RITUEL

Lyon, été 2021.

« Tu me fais confiance ? » dit M.

Nous sommes dans ma chambre, au milieu de la nuit et de mes draps défaits. Le printemps a laissé place aux touffeurs de l’été, la grande canicule et les orages de saison s’écrasent sur Lyon. Nos deux corps sont liquides de chaleur et de manque. J’ai attendu sa venue durant plus de deux semaines, et le désir appelle.

Notre histoire prend des trains entre Lyon et Paris depuis bientôt six mois. Elle se complique parfois de ma peur, se grippe de mes réflexes d’autodéfense psychique, que je ne peux lui expliquer. Mais nous nous retrouvons, et chaque fois c’est comme sauter du haut du pont vers le flux du torrent qui bouillonne et m’attend.

Nos peaux surtout se retrouvent toujours instinctivement. C’est un phénomène chimique, moléculaire, les phéromones sans doute. Un dialogue qui se passe du langage construit par les humains. Mais c’est par le langage que nous verbalisons les potentialités du corps, avant que suive le geste :

« Tu me fais confiance ? » répète M.

Sa main libre cherche le lubrifiant perdu sous l’oreiller.

C’est comme un rituel. M’ouvrir jusqu’à n’être plus que chair autour du poing de la personne aimée. Il y a dans cette pratique quelque chose de sacré, c’est un pacte, et un don je crois, des deux côtés.

« Oui, je te fais confiance. »

Le dos creusé, je suis une seule onde vibratoire, des orteils jusqu’au bout de mes doigts, arc-boutée sur le lit. Une course où l’air s’emballe tout au fond de ma gorge.

Ce n’est pas de la douleur, c’est une intensité qui me fraye un passage entre deux mondes et me donne accès à ce lieu, cet espace situé juste sous mon niveau de conscience.

Si sa main se retire, je serai rappelée à la surface du monde. Je redeviendrai pensées. Je ne serai plus moi, je serai mes pensées. Et j’ai besoin, parfois, que mes pensées s’arrêtent. Sa main au fond de mon ventre m’offre précisément cela.

Si sa main se retire, le voyage retour prendra quelques minutes.

Quelques minutes durant lesquelles chacune de mes cellules va d’abord refuser de muter dans l’autre sens, de revenir au réel.

J’aurai besoin alors d’être serrée, bercée et contenue, que ses bras autour de moi me rendent mes contours, ceux de l’extérieur. Après que l’intérieur de mon ventre l’aura enveloppé, que j’aurai senti, absorbé ses doigts, puis sa paume repliée, repoussant de moi-même mes limites internes. Après que j’aurai été contours autour de son plein.

C’est presque trop, pourtant. C’est au seuil. Juste presque trop. Presque trop loin.

Mais l’abandon est dans ce presque.

L’espace de reddition sous mon niveau de conscience est dans ce presque trop loin.

Laisser ma sauvagerie escalader mes peurs. Déployer ma puissance d’être muscles et muqueuses, serrée fort sur sa main. C’est mon ventre qui sait, mon ventre qui décide, même dans cet espace de don et d’abandon dans les sensations.

Dehors gronde un orage, dont les zébrures intenses éclairent la nuit, depuis près d’une heure que nous faisons l’amour. Un pan de la fenêtre claque dans une bourrasque, écartant le rideau. Une vague d’air mouillé déferle dans la chambre. Mon cri monte, indompté, dominant le roulement du tonnerre qui explose. La pluie s’abat sur nous depuis le ciel fendu, les gouttes s’écrasent au sol, étoilant le parquet comme des bombes liquides, tout près du lit défait.

Je me redresse, me lève, nue, le sexe encore ouvert et la chair palpitante. J’écarte en grand les deux battants de la fenêtre pour cueillir la pluie sur mon torse, mon visage, mes épaules et mon ventre. Le vent bondissant pousse l’eau du ciel vers moi.

Je pense, à cet instant précis, que je ne crains plus les éléments déchaînés. L’orage ne m’affole pas comme autrefois. J’accueille à présent le tonnerre, les éclairs et l’eau drue comme une délivrance. Nous rions de la jouissance qui m’a fait crier fort, de mon corps nu devant la fenêtre ouverte sur la rue. Ma terreur d’appartenir s’apaise. Le temps de cet orage, de la jouissance, d’une nuit.

Car la lionne, tapie au souvenir des barreaux de la cage d’autrefois, est inquiète. Je sens qu’elle tourne en rond dans la chambre, tenace, même si elle se fait pour une nuit plus discrète.

La lionne me protège, elle veille sur moi. Elle est tout mon système d’animal en alerte. Je m’endors dans les bras qui m’accueillent et m’apaisent. Mais elle arpente la chambre très silencieusement. Et elle hume le reflux d’angoisse qui vient se loger au creux de ma poitrine, dès le petit matin. La peur est toujours là.