ZOO

Berlin, printemps 2002.

Le lieu ferme sur moi ses murs vitrés et son sol de béton. Je prends place sur le banc, qui n’est jamais occupé ou bien pas longtemps. Les visiteurs tiennent rarement plus de dix minutes à cause de l’odeur, qui m’est devenue familière.

Dehors, le printemps déplie les bourgeons des tilleuls sur les grandes allées de Berlin. Le soleil chauffe les graviers du parc zoologique. Je n’ai plus cours à l’université depuis trois semaines, mais je me rends parfois encore dans le couloir des fauves, les jours où Leo n’y travaille pas. Officiellement, je révise mes cours à la bibliothèque, pour la session de rattrapage de juin. Le personnel du zoo ne nous a jamais vus ensemble. Personne ne sait là-bas que je suis sa petite amie. Je suis une visiteuse régulière, mon carnet sur les genoux, je dessine la lionne, on me prend pour une étudiante en zoologie. Parfois le gardien du bâtiment me parle, pour me dire si les lions ont bien mangé, ou me demander si je veux voir les soins aux animaux. Je reste distante, mais polie. Seule la lionne m’intéresse.

Elle est le plus souvent allongée sur le flanc. Ce jour-là, c’est une sphinge. Le poitrail relevé entre ses pattes avant, l’échine droite, les paupières pour une fois ne sont pas mi-closes mais grand ouvertes sur ses yeux sombres, mouvants.

Je ne sais pas ce qu’elle distingue derrière la vitre. Mais son regard suit les mouvements des humains qui passent. Sa queue bat lentement le sable de la cage, fouettant parfois le tronc de l’arbre mort couché au sol.

De temps à autre, son mufle descend vers ses pattes avant, elle sort alors sa langue pâle et lèche ce qui, en l’observant de près, s’avère être d’anciennes plaies. Le coup de langue s’intensifie, je la vois attraper sa patte avec ses dents, y planter les crocs, ronger. J’ai déjà observé qu’il manque du pelage sur le dessus des pattes – des traces de morsures plus anciennes. Ce n’est pas la première fois que je la vois faire ça. Je redoute d’y assister à chaque fois que je viens. Et pourtant, j’y retourne.

Dans la cage d’à côté, un jeune lion tourne en rond, toujours dans le même sens. Elle, ne se lève pas. Elle continue de mordre sa patte comme pour la dévorer. Le sang coule. Elle mord de plus belle. Les crocs lacèrent la peau. Je m’approche de la vitre, la regarde de plus près, tente un geste de la main, d’abord timide puis plus large, pour la distraire de son automutilation. Elle continue de ronger son propre membre, prise de frénésie. Mon cœur rate des battements de la voir se blesser ainsi et d’être impuissante à l’arrêter.

Je retourne m’asseoir, c’est insupportable et pourtant je ne peux pas partir.

Le gardien cette fois ne se contente pas de passer à côté de moi avec un petit mot. Il s’assoit à ma droite en s’épongeant le front d’un mouchoir à carreaux. Je l’imagine le soir, retirant son mouchoir de sa veste, le mettant dans le panier de linge sale sous l’évier avec sa chemise. Je le visualise dans un appartement très fonctionnel, propre, peu décoré, se changer et prendre sa douche pour se débarrasser de l’odeur des fauves, avant de prendre place à table (vit-il seul ? en couple ? J’ai déjà remarqué qu’il n’a pas d’alliance). C’est un quinquagénaire, il m’a dit une fois qu’il travaille dans ce zoo depuis plus de vingt ans. Que la lionne est arrivée voici cinq ans d’un autre zoo, anglais, où ils manquaient de place. Je lui ai fait remarquer les blessures sur ses pattes, lui demandant si elle aurait le même comportement dans un espace moins réduit. Il m’a répondu qu’elle se rongeait déjà avant son arrivée ici, a haussé les épaules.

Parfois, en passant devant sa cage, il chantonne : « Du bist verrückt mein Kind, du musst nach Berlin, wo die Verrückten sind, da gehörst du hin. » (Tu es folle ma petite, pars donc à Berlin, là où habitent les fous, c’est là que tu appartiens.) Une comptine que parfois ma grand-mère allemande me chantonnait lorsque j’étais petite, que j’avais fait une bêtise, que j’étais dispersée, ou excitée. Une chanson qu’on chante aux gamins fautifs, aux enfants pas sages, avec affection. Mais lui n’a pas pour la lionne les regards et les mots doux qu’il murmure parfois au jeune fauve de la cage voisine.

Je me tourne vers lui, bouleversée par le spectacle de la lionne qui lèche maintenant les plaies qu’elle s’est infligées. Il parle, sans me regarder, le regard fixé sur le jeune lion enfermé à droite de la lionne : « Wissen Sie, er ist sein Sohn. » (Vous savez, lui c’est son fils.) Un silence, un hochement de tête. Il poursuit : « Die anderen Löwenbabys haben nicht überlebt. » (Les autres lionceaux n’ont pas survécu.) Je cherche ses yeux, l’interroge du regard. Il se lève, dans un soupir : « Die Kleinen hat sie gefressen. Nur den haben wir gerettet. » (Les petits, elle les a dévorés. Nous n’avons pu sauver que celui-ci.)

En huis clos, enfermés, les mammifères tuent parfois leur descendance. En liberté, une lionne ne le fait que si elle sait ne pas pouvoir assurer la subsistance des petits. Si les conditions sont requises pour leur survie, c’est sa propre existence que la génitrice mettra en danger pour les protéger d’autres prédateurs.

Le gardien se lève, me souhaite une bonne journée, me dit que je devrais sortir un peu pour prendre l’air, aller voir du côté des éléphants. Il me trouve pâle. Lorsqu’il s’incline pour me dire au revoir, le relent aigre de sa transpiration sous sa chemise kaki me monte brusquement aux narines et j’ai un haut-le-cœur, que je parviens à peine à dissimuler. Puis, juste après son départ, le musc poisseux des fauves, l’odeur étouffante à laquelle je me suis pourtant habituée depuis que je viens ici reflue vers moi, envahit ma gorge, puis mon œsophage, je me précipite dehors, prise de nausée. De la bile plein la bouche, je crache sur les graviers une salive amère.

Je ne le sais pas encore, mais mon corps sait déjà. Mes seins sont alourdis, et depuis quelques jours mon bas-ventre est tendu. J’habite avec Leo depuis presque dix mois. Il y a trois semaines, j’ai oublié de prendre ma pilule. Une seule fois. Une nuit où le silence s’était dissipé, où nous étions légers, où il m’a fait l’amour, où il m’a dit je t’aime, viens, tu es à moi. Une nuit où j’ai joui enroulée dans ses bras. Depuis, le silence est retombé en couperet, et il ne me touche plus. Je flotte dans le brouillard des anxiolytiques pris à trop forte dose. Je ne respire plus, mais je ne peux pas partir.