CLUB DER VISIONÄRE

Berlin, été 2001.

Le soir du genou écorché, je danse au Club der Visionäre (Club des Visionnaires). Un lieu de fête au bord de la Spree, dans l’est de Kreuzberg, où m’a emmenée Zdenko. J’ai mal au genou, mais je danse. Zdenko m’a accompagnée jusqu’à une pharmacie juste au sortir du zoo, la plaie a été nettoyée des gravillons et de la poussière. Ça brûle sous le bandage, mais pas de contusion. Nous sommes joyeux, c’est l’été à Berlin, l’air léger nous porte vers la musique, la jeunesse qui palpite sur les berges du canal, jusqu’aux lueurs de l’aube.

Derrière le bar, ce soir-là, le garçon à la salopette vert kaki. Il a changé l’uniforme du personnel du zoo pour le tee-shirt noir à logo jaune du club de plein air, mais les yeux sont les mêmes, noirs et silencieux. Son job de nuit, c’est barman. Comme beaucoup de jeunes ici, il cumule les emplois – de jour avec les bêtes qui tournent dans leurs enclos, de nuit avec la faune de la Berlin interlope qui danse sous les étoiles.

Lorsque je vais au bar commander un Sekt (une version allemande du mousseux, moins sucré), c’est son visage qui se tourne vers moi. Nous nous reconnaissons. Il sourit, son regard descend vers mon genou bandé d’un sparadrap encore imbibé de sang.

Forcément, je n’y vois pas le hasard, mais un signe du destin.

Sa voix, qui me demande ce que je veux boire, a quelque chose de nappé, un ton dans les médiums. Sa silhouette en hauteur se déploie dans l’ombre, j’aime la manière coulée dont bouge ce grand corps, la souplesse des mouvements.

Si on avait noué ce soir-là un fil entre lui et moi, on aurait vu, je crois, les prémices d’une danse, secrète et invisible. Je le sens se mouvoir dans l’espace, depuis les tables en bois au bord du canal vers le bar ou la piste de danse, et mon corps y répond dans ses déplacements. On se croise d’abord au stand des boissons, puis on bouge côte à côte dans la foule serrée quand finit le concert et que commence la fête, après la nuit tombée. J’observe ses allées et venues, moins avec mon regard qu’avec ce sixième sens qui me vient quelquefois dans ces situations : une perception kinésique de l’autre. Je sais où il se trouve, même les yeux fermés.

Son service terminé, il se joint à la foule, bouge au rythme du son. Je m’approche peu à peu dans la forêt des corps ondulant dans la nuit. Je danse les yeux clos, je palpe sa présence sans jamais le toucher. Je hume les moiteurs d’air qui soufflent jusqu’à moi les molécules portant les effluves de son corps.

Plus tard, dans la soirée, beaucoup partent en after. Zdenko tente de me convaincre de suivre nos amis. Je veux rester ici, j’attends que le garçon aux yeux noirs me rejoigne. Je le vois qui me guette, sans même me regarder.

Cette nuit-là, le désir m’habite si fort que je me sens muter, littéralement. Chacune de mes cellules vibre au fil qui se tend de ce garçon à moi. Zdenko n’y pourra rien et assiste, impuissant, à ma transformation en anémone de mer. Les flots d’un courant fort emportent déjà mes bras, privés de volonté autre que d’appartenir à celui dont j’ai cherché l’odeur toute la soirée. Zdenko me laisse là en disant : « Tu es sûre ? » D’un regard, je lui assure que oui. C’est celui-ci que je veux, je ne pars pas d’ici.

Je regarde mon ami s’éloigner vers une autre fête sauvage, sous un pont quelque part dans l’ouest de la ville. Je n’ai pris aucune drogue, j’ai à peine bu mon Sekt, je suis ivre d’autre chose. Le désir brut, aigu, qui tord profond mon ventre. Mes narines frémissent, mes pupilles se dilatent à mesure que la lumière baisse autour de la piste de danse et qu’elle s’éteint au bar. Dans la pénombre, le garçon n’a besoin que d’un geste bref du menton pour que je le suive vers le bâtiment de tôle derrière la piste, juste au bord de l’eau.

Un endroit non accessible au public, que j’ai vu lorsque j’ai aidé la musicienne, une amie de Zdenko, à porter son synthé depuis les loges. Un hangar où des décors de scène, costumes, mobilier, attendent leur spectacle, ou qu’on a oubliés. Portemanteau, pneus, sofa de velours râpé, fauteuils, lampes sans abat-jour, ombrelles, paravents, tables aux pieds manquants, chapeau de mousquetaire, voile de mariée, longues plumes d’autruche plantées dans une dame-jeanne, miroirs empoussiérés, bibelots ébréchés. On dirait l’arrière-salle d’un brocanteur aux mille autres métiers, comme rempailleur de chaises, magicien ou forain, restaurateur d’objets. Sans doute je me rappelle le lieu en plus magique et plus beau qu’il ne l’était réellement. Le désir fait cela, distordre le souvenir pour en faire un décor adapté à la beauté unique des premiers moments.

Je nous revois, nous sens.

Sa main chaude qui se tend vers le creux qui palpite, là où ma taille se cambre. Mon souffle raccourci. Une bouche qui s’ouvre, l’autre bouche qui prend, une silhouette qui se penche, une soif et un murmure quand la paume des mains se pose sur ma peau. Une danse minimaliste, il est besoin de peu : suspendus au même fil, chaque geste compte triple. La dimension cachée du langage se révèle. Un regard en brouillard sur un fond de ciel noir, qui devient acuité lorsque l’autre se floute, qu’il faut fermer les yeux pour se laisser glisser dans les sensations.

Il n’y a aucun mot. Je ne sais rien de lui sauf qu’il est allemand, malgré ses yeux noirs et sa chevelure brune, qui boucle sur ses tempes. Je l’ai entendu dire quelques phrases en anglais aux clientes du bar – Anglaises ou Américaines en vacances à Berlin –, l’accent est bien celui des jeunes nés ici. Je ne sais s’il comprend ma langue, le français. Mais nous ne parlons pas, le dialogue se noue dans un autre langage. Celui avec lequel composer partitions, mélopées et rythmiques, ce code flou dont les scripts ne sont écrits nulle part, mais plus riche que la langue, puisqu’il se compose des cinq sens à la fois.

Mon ventre qui appelle tandis que sa paume glisse sous le tissu léger de mes sous-vêtements. Sa respiration le long de mon cou tendu, jusqu’au creux de l’oreille, qui devient feulement. Nos langues qui se cherchent, le salé de sa nuque, ses narines qui frémissent en cherchant mon odeur qui l’attire et l’attise dans la fraîcheur nocturne. La marque à mon épaule au tout petit matin, qui me fait palpiter à vingt ans de distance en souvenir du moment où il l’a serrée fort, lentement, entre ses dents, éprouvant le goût, l’élasticité de la chair.

On se sépare à l’aube, je ne sais pas son prénom.