Le lendemain du Club des Visionnaires, je reviens dans le couloir des fauves. Le cœur battant à l’idée que peut-être, je le rencontrerai une troisième fois. Mais le garçon à la salopette kaki, je le saurai plus tard, ne travaille que trois jours par semaine au zoo. J’éviterai toujours par la suite de venir là quand il s’y trouve. Ce qui m’amène ici est peut-être lié à lui, mais je sens confusément que ma rencontre avec la lionne, quelques minutes avant que je ne trébuche et tombe à ses pieds sous la lumière crue du soleil au sortir du couloir des fauves, n’a de sens que pour moi. Qu’il ne doit pas savoir que je reviens ici.
Le soir même, je suis de nouveau au Club de plein air, où je rôde autour de lui comme une bête qui a faim. Je le regarde secouer des shakers, servir des mojitos, des Jägermeister, des White Russian et des Martini. La précision de ses gestes, sa rapidité me courent en frisson tout le long de l’échine. Intérieurement, je le surnomme « le dompteur », même si ce n’est pas le rôle du personnel du zoo, qui sont des soigneurs (et lui, un auxiliaire). Mais il portait ce fouet dissuasif à la main le jour de la rencontre. Un instrument pour tenir les bêtes en respect. Le single tail.
Parce que je fréquente les clubs de nuit SM depuis quelques mois que je suis à Berlin, je sais ce que peut ce fouet, et comment on s’en sert. Je me rends dans ces lieux sans le dire à personne, parce que j’ai besoin de cette intensité. Celle de la peau qui chauffe, du corps qui s’abandonne, de toute mon énergie qui trouve à prendre forme, de mes limites cherchées, épinglant le plaisir à ma sauvagerie – celle que je porte en moi, que je retournais contre moi-même, plus jeune, en me coupant les bras, en me griffant la peau. Celle qui m’a mise en quête, hors de ma ville natale et dans ces lieux de nuit, de quoi me contenir, me serrer, m’attacher. C’est entre les cordes des maîtres shibari dont je suis la modèle occasionnellement, sous les lanières mordantes des fouets de mes partenaires dans ces clubs nocturnes, que je trouve le répit, les contours de moi-même et la sensation d’être vraiment en vie.
Ce que je cherche alors dans cette pratique du corps intense et fiévreuse, c’est un calme complet. Un relaps de pensées. N’être plus que ma chair. Bercée des endorphines qui sont anxiolytiques, la tension qui m’habite, mon anxiété interne cèdent pour quelques heures, une soirée, une nuit. Je connais dans ma chair ce que peut une lanière, large ou effilée, de cuir ou de chanvre. Le dos, les fesses, les jambes qui chauffent à mesure que monte la torpeur, l’ouate qui vient m’enrober. Ralentir le débit de mon flux intérieur, trop rapide, trop dense, qui cherche à s’évacuer par le système nerveux. Atteindre cette zone secrète de mon cerveau où je suis parfaitement tranquille, transportée, au rythme de l’impact qui résonne dans ma chair. J’en porte parfois les traces. Je connais plusieurs fouets, d’où ils viennent, leurs usages.
Le single tail claque, ou s’enroule autour de vous. C’est l’extrémité toujours qui fait le plus mal. Le nœud en cuir au bout. La lanière mesure deux à six mètres.
Pour bien manier le single tail, il faut garder à distance la cible à toucher. Faire preuve de sang-froid, précision, dextérité.
Contrairement au cat o’ nine, fouet à neuf lanières de daim souple ou de cuir retourné, le single tail crée une douleur aiguë, pointue, qui fait crier.
Au réveil des nuits avec le dompteur, j’ai mal comme un dos strié. Mon corps me rappelle à l’ordre : « Regarde ce que tu m’as fait. » Mon corps que je pousse à bout, mes reins que je casse sous lui quand il me prend, la tête écrasée dans l’oreiller. Ses bras qui pèsent sur ma cambrure et ses coups de reins ajustés. Il me baise comme d’autres vous mettent une raclée.
Et j’en garde les traces.
Lorsque je m’assois l’après-midi face à la lionne, j’ai mal aux reins des nuits avec lui.
Elle me regarde toujours sans ciller, de ses yeux noir profond, dans sa face large et calme. Comme si elle savait tout. Comme si l’animale était la seule à pouvoir comprendre ce que je ressens et ne raconte à personne, ce besoin d’intensité, de galop effréné, cette pulsion électrique qui me fait courir vers ce garçon, une nuit après l’autre.
Cet été-là, je l’accueille chaque nuit dans mon ventre. Lovée entre ses bras le matin, j’ai les ronrons d’une chatte, la gratitude d’une chienne pour les caresses reçues. Et le regard sidéré de l’antilope voyant le fauve à côté d’elle, repu de sa chair offerte (il vient de lui manger la moitié des entrailles).
Je redeviens bestiaire.
Je suis une femelle. Une animale qu’on peut dresser.
Il est dompteur, et bien armé.