SI LA LIONNE POUVAIT PARLER

Un aphorisme du célèbre philosophe Wittgenstein a fait couler beaucoup d’encre après lui :

Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions pas le comprendre1.

Certains exégètes y ont vu une métaphore du fait qu’un humain peut rester une complète énigme pour un autre humain. Car même en parlant une langue dite étrangère, il arrive qu’on ne comprenne pas les membres de l’autre culture, puisque nos cadres de perception ne sont pas les mêmes. Le lion de Wittgenstein serait une analogie avec l’humain « étranger », qu’on ne comprendrait pas, bien qu’on ait appris à parler sa langue. On ne comprendrait pas son obstination à voir de la sorcellerie partout, son fanatisme régional pour tel sport compliqué, le pourquoi de tel geste avant d’entrer dans un lieu sacré. On ne le comprend pas, non pas faute de parler sa langue, mais « faute d’une capacité suffisante d’empathie2 ».

L’étranger, dans cet aphorisme qui agite les spécialistes de l’anthropologie linguistique, c’est le lion. L’animal, donc. Ceux qui y lisent une réflexion au premier degré sur le rapport humain-animal disent que quand bien même un lion pourrait parler le langage des humains, la communication entre les deux espèces serait impossible. Les modes d’action, les cadres de perception, l’expérience du monde resteraient incommunicables. L’altérité entre animaux humains et non-humains rendrait toute compréhension impossible. Selon l’anthropologue Gérard Lenclud :

Il est, en effet, possible que, si un lion pouvait parler, nous soyons dans l’incapacité d’entendre un mot de ce qu’il nous dit. Il vit dans un autre monde subjectif, conceptuel et, supposons-le, objectif que nous. Impossible de savoir de l’intérieur quel effet cela fait d’expérimenter la condition léonine, même si ce lion parle. Impossible de nous brancher à son réseau conceptuel, même lorsqu’il parle. Impossible de détecter ce qu’il tient pour vrai et donc de saisir le sens de ce qu’il viendrait à nous dire, quand bien même son rugissement serait linguistique. On pourrait imaginer aussi que nous pourrions comprendre ce qu’il nous dit mais que ce qu’il nous dit ne nous apprendrait rien sur l’esprit des lions ordinaires : parler (mais aussi ordonner, interroger, raconter, bavarder, espérer) ne fait pas partie, en effet, de l’histoire naturelle des lions ordinaires. L’esprit de ce lion, miraculeusement équipé de langage, serait radicalement différent de celui de ses congénères. Apporter le langage à ce lion, ce serait pour la première fois pourvoir le lion d’un esprit. Pourtant, est-ce bien vrai ? Et comment le savoir3 ?

Sait-on si les lions ne font pas entre eux et à leur manière ce que nous, humains, appelons « parler » et « raconter », « bavarder », « espérer » ? Les jeux de langage sont-ils vraiment et seulement le propre de l’homme ?

L’anthropologue anglais Gregory Bateson (1904-1980), qui s’intéressa aux cultures de divers peuples ainsi qu’à la communication dans le monde animal, a montré que les animaux qu’il observe jouer au zoo sont parfaitement capables de métacommuniquer, c’est-à-dire d’émettre des messages qui commentent et orientent le sens d’un premier message. La force relative d’une morsure par exemple, accompagnée de tel mouvement, communique sur le geste (« ceci n’est pas une agression, c’est un jeu ») :

Je savais, évidemment, qu’il était peu vraisemblable de trouver des messages dénotatifs chez des mammifères non humains ; ce que je ne savais pas encore c’était que les données fournies par le monde animal m’obligeraient à réviser complètement ma pensée. Et pourtant ce que j’ai vu au zoo, ce n’était qu’un phénomène banal, connu par tout le monde : j’ai vu jouer deux jeunes singes : autrement dit, deux singes engagés dans une séquence interactive dont les unités d’actions, ou signaux, étaient analogues mais non pas identiques à ceux du combat, il était évident aussi que pour les singes eux-mêmes ceci était un « non-combat ». Or ce phénomène – le jeu – n’est possible que si les organismes qui s’y livrent sont capables d’un certain degré de métacommunication, c’est-à-dire s’ils sont capables d’échanger des signaux véhiculant le message : « ceci est un jeu »4.

Je retiens une phrase clef des propos de Bateson : « Ce que je ne savais pas encore c’était que les données fournies par le monde animal m’obligeraient à réviser complètement ma pensée. »

Les hommes ont-ils vraiment le monopole des choses de l’esprit ? « Ce que l’homme se flatte souvent d’être absolument le seul à détenir, l’animal en serait-il entièrement dépourvu ? » Comme le relève Gérard Lenclud : « C’est l’homme qui spécule sur la pensée de l’animal et non l’inverse, à voix haute ou par écrit en tout cas5. » Ce faisant, l’homme ne fait souvent que plaquer les cadres de perceptions et la logique humaine sur les autres espèces. Alors, il vit avec des œillères plus occultantes encore que celles qu’il impose aux animaux de trait qu’il a domestiqués. Faute d’une capacité suffisante d’empathie avec l’autre (humain ou non-humain), l’homme restera une bête autodomestiquée, à la vue limitée.