Le ciel est limpide, le soleil haut réchauffe les allées du parc de la Tête d’Or, vibrantes de floraisons. C’est le printemps et nous marchons main dans la main. C’est un « nous » fait du ravissement de se connaître depuis quatre mois, et de s’être dit « je t’aime » pour la première fois au réveil ce matin.
Tomber amoureuse à quarante ans, c’est le même processus, exactement, qu’à vingt. Et les mêmes sensations. Lorsque sa main me cherche et que je glisse mes doigts contre sa paume douce pour les mêler aux siens, je n’ai pas l’âge que j’ai. Je n’ai pas d’âge, en fait. Il n’y a pas d’usure du cœur, des sentiments, c’est le même bondissement, la même appréhension. Plus aiguisée peut-être. J’ai, plus qu’auparavant, peur des rochers qui affleurent sous la surface de l’eau dans laquelle je sautais sans réfléchir à vingt ans. Peur de me déchirer. Mais je ne lui en dis rien. Mon cœur bat un peu fort, pourtant nous prenons le temps de flâner, le long de cette après-midi douce, un dimanche paisible.
Depuis quatre mois que je fréquente M., nos pas ont arpenté durant plusieurs week-ends les rues, les berges et les parcs de Paris, sa ville, celle de la rencontre, où nous nous retrouvons dès que cela m’est possible. C’est la première fois que je lui présente Lyon, la ville où j’ai grandi, vécu l’adolescence, pris le bus pour le lycée. Perdu puis retrouvé mes esprits de jeune fille fragmentée de l’intérieur. La ville où je vis aujourd’hui, en paix avec celle que j’ai été alors.
J’ai eu envie d’une promenade au fil des berges du Rhône, et nous avons longé le chemin arboré en croisant des vélos, des coureurs, des poussettes. Nos mains lovées ensemble dessinent la teneur du lien entre nous, joignant nos corps mouvants dans l’espace public, au gré de la balade.
Nos pas se sont déroulés tranquillement jusqu’ici, sans même que je songe à la destination. Car les berges du Rhône mènent à la Tête d’Or, le parc somptueux avec son jardin zoologique.
« Viens, je te fais visiter », ai-je alors proposé.
J’explique que la grille ouvragée et monumentale, par laquelle nous passons, faite de bronze, de fonte et de fer forgé, aux dorures rénovées, s’appelle la Porte des enfants du Rhône, du fait de sa proximité avec le fleuve et le monument éponyme. Une statue dédiée aux soldats lyonnais morts durant la guerre franco-allemande de 1870 trône dans l’entrée de la première allée. Je pense aux trois grandes guerres qui ont confronté les deux peuples dont je suis issue et parle les deux langues, depuis mon enfance. Une langue maternelle, une langue paternelle.
L’Histoire infuse les liens entre les descendants des peuples qui se sont déchirés, ce même longtemps après.
Nous faisons le calcul au pied de l’hémicycle de pierre : la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945) moins le début de la guerre franco-prussienne (1870), c’est égal à soixante-quinze ans. Entre les deux, il y a eu la Première Guerre mondiale. La France et l’Allemagne se sont donc entretuées trois fois en l’espace de trois générations, juste avant celle de mes parents. Je me demande à voix haute si je peux chercher là une explication aux tensions structurelles de l’histoire familiale qui est la mienne. Je raconte alors l’anecdote révélatrice, dont m’a fait part ma mère lorsque j’étais enfant. « Elle s’est trouvé un boche » fut le premier commentaire de mon grand-père français, à propos de l’arrivée du petit ami allemand dans la vie de ma mère. Mes parents en devenir se sont mariés très jeunes, mais surtout rapidement (pour faire taire leurs parents ? donner tort à l’Histoire ?), officialisant au bout de trois mois devant maire et curé ce qui peut-être n’était voué qu’à rester un amour de jeunesse. Ils ont aussi, très vite, fait des enfants. Je suis la première-née, et je ne me défais pas de la sensation d’avoir été mise au monde comme pour prouver aux trois générations précédentes qu’une histoire d’amour peut sceller l’union entre deux peuples qui se sont massacrés. Je suis née du désir de réconciliation de deux enfants d’après-guerre, qui avaient à peine vingt ans.
Mais l’Histoire nous rattrape souvent sans qu’on s’y attende. Et je raconte à M. mon enfance divorcée, tandis que nous prenons la statue en photo. Je n’avais jamais réalisé qu’elle porte en son socle une sculpture de lion qui brise une épée. L’épée de la guerre entre deux pays auxquels je n’appartiendrai jamais tout à fait, à défaut d’être vraiment de l’un ou de l’autre. Allemande moquée à l’école maternelle française (où on m’appelait « la boche »), ou Française en Allemagne (où l’accent maternel me trahissait chaque fois). Mais le lion brise l’épée. Nous sourions ensemble de ce que je ne l’avais jamais vu.
C’est ma main qui nous guide dans les allées du parc, car je connais les lieux depuis que je suis enfant. Cette promenade estivale me ramène à une autre balade vers un jardin zoologique, dans une ville différente, vingt ans auparavant, que j’ai tue jusqu’ici. Je garde le silence, le temps n’est pas venu de la lui raconter. Mais la lionne de Tiergarten occupe mon esprit tout le long du chemin, autour du petit lac. Elle m’habite encore lorsque nous arrivons aux abords du zoo, et que nous passons devant la cage hexagonale aux barreaux recourbés, aujourd’hui vide et classée monument historique. Nous nous arrêtons, nos regards suivent les tiges de métal dressées vers le ciel. L’écriteau nous précise qu’elle servait autrefois à exhiber des ours. L’espace est tragiquement exigu, exposé, nu de toute végétation. Rien que du sable au sol et des barres de fer.
Je me rappelle qu’on m’a raconté, petite (sans doute pour me dissuader d’approcher de trop près les barrières au zoo), qu’à la fin du XIXe siècle, un des ours qui vivaient enfermés dans cette cage a broyé la jambe d’un adolescent imprudent, qu’on a dû amputer du membre déchiré. Le garçon était venu bien trop près des barreaux, oubliant que les ours sont des fauves, des animaux sauvages. Je me souviens avoir eu pitié du garçon, mais plus encore de l’ours, sans jamais oser le dire. On ne m’aurait pas comprise. Et tandis que nous nous éloignons de la cage, je pense aux grandes bêtes captives, sans abri du soleil, de la pluie ou du froid, sans autre environnement que les barres métalliques et le sol de poussière. Et puis les badauds ne cessant de s’amasser tout autour de la cage, de crier, agacer, exciter l’animal. J’imagine le garçon un peu trop téméraire qui, peut-être sur un pari, pour impressionner les copains, se presse contre la cage, trop près de l’animal devenu fou des conditions atroces de sa captivité.
Nous arrivons devant un minuscule îlot dans une fosse cernée d’eau, encerclé d’une barrière. Je sors de mon silence :
« Ici, avant, il y avait des lions. »
Une nuée mouvante agite les branches des arbres de l’enclos grillagé de l’autre côté de l’allée. Des gosses la suivent des yeux avec des cris de joie.
« Regarde, dit M., des singes ! »
J’observe le profil de M. qui se penche sur le panneau plastifié en deux langues, provenance et origines des bêtes contenues là, cela tient en quinze mots.
« Ce sont des gibbons », dit M.
Je sens ma voix se tendre, la phrase sort toute seule :
« Déjà toute petite, je n’aimais pas voir d’animaux enfermés. »
Sa main presse la mienne en un acquiescement.
Près de nous, un jeune homme, casquette blanche et short bleu, badge d’animateur de centre de loisirs, explique d’un ton didactique à une troupe d’enfants rassemblés devant lui : « Le dernier lion qui vivait ici est mort cette année. C’est le maire de Lyon qui a décidé qu’on n’aurait plus de lions au parc de la Tête d’Or, même si l’animal est l’emblème de la ville. À une époque, on écrivait même les deux exactement pareil : le Lion et la ville de Lion, car l’usage du « i » ou du « y » était indifférent. Mais la ville et le fauve sont juste homonymes, les deux noms n’ont pas la même origine : Lugdunum pour la ville, Leonem pour le lion. »
Les enfants n’écoutent pas et regardent les singes qui bougent dans les arbres à quelques mètres de là, bien plus intéressants que l’étymologie de leur ville. Une gosse demande tout de même : « Pourquoi il n’y a plus de lions dans cet enclos ? » Le jeune homme répond : « À cause du manque d’espace », puis d’une voix plus grave, ménageant son effet : « Savez-vous qu’en 1984, longtemps avant votre naissance, une lionne captive ici, qu’on appelait Sonia, a tué le lion qui vivait avec elle sur cet îlot ? Il se nommait Sultan. »
Les enfants écarquillent les yeux en demandant pourquoi. Il vient de regagner leur intérêt d’un coup. Il continue avec des inflexions dramatiques : « Attention, âmes sensibles, bouchez-vous les oreilles ! L’histoire est tragique. »
Les yeux des enfants brillent plus fort et leurs voix excitées réclament : « Raconte ! »
Le jeune gars à casquette sourit, et reprend : « Eh bien, Sonia a obligé Sultan à se jeter à l’eau dans la douve qui encercle leur fosse. Pendant deux heures, il a essayé de regagner le bord et de remonter, mais chaque fois, elle l’en empêchait… et il est mort noyé. » Le silence des enfants se fait grave, tous leurs regards plongés dans l’ombre de la fosse, imaginant le lion mourant d’épuisement, de l’eau dans les poumons. Je vois, à l’expression de l’animateur, qu’il se demande s’il a bien fait de raconter cette histoire.
Je repense de nouveau à la lionne d’autrefois, celle de mes vingt ans, qui dévorait ses pattes et qu’on tenait séparée des jeunes fauves, pour qu’elle ne les tue pas. Je serre la main de M., qui tient toujours la mienne. Quelque chose me retient encore de lui en parler. La crainte d’en dire trop, de révéler ce qui, sous la surface plane de mon regard tranquille, de ma paume dans la sienne, s’agite, se tord d’angoisse. Que l’histoire nous rattrape.
Les enfants s’éloignent vers le pavillon des crocodiles. Un petit refuse d’y aller en disant qu’il a peur. L’animateur plaisante : « Alors tu ferais bien de ne pas t’approcher. Il paraît que les animaux peuvent sentir notre peur, parce que notre odeur change. »
Nous nous éloignons par la sortie fleurie du jardin botanique. Je n’ai toujours rien dit de la lionne tapie en moi depuis toutes ces années.
Le lendemain matin, nos peaux se parlent, nos odeurs mêlées sous les draps. La sonnerie du réveil va bientôt s’élever, nous avons fait l’amour à l’instant liminal où l’on sort du sommeil. C’est le lundi matin, je dois partir au travail et dans deux heures, un train va emmener M. loin de moi pour deux semaines qui, je le sais, seront longues d’attente.
Après la jouissance, je reste entre ses bras, sans un mot qui me vienne pour dire mon émotion. Un torrent m’emplit toute, je suis comme gelée au milieu des remous, et mon corps alangui se raidit peu à peu. Alors, la voix de M. se déploie en murmure tandis que sa main caresse mes cheveux :
« Je sens ta peur. »
Les mots me fuient, je ne sais pas répondre. Alors c’est mon corps qui parle pour moi. Mon corps sait parfois mieux dire les choses que moi. Je couvre tout son buste d’un souffle silencieux, mes lèvres frôlent sa peau, sous les draps encore moites.
M. poursuit :
« Je sens ton inquiétude, comme si tu avais peur de ce que nous vivons. Je le sens dans tes regards, dans certains de tes gestes, et même dans tes silences. »
Je tente alors, trébuchante, d’expliquer. Que je connais trop bien ma capacité à m’abandonner, à me donner entière, que ça me terrorise. Ce que je ne dis pas, le sous-texte invisible : « C’est exactement ce qui est en train d’arriver en ce moment, je me donne à toi. » Vouloir être à l’autre, processus organique. Il a suffi d’une nuit, celle de la rencontre. Une nuit peut décider. Ma peau, plus exactement, décide à ma place, mon système olfactif, mes récepteurs cachés. La manière dont son corps vient épouser le mien juste quand je m’endors ou quand je me réveille. Tout ça décide pour moi avant que j’aie le temps de penser aux conséquences.
Moi je suis vif-argent, je fais tout trop vite. J’essaie de me faire comprendre. Je suis celle qui se jette du haut de la falaise, même si elle a peur.
[Treize ans, ou quatorze peut-être. Le pont dans les montagnes au creux de la vallée, le torrent en dessous, personne ne sait s’il y a sous l’eau des rochers affleurants aux arêtes aiguës, qui déchireront le corps s’apprêtant à plonger. J’inspire, et je saute. On verra bien en bas. L’eau vive qui m’accueille dans ses bouillonnements, la joie d’être vivante, parfaitement présente à cet instant précis où le cœur se décroche.]
Je sais que je vais sauter. Mais je me tiens au rebord tout en scrutant le vide. Il y a un fleuve de mots que je dois déverser avant de me lancer, une histoire à lui raconter avant de pouvoir vivre la nôtre. Elle commencerait ainsi : « C’est l’histoire d’une lionne en cage, d’une fille qui la regarde, et d’un dompteur. La fille avait vingt ans. Ce qui m’attire en toi, c’est exactement ce qui m’avait attirée en lui. Quelque chose de charnel, de souterrain, qui me donne envie de t’appartenir. Et ça me fait très peur. » Mais le flot endigué au creux de ma poitrine continue de gronder sans qu’un seul mot parvienne à s’écouler.
À défaut de parler, ma bouche se pose sur son nombril, son épaule.
« Tu vas être en retard, dit M. Et j’ai un train à prendre. Il faut se lever. »
Je me glisse sous la douche, me savonne en accéléré. Je voudrais quelques heures dans un temps ralenti, revenir dans le lit, remonter sur le pont et sauter pour de vrai, trembler de tous mes membres, défier le courant, disparaître sous l’eau puis retrouver mon souffle, sentir sous mes pieds nus les galets inégaux et chercher le soleil pour réchauffer ma peau.
Tandis que l’eau coule sur moi, je me demande si j’ai la force de vivre cette histoire. Ce désir d’être à l’autre, c’est ma faille, je le sais. J’ai appris à m’en méfier de façon intuitive depuis presque vingt ans. Suis-je assez entière, suis-je assez solide, est-ce que je m’appartiens suffisamment pour vivre un autre amour de cette espèce-là, sans perdre mes contours, sans me faire dévorer ? La bête anxieuse dans ma poitrine gronde, à fréquence très basse. Personne ne peut l’entendre mais elle veille sur moi. Elle flaire les contours de ce qui pourrait être une cage. Une cage invisible, celle de la relation.
Est-ce cela, devenir lionne ? Se jeter droit vers l’autre malgré la peur que se répète l’histoire, et qu’elle ne se répète pas ?