ANIMAL HUMAIN

Une thèse de zoologie que j’ai lue hier m’apprend que, chez les lions vivant en liberté, jamais une lionne ne deviendra cheffe de clan, parce qu’elles se succèdent en tant que reproductrices, et que « l’harmonie est de règle dans un groupe de lions1 ». Mais un documentaire de 2012 raconte à l’inverse l’histoire d’une lionne devenue cheffe de clan2. D’autres documentaires montrent des lionnes menant leur troupe vers des terres plus propices, donnant à voir un système où les femelles déterminent la survie du groupe.

Une autre thèse de zoologie affirme qu’« on observe rarement des rivalités entre membres d’une même bande car en fait, il n’existe pas de hiérarchie au sein de celle-ci3 ». Les documentaires animaliers en revanche, montrent le plus souvent des mâles patriarches et des lions rivaux, et font de l’exception un beau storytelling.

Le plus étrange est de retrouver les mêmes images dans des films distincts, illustrant deux récits différents. On fait dire ce qu’on veut aux images, certes. Mais à ce stade de mes recherches, je ne comprends plus le système social des lions : patriarcat ou matriarcat ? Répartition sexuée des fonctions, ou prise de responsabilité en fonction de l’expérience ? Règle d’harmonie ou loi du plus fort ?

Ce dont je me rends compte au fil de ces incohérences et questionnements, c’est que l’humain peine à comprendre le système d’organisation de ces animaux, seuls grands félins vivant en communauté et coopérant pour l’élevage des petits, la chasse et la défense de leur territoire.

C’est que l’homme sait rarement lire les comportements des bêtes en dehors de son propre cadre de perception du monde.

Une organisation sociale visant l’harmonie, fondée sur la coopération ? Des femelles qui se partagent les mâles reproducteurs afin d’assurer la survie du clan, tout comme elles partagent leurs proies avec leurs congénères ? Des mâles qui servent de baby-sitters pour les jeunes, tandis que les femelles partent chasser4 ?

Ce qui guide en réalité les comportements du grand fauve prédateur est la survie du groupe, si bien que les dynamiques de pouvoir se répartissent et mutent en vue de ce seul objectif. Le système ne semble, finalement, ni patriarcal ni matriarcal. Mais nos paradigmes de pensée nous empêchent de saisir la finesse et les dynamiques d’une organisation sociale qui échappe à notre intellection. Et comme l’être humain a besoin de se raconter des histoires, les documentaires animaliers reprennent la trame des récits que nous appliquons à tout le monde vivant : un regard anthropocentré.

Notre système de pensée binaire occidental fausse jusqu’aux fondements de la science du vivant. La biologiste américaine Anne Fausto-Sterling5 montre que notre perception sexuée du règne animal et végétal est scientifiquement erronée : beaucoup d’espèces n’ont pas de sexuation binaire mâle/femelle, et leurs modes de reproduction défient notre logique hétéronormée. Si bien que nous ne savons pas réellement les comprendre et les appréhender. L’orchidée, par exemple, et ses multiples manières de se reproduire ou autoreproduire, seule ou avec l’aide de partenaires extérieurs du règne animal, est beaucoup trop queer pour nous, les humains6.

C’est notre regard anthropocentré qui articule notre perception du vivant autour du concept de différence des sexes (et de la hiérarchie entre les classes de sexe), biaisant notre regard sur le monde qui nous entoure – jusqu’à notre propre espèce. C’est ainsi que l’humain mutile, soi-disant pour leur bien, les personnes intersexuées, lors d’opérations effectuées dans la prime enfance, les forçant dans un genre ou dans l’autre par la chirurgie et l’hormonothérapie7. C’est ainsi que l’on refuse droit de cité aux personnes trans et intersexes, parce qu’on refuse de voir le monde hors du modèle binaire qui nous sert de prisme, mais qui en réalité borne notre vue, rabote nos imaginaires, produit de la violence et clôt nos horizons. C’est ce modèle binaire qui fait que tant de lionnes en devenir liment encore leurs crocs, coupent toujours leurs griffes, et ne rugissent pas.