« Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea1. »
La morale de La Chèvre de monsieur Seguin tient dans cette chute, éclairée par une phrase de l’auteur à son ami Gringoire (poète qui refuse de s’enchaîner au travail salarié, et auquel Alphonse Daudet destine cette histoire) : « Tu verras ce que l’on gagne à vouloir vivre libre. »
Ma grand-mère française avait heureusement un autre entendement des choses, et quand elle me récitait l’histoire de la petite chèvre lorsque j’étais enfant (elle la connaissait par cœur, à force de la répéter à ma demande), elle changeait la fin à ma guise. Tantôt je voulais la version initiale : la petite chèvre quitte la captivité pour sentir l’air de la montagne, goûter les fleurs sauvages, puis arrive la nuit et avec elle, le loup. S’ensuit un long combat. Elle succombe sous ses crocs au tout petit matin, juste au moment où l’aube chevauche la nuit.
Mais souvent je demandais la version réinventée par ma grand-mère : la chevrette, victorieuse, pourfend à coups de cornes le prédateur en haut de la montagne.
Et grâce à ma grand-mère, je sais qu’à tout moment je peux devenir actrice de l’histoire, et en choisir la fin.
Je suis partie début juin. Ou plutôt, j’ai fui. Le jour anniversaire de ma première visite au zoo.
Ce jour-là j’ai envoyé un message à Zdenko, lui demandant s’il voulait m’y rejoindre. J’avais mon passeport dans mon sac, j’en avais eu besoin dans la matinée pour me réinscrire à l’université, où j’allais redoubler mon année. Mais au lieu de me rendre à l’administration j’ai laissé le tram m’emmener plus loin à l’ouest, jusqu’à Tiergarten. Je voulais voir la lionne.
L’animale ce jour-là était agitée. Le gardien m’a dit : « Seit dem Gewitter gestern, ist sie sehr unruhig. » (Elle n’est pas tranquille, depuis l’orage hier.) Un tonnerre formidable avait secoué la ville, une pluie torrentielle, des éclairs de fin du monde. J’avais passé la nuit blottie contre Leo à son retour. C’était un de ses bons soirs, grâce à l’orage il avait terminé le travail plus tôt, les gens ne sortent pas danser sous une pluie diluvienne. Je l’avais quitté en fin de matinée pour mes formalités universitaires. Il ne travaillait pas au zoo ce jour-là et comptait se reposer. Il avait suggéré que je pouvais rester faire la sieste avec lui. Avait caressé mes seins devenus trop sensibles. Sa main avait glissé vers mon bas-ventre, cherchant l’ouverture de mon sexe. À ce moment-là j’avais senti mon plexus se resserrer, et failli lui dire ce que portait mon ventre. Mais le souffle soudain m’avait manqué au point que je ne pouvais parler. J’ai compris à ce moment-là que j’avais besoin de quitter la chambre. Ouvrir la porte. Sortir de l’immeuble. Respirer l’air d’été.
J’ai accroché un sourire sur mon visage en disant que c’était le dernier jour pour les réinscriptions, et que je reviendrais vite.
Et puis, ce coup de tête, continuer jusqu’au zoo plutôt que de m’arrêter à la Humboldt Universität. Envoyer un message à Zdenko.
L’attendre quelque temps dans le couloir des fauves, en regardant la lionne comme à mon habitude, assise sur le banc.
J’ai pensé à toutes les stratégies d’adaptation de l’animale à cet univers clos. Aux tactiques qui avaient été miennes, durant des mois, dans la chambre de Leo. L’étouffoir de la relation qui m’unissait à lui.
Les capacités d’adaptation des animaux humains ou non-humains à la vie en captivité sont exponentielles. Mais elles marquent le corps autant que la psyché. J’ai fixé longuement les cicatrices des plaies aux pattes de la lionne. Là où le pelage manquait, marqué de striures claires, profondes, irrégulières. J’ai regardé mes bras, les anciennes cicatrices de mon adolescence. J’ai pensé à l’époque où je coupais l’endroit le plus tendre du poignet et me griffais au sang à la pliure du coude, habitée de la rage d’être ce corps rivé à sa femellité. J’ouvrais ma peau jusqu’à sentir la souffrance culminer au même point que la douleur psychique. Alors, je me calmais.
Je me suis demandé ce que j’expiais en me blessant ainsi, et de quoi se vengeait la fauve dans sa cage, en déchirant ses membres antérieurs de ses crocs.
L’on se demande si ce qui se passe dans la tête de l’animal n’a pas quelque chose à nous révéler sur ce qui se déroule dans la nôtre, quand bien même notre tête de Sapiens deux fois Sapiens est le siège d’une pensée consciente (et consciente de l’être), intimement articulée à la faculté de langage2.
Si la lionne pouvait parler, qu’on pouvait se comprendre, communiquer sur nos expériences, que me dirait-elle ?
J’ai entendu comme un murmure intérieur, trois mots ont résonné : « Va-t’en, toi tu le peux. » La lionne me regardait.
J’ai compris que ma cage, contrairement à celle de l’animale, comprenait une issue. Et c’était simple en fait, car ce qui me retenait était une cage mentale, faite d’émotions primales, et d’une sidération. Je m’étais peu à peu tordue, pliée au point d’oublier mes contours. Je m’étais laissé dévorer lentement.
L’orage de la nuit avait rincé le ciel, dispersé les nuages, assaini l’horizon. Je sentais la fraîcheur gagner le couloir moite, l’air dehors était clair, le ciel pur m’appelait. Je me suis redressée. Me suis levée du banc. J’ai marché vers la sortie en me sentant sereine. Le mouvement était simple, juste un pas devant l’autre.
Zdenko m’attendait devant le couloir des fauves, debout sur le gravier encore mouillé de pluie.
Je lui ai demandé, sans même réfléchir, s’il voulait m’accompagner à la gare routière, tout à l’ouest de la ville, et s’il voulait bien me prêter autant d’argent que possible. Il n’a pas posé de questions, il savait. Je ne travaillais plus depuis des mois au bar à hôtesses, mes économies avaient fondu, même si Leo insistait pour que je ne paye pas de loyer en vivant avec lui, disant que je n’avais pas besoin de travailler puisqu’il m’hébergeait. Mais bien que je ne dépense quasiment rien, je n’avais plus grand-chose sur mon compte en banque. Il me fallait de quoi tenir à Paris, les quelques semaines après mon retour, le temps de me retourner. Zdenko a retiré plusieurs centaines d’euros au distributeur, jusqu’à ce que sa carte bancaire lui refuse un nouveau retrait. Il m’a donné l’équivalent de huit semaines de son salaire de serveur en extras, me disant que je les lui rendrai quand je reviendrai.
J’ai eu beaucoup de chance, de pouvoir compter sur cet ami véritable. De retrouver à Paris ma sœur, qui a partagé avec moi sa chambre en cité universitaire. De jouir de la citoyenneté légale me permettant de revenir en France, m’inscrire à la fac, travailler à mi-temps dans un bar comme serveuse, candidater ensuite à une bourse d’études. J’ai pu gravir la pente vers mon autonomie en quelques mois, ce ne fut pas si long. J’ai souvent pensé à celles qui n’ont pas tant de chance et, dans une telle situation, n’ont rien ni personne à qui se raccrocher.
J’ai donc quitté Berlin dans un bus longue distance, comme j’y étais venue, quinze mois auparavant.
Je ne suis pas revenue. Au bout de dix mois j’ai fait un mandat à Zdenko pour lui renvoyer la somme prêtée, avec une lettre disant que j’allais bien, mais que je n’avais pas la force de retourner à Berlin.
Je regardais sur mon téléphone s’afficher les messages de Leo, mettais sur silencieux ses appels répétés. J’ai eu peur qu’il se tue, certains de ses messages disaient : « Ich kann kaum atmen, seit du weg bist. Ich kriege keine Luft. » (Je suis en asphyxie, depuis que tu es partie. L’air se raréfie.)
Je ne répondais pas.
La semaine qui a suivi mon arrivée à Paris, j’ai fait ce qu’il fallait. À l’hôpital on m’a dit qu’il était trop tard pour la méthode médicamenteuse, j’ai donc avorté par la méthode d’aspiration, sous anesthésie.
J’ai changé de numéro, et d’adresse e-mail.
J’ai pleuré chaque soir, des semaines durant, la chaleur de ses bras, l’odeur de sa peau.
Mes seins ont dégonflé, et se sont affaissés, légèrement. Mon ventre a saigné dix jours d’affilée. Puis le sang s’est tari.
Mes sommeils : des hachures, des nuits entrecoupées de crises. Je mordais l’oreiller, reprenais un anxio, épuisais toutes mes larmes, et puis me rendormais. Surtout ne pas penser à ce qui aurait pu être. Surtout ne pas l’appeler.
Une nuit, puis une autre. Et puis les suivantes.
Le temps a fait son œuvre. La mémoire de l’odeur s’estompait peu à peu, et les symptômes du manque.
Je ne l’ai plus revu. J’avais ouvert la porte, respirais de nouveau. Et c’était sans retour.
Ce que j’ai gagné à vouloir vivre libre ? Eh bien, ma liberté.