mais un autre rugissement retentit, si puissant qu’il couvrit tous les sons de la savane et un bond prodigieux enleva King par-dessus les fourrés et le porta là où il l’avait voulu : juste entre ses femelles enragées et Patricia.

La plus grande, la plus belle des lionnes et la plus hardie fit un saut de côté pour contourner le flanc de King. Il se jeta sur elle et la renversa d’un coup d’épaule. Elle se releva d’un élan et revint à la charge. King lui barra encore le chemin et, cette fois, sa patte, toutes griffes dehors, s’abattit sur la nuque de la grande lionne, lacéra la peau et la chair. Le sang jaillit sur le pelage fauve. La bête blessée hurla de douleur et d’humiliation, recula. King, grondant, la poussa davantage et, pas à pas, la força à regagner l’abri des buissons où l’autre lionne était déjà terrée.

La modulation d’appel s’éleva de nouveau dans l’air brûlant de la savane. King s’approcha de Patricia qui n’avait pas bougé.

Elle frissonnait légèrement. Je le vis quand elle leva une main et la posa sur le mufle de King, entre les yeux d’or. Le tremblement cessa. Les ongles de la petite fille remuèrent doucement sur la peau du lion. Alors King se coucha et Patricia s’étendit au creux de son ventre, embrassée par ses pattes. Elle passa un doigt sur celle qui portait des traces toutes fraîches de sang. Et son regard défiait la haie d’épineux derrière laquelle frémissaient sourdement les femelles de King, maîtrisées, honteuses et battues1.

Joseph Kessel, Le Lion.

Lyon, printemps 2021.

Pour écrire sur la lionne, je lis pour la première fois Le Lion, de Joseph Kessel – grand romancier et grand homme, d’ascendance juive russe et engagé dans la résistance durant la Seconde Guerre mondiale – qui, par je ne sais quel hasard, ne m’a pas été donné à lire au lycée, comme à toute ma génération d’élèves.

Les deux libraires en bas de chez moi, à qui j’ai raconté qu’on m’a commandé l’écriture d’un essai sur la lionne, ont cherché pour moi dans leur catalogue et leurs rayons chargés les livres qui parlaient de lions et du rapport humain-animal. Je suis repartie avec cinq ouvrages, dont celui-ci, qui avait découragé ma cousine de la lecture dans son enfance, parce qu’on voulait tant qu’elle lise les grands classiques. Mais la langue élégante, picturale, de l’auteur n’était sans doute pas encore de son âge, ni la violence peut-être qui traverse ses lignes, la tension qui parcourt toute la narration.

J’ouvre le soir même, prise de curiosité, ce roman iconique que je n’avais jamais lu. J’avance une semaine durant dans l’histoire, peu à peu, par les cercles concentriques qui se resserrent autour du narrateur, le rythme des phrases, les tableaux qu’il dessine, les bêtes de la savane qui s’abreuvent au lac clair, dans la lumière rose du soleil levant sur le Kilimandjaro. Je suis happée par l’intelligence narrative, la finesse d’analyse des relations intrafamiliales, la beauté des images qui surgissent à l’esprit.

Je bute et je trébuche aussi, sur les analogies et les épithètes qualifiant les Noirs et surtout les Masaïs. La fascination de l’auteur pour ce peuple de brousse est palpable. Mais le terme de « sauvage » revient trop souvent pour que je n’y lise pas le regard de l’homme blanc (même s’il avance à certains moments du texte une conviction anticoloniale). Et (est-ce un biais de perception ? une lecture trop située ?) je ne peux m’empêcher de sentir dans certaines descriptions un désir quasi homoérotique du narrateur pour le jeune Masaï Oriounga, si fier et si beau, dont le corps, la figure, les atours rituels nous sont maintes fois décrits – là aussi sous un angle souvent animalier.

Mais l’analogie bestiale s’étend aussi aux Blancs : le père de Patricia, Bull Bullit, administrateur du parc naturel, ressemble à un lion roux, et sa sauvagerie d’ancien chasseur nous est maintes fois décrite. Sa force physique, son tempérament, sont ceux d’une bête de brousse, et jusqu’à son surnom : Bull, c’est le taureau. Je me dis qu’au final, Le Lion de Kessel, c’est l’histoire d’une fusion entre humains et bêtes : les jeunes guerriers masaïs accèdent au statut d’homme s’ils achèvent un grand fauve, la petite Patricia aime le lion d’un amour possessif et dit « il est à moi », comme elle le dit de Kihoro, le pisteur noir salarié de son père qui veille sur elle dans le parc naturel et là, je trébuche encore dans le texte (mais c’est aussi l’intérêt du roman que de témoigner des rapports entre peuples natifs et colons à cette époque : fin des années cinquante, une petite fille blanche se sent très légitime à « posséder » un homme adulte noir).

Par ailleurs, me dis-je, c’est rare qu’une petite fille soit l’héroïne d’un roman, surtout à l’époque où il fut écrit. Mais le véritable héros n’est-il pas le narrateur, reporter-voyageur venu de France, dont l’arrivée au cœur du drame familial qui se joue dans la savane entre une fillette, ses parents, un jeune guerrier masaï et un lion, mène au dénouement ? Le narrateur n’est-il pas celui qui au final fait l’œuvre du colon blanc, ramenant la fillette ensauvagée à la « civilisation », dans un collège citadin pour jeunes filles ? Certes c’est le choix de la petite, qui veut quitter le parc où son lion est mort, couper tout lien avec son père qui a tué le fauve. Le voyageur, ami de la petite, sera son passeur d’un univers à l’autre : de l’enfance à l’« âge de raison », de la brousse à la ville. Mais dans cette traversée, on sait que la fillette se coupe de sa joie, sa force et sa puissance. Car Patricia sait parler aux bêtes, évoluer parmi elles, elle n’est heureuse qu’en salopette, à courir la savane. C’est un drame contre-œdipien, aussi : le père tue le lion, figure d’attachement principal de sa fille, l’animal auquel lui-même ressemble tant.

Les lionnes, elles, sont quasi absentes de la narration. Mais leur rôle n’est pas anodin. La scène que j’ai transcrite plus haut, qui intervient au dernier tiers du livre, retient mon attention. C’est une des rares scènes où l’on trouve des lionnes.

Le lion, les antilopes, les guépards, les singes, les buffles, les éléphants, les zèbres, les rhinocéros ont tous été décrits avant cela, mais jamais les lionnes. Elles interviennent vers la fin, à deux reprises, chaque fois peintes sous le même angle : des femelles agressives, prêtes à déchirer la fillette jalouse. King, son lion, a fondé son propre clan. Patricia, petite femelle humaine, ne peut plus vivre avec lui dans l’enceinte des habitations humaines, où il n’a plus sa place depuis qu’il a atteint sa pleine maturité. Dans la scène précédente, lors de la première confrontation avec la troupe de King, Patricia a laissé le lion retourner aux deux lionnes qui ont porté ses petits. Mais la fillette de dix ans est obsédée par son amour possessif, absolu, pour ce fauve puissant (autrefois lionceau abandonné, qu’elle a nourri au biberon, avec qui elle a dormi comme avec un chaton). Un fauve sur lequel elle veut se prouver son ascendant. Par besoin de revanche, elle revient devant le bosquet d’épineux et appelle son lion, pour mesurer son pouvoir à celui des lionnes. Un combat de femelles, en somme, autour du roi lion.

Le Lion de Kessel, c’est aussi l’histoire d’un amour dévorant, d’un besoin absolu, impérieux, de possession, et qui finira mal.