Je m’assois face à elle, sur l’étroit banc de pierre face à la vitre épaisse. Nous sommes fin juin et la chaleur m’écrase. Je suffoque dans l’odeur âcre, qui prend ma gorge en étau. Peu à peu, minute après minute, j’apprends à me couler dans la sensation d’étouffement. Je sais qu’à tout moment je peux sortir à l’air libre, sentir la brise d’été sur mon visage.
L’animale devant moi ne sait plus ce qu’est le vent sur son pelage – l’a-t-elle jamais su ? Allongée, elle respire à lentes coulées, qui emplissent son flanc. Son ventre me fait face, ainsi que son poitrail et le bas de son mufle. Le carnet de croquis sur mes genoux me semble ridicule (je ne sais pas dessiner), mais me donne une contenance.
Un gardien vêtu d’un pantalon et d’une chemise kaki passe devant moi et ralentit. Prête à me justifier, je saisis mon crayon et prends l’air concentré de l’étudiante en zoologie qui ébaucherait le dessin naturaliste pour lequel elle est venue s’asseoir plus longuement que les autres visiteurs devant la cage.
« Sie werden in eine Stunde gefuttert », me dit-il avec un sourire (ils seront nourris dans une heure).
Il me prend pour une amatrice de fauves venue dessiner les bêtes, impatiente d’assister à la distribution de viande crue par les soigneurs. Alors se presseront les gamins et leurs parents, les petits excités, les adultes saisis de haut-le-cœur, un mouchoir ou la manche sur le nez pour masquer l’odeur rendue insoutenable par la touffeur estivale. Il fait si chaud en été, à Berlin.
Berlin, ma ville. J’en suis tombée amoureuse quelques mois plus tôt.
C’est arrivé un matin d’hiver, en février. Bien avant que les avions blanc et orange ne relient Paris à Berlin en une heure trente sous des néons crus, au-dessus des nuages.
Après une nuit serrée contre des inconnus sur un siège de bus longue distance, le visage collé à la vitre sombre d’où j’avais vu défiler l’autoroute et les rangs de forêts, j’arpentais les rues gelées, respirais la fumée piquante, légère, un peu acide des poêles à charbon du quartier de Friedrichshain.
Je connaissais l’odeur sans l’avoir jamais respirée.
J’étais venue m’y installer une saison. On m’avait dit que j’aimerais la ville.
J’y ai vécu douze mois, travaillant dans des cafés, en terrasse du Volkspark Friedrichshain, des rues pavées de Kreuzberg et des quartiers huppés du bord de la Spree, entourée d’artistes-au-RMI, de photographes-hôtesses-de-nuit, de strip-teaseuses-metteuses-en-scène, d’écrivains-barmen-à-temps-partiel, de musiciennes-serveuses-en-discothèque, de peintres-garçons-de-café et de comédiennes-prostituées.
La Berlin de mes vingt ans était une ville âpre, vibrante et abîmée, minérale, aérienne, lardée de cicatrices, touchante à faire pleurer. La ville des deuils et des recommencements. Où j’ai dansé pieds nus jusqu’à l’aube sur des bars chromés, saluant la lumière du matin par les grandes fenêtres, les yeux clairs et l’âme purifiée.
Une ville gris pâle l’hiver, rose à l’aube du printemps, d’un vert dense en été. Berlin créait cette illusion en juillet que la vie pouvait être éternellement légère, douce et joyeuse, avant de te rattraper fin novembre pour dire : Tu croyais que ça serait facile ? Détrompe-toi.
Tu marcheras sur le verglas les mains serrées dans les poches, les doigts gercés et les reins gelés, tu racleras au fond de ton sac tes derniers centimes pour acheter à manger, tu pleureras de froid le soir quand tes os seront si glacés qu’ils te sembleront cassants comme du verre. Mais tu trouveras des corps pour te réchauffer, tu travailleras le soir dans un bar à strip-tease pour gagner de l’argent, tu attendras le printemps comme une salvation. Tu auras le courage et la patience, tu es amoureuse de la ville. C’est un amour sans condition.
Et puis les jours se rallongeront et tu te dépouilleras de tes pelures d’oignon. Peu à peu ta peau retrouvera le contact de l’air. En avril tu humeras la vapeur fraîche du matin, quand les parcs s’évaporent de leurs suées nocturnes. Alors, les arbres s’essorent des bruines qui les gonflent, et se dressent lisses, brillants, à l’orée des murs gris, colorés de graffitis.
« Berlin, dein Gesicht hat Sommersprossen » (Berlin, ton visage a des taches de rousseur1), disait mon graffiti préféré de l’époque, sur un mur de Kreuzberg.
Il y a la Schlesische Strasse, où j’habitais. La cour longue de l’immeuble, le marchand de nouilles chinoises à un euro juste à côté, et le marchand de glaces où je suis allée tant de fois ce premier été, pour le même cornet gaufré pâte d’amande-nougat-chocolat-chantilly. Un bonheur écœurant à trois euros le cornet.
Il y a les berges du Maybachufer, près du café-péniche de l’Ankerklause où j’ai pris tant de petits-déjeuners tardifs après des nuits courtes en sommeil – c’est que Berlin est une animale nocturne. Des berges que je longeais par cœur, glissant sur les feuilles mortes humides de novembre, la neige molle et boueuse de janvier, l’herbe douce de juin, puis les brindilles sèches de la fin de l’été.
Je sortais de Kreuzberg à vélo dans la lumière grise du matin, embrassant du regard la foison de feuilles vertes, jaunes ou rousses, frémissant aux branches des immenses marronniers qui caressaient doucement mes fenêtres de leurs bras souples, quand le jour se levait avec un peu de vent.
Il y a vingt ans, même en été, Berlin sentait encore les poêles à charbon de l’est de la ville, qui portait les dernières balafres de la guerre – murs éboulés, squats et graffitis, la misère et la liberté d’une métropole aux grands espaces, pas encore totalement restaurée. Où erraient les punks et les artistes, mais aussi les touristes et les étrangers qui se ruaient sur la ville comme des chercheurs d’or et y restaient les mains vides, amoureux du ciel et des rues pavées. Des rats et des chiens perdus. Des chats agressifs et affamés. Des écureuils dans les parcs, haut perchés, voletant d’arbre en arbre lorsqu’on s’en approchait. À Berlin, l’ombre venue, on peut voir courir des hérissons sur les trottoirs. Un soir, dans Friedrichshain, j’ai croisé un renard. On trouve des lapins, des ratons laveurs et même des sangliers. Berlin est entourée de forêts, toutes sortes d’animaux sortent des bois, furtifs, et parcourent les rues à la nuit tombée.
Berlin l’été, c’est grave et c’est léger.
Ce premier été à Berlin, celui de la lionne au zoo de Tiergarten, je trébuche et tombe en sortant du couloir des fauves. Aveuglée par la lumière crue du ciel clair au sortir du bâtiment obscur, j’ai comme une sensation de choc dans la rétine, et je perds l’équilibre. Je titube, rate un pas, m’affale et me sens ridicule de m’étaler ainsi comme si j’étais soudain sous l’emprise d’un stupéfiant, m’écorchant un genou sur le sol de graviers.
Un jeune homme en salopette vert kaki, l’uniforme du personnel du zoo, m’observe me relever, tenir mon genou qui saigne. Il ne tend pas la main. Il me regarde.
Les yeux noirs. À sa main droite, un single tail – fouet d’une seule lanière, qu’ont inventé les hommes pour intimider les bêtes. Ou les dresser.