Ce n’est pas entre les humains et les animaux qu’il n’y a pas de compréhension possible, c’est entre les dompteurs et les philosophes1.
L’histoire des lions de Félix Cassal est venue à moi par le plus curieux des détours. Au cours de mes recherches sur les comportements des fauves en captivité, je tombe sur un article des Annales historiques de la Révolution française.
L’auteur du texte relate qu’après la chute de la monarchie, un débat agite les administrateurs du Jardin des plantes de Paris : que faire des animaux sauvages que le roi de France conservait à Versailles, et dont l’entretien était si dispendieux ? Faut-il vraiment avoir des fauves à montrer au public ? Détracteurs et promoteurs des lions s’affrontent. Les premiers dénigrent dans l’animal le symbole de la royauté dont le peuple vient de se débarrasser. Les seconds veulent montrer au public des animaux sauvages vivants, plutôt qu’empaillés ou dessinés dans les livres du Muséum d’Histoire naturelle.
Le directeur du Muséum, Louis Jean-Marie Daubenton, s’exprime alors publiquement devant ses étudiants, avec ces mots : « Le lion n’est pas roi des animaux : il n’y a point de roi dans la nature. » Une note accompagne la retranscription de son discours dans les archives : « Jamais la haine de la royauté ne s’est manifestée avec plus d’énergie, et l’amour de la République avec plus d’éclat. […] Ceux qui ne veulent pas de rois, même au milieu des bêtes féroces, ne les souffriront pas au milieu d’eux-mêmes2. »
Deux conceptions du rapport humain-animal s’opposent aussi dans ce débat : d’une part ceux qui veulent démontrer que la bête la plus féroce peut s’adoucir au contact de la bienveillance humaine, d’autre part les anciens montreurs de fauves, recrutés comme gardiens de la nouvelle ménagerie du Jardin des plantes, qui voient là le moyen de monnayer leur pratique de dresseurs en montrant aux badauds que l’homme peut se faire craindre des plus grands prédateurs.
Woira, l’ancien lion royal du château de Versailles, fut le premier fauve qu’on installa au Jardin des plantes. Ce mâle, grandi dans la demeure du directeur de la compagnie d’Afrique au Sénégal, vivait dans sa cage versaillaise avec un chien, véritable compagnon de cellule. Peu de temps après leur emménagement dans le nouvel enclos au cœur de Paris, au printemps 1794, le chien meurt. Le lion s’en trouve affecté, affaibli, déprimé. On introduit alors un nouveau chien dans sa cage : le lion le dévore aussitôt. Georges Toscan, premier bibliothécaire du Muséum d’Histoire naturelle, qui documente les faits, note : « Ce n’était pas un chien qu’il regrettait : c’était un ami. » Le fauve mourra deux ans plus tard.
Félix Cassal, nommé « gardien des animaux féroces » au Jardin des plantes, se désole alors qu’il n’y ait plus de fauves à montrer au public. Il obtiendra de partir en mission en Afrique du Nord pour en ramener, et c’est en grande pompe que les bêtes (un couple de lions mâle et femelle donné par le bey de Constantine, et une jeune lionne du Sahara offerte par le prince Sulabay) seront accueillies lors d’un défilé public en 1798, un an avant le coup d’État de Napoléon Bonaparte. Celui-ci viendra par la suite au Jardin des plantes, ainsi que l’impératrice Joséphine, saluer les bêtes et leur gardien. Félix Cassal est fier de la férocité de sa lionne du Sahara, et de l’obéissance de ses fauves (nommés Marc et Constantine), qu’il fait s’accoupler : trois petits naissent en 1800. La présence des lions dans le Jardin zoologique du Muséum d’Histoire naturelle est alors synonyme de gloire de la nation. Cassal donnera aux lionceaux nés en captivité les noms de Marengo, Jemmapes et Fleurus, en hommage aux récentes victoires françaises de l’Empire sur les champs de bataille (mais les trois périront avant l’âge d’un an). Après 1800, le Jardin zoologique est en surpopulation de lions, offerts comme cadeaux diplomatiques à Napoléon. Constantine, la lionne veuve du lion Marc, vivra le plus longtemps.
La carrière de Cassal en revanche est de courte durée. Il sera destitué de ses fonctions en 1803, accusé d’avoir ourdi une tentative d’assassinat contre l’administrateur des subsistances de la ménagerie (lequel accusait Cassal de voler de la viande à l’établissement).
Des témoignages d’époque soulignent comment son premier couple de lions, Marc et Constantine, semblait affectueux envers Cassal. Mais d’autres révèlent les dessous d’un dressage dont les fauves porteront les marques jusqu’à leur mort. Quant à sa lionne du Sahara, au caractère réputé intraitable, elle aurait pu se montrer sous un jour différent, « si elle eût éprouvé des traitements plus doux », comme le note Frédéric Cuvier (nouveau garde de la ménagerie, nommé le jour même de la destitution de Cassal). Cuvier s’inquiète aussi du comportement de détresse de la lionne Constantine, après qu’elle a mis bas les trois lionceaux dans une cage sans cesse entourée de badauds : « La gêne où elle était, les bornes étroites de sa loge, le mouvement des personnes qui se trouvaient sans cesse autour de sa loge l’amenaient instinctivement à chercher à protéger ses lionceaux du danger : elle les prenait dans sa gueule et les transportait ainsi des heures entières, en tournant dans sa loge et en manifestant une vive agitation3. » En liberté, les lionnes cachent leurs petits durant la phase d’allaitement exclusif des premières semaines. Au zoo, entourée de visiteurs, la lionne cherchait en vain comment les abriter des regards, et se sentir en sécurité. C’est ainsi qu’un couple de loups de la ménagerie dévora sa propre portée de louveteaux. Cassal interprète cela comme un comportement punitif d’animaux sauvages, Cuvier à l’inverse attribue cet acte au fait que ces animaux sont « réduits en esclavage ». Les mots qu’il emploie pour parler du lion de Barbarie enfermé au Jardin des plantes résonnent jusqu’aujourd’hui :
Ce lion avait fini par s’apprivoiser et par être très docile pour son maître ; mais cette soumission n’avait été obtenue que par la violence. Dans sa jeunesse, il était porté à la férocité, et les bons traitements l’adoucissaient sans le soumettre ; cependant son gardien voulait qu’il obéît à sa voix, et la douceur ne réussissant pas, il eut recours aux châtiments. Ses premiers efforts furent pénibles : il fut plusieurs fois sur le point de renoncer à son projet ; mais enfin il parvint à rompre le caractère de son Lion, à lui faire connaître la crainte par la douleur, et à s’en rendre tout à fait le maître. Dès lors cet animal apprit à obéir à certains commandements, et put être offert en spectacle par son maître, que le public se plut à récompenser ; mais ce Lion porta toute sa vie les traces des coups qu’il avait reçus, les cicatrices des plaies que les coups de fouet lui avaient faites.
Se glorifiant d’avoir sous sa gouverne des animaux féroces, Cassal entretenait par la maltraitance l’attitude agressive de certaines de ses bêtes. Quant à l’affection que lui portait son couple de lions, elle était obtenue par un dressage cruel, et inspirée par la peur : c’était une soumission.
L’histoire des lions de Félix Cassal et de son successeur Frédéric Cuvier m’enseigne quelque chose. L’espèce humaine se divise en deux : d’une part les dompteurs, d’autre part les philosophes. Ces deux espèces se font la guerre, ne votent pas pareil, ne baisent pas pareil. Ce sont deux humanités opposées. Leur rapport au lion, à l’animal sauvage, nous révèle de quelle espèce est l’homme. Si j’applique cette grille de lecture à l’histoire de ma lionne intérieure, j’y vois que la femelle masochiste en moi a aimé les dompteurs avant les philosophes. Elle les a désirés, fait venir dans son ventre, leur a fait don d’elle-même et de sa volonté. C’est que le dressage de la femelle humaine est bien plus ancien que ma propre existence, et qu’il est structurel. Il imprègne la culture dans laquelle je suis née. Comment fantasmer hors de la cage mentale où nous sommes élevées ?
L’histoire de ma lionne, c’est celle d’une femelle dont la sauvagerie cherchait celle du dompteur, car elle ne connaissait que ce type de rapport, née en captivité. Il lui fallait apprendre à sentir autrement, à s’évader du cadre, et chercher le hors-champ.