J’ai été et je suis tous les animaux.
Enfin, un certain nombre.
Poule, Poussin, Souris,
Cochonne ou Truie, Jument,
Gazelle, Biche, Lapine,
Louve, Chienne, Vipère,
Guenon,
Moule, Crevette, Baleine, Sardine,
Morue et Thon,
Puce, Mante religieuse,
Chatte, Panthère, Tigresse.
Et puis leurs variantes :
Bibiche, Bichette, Poulette,
Lapinette, Pupuce,
Minou, Minette, Chatasse,
Chiennasse,
Et j’en oublie.
J’ai même incarné quelques imaginaires : Dragon, Sphinge, et Licorne.
Chaque animale vient avec son lot de connotations et symboles implicites :
La chienne halète quand on la prend par derrière.
La vipère, venimeuse, médit de ses comparses.
La biche fait les yeux doux.
La lapine, un peu bête, se laisse caresser jusqu’à l’apoplexie.
Poulette, poule, poussin : ça se complique un peu. Les trois appartiennent à l’espèce des gallinacées, mais la connotation varie.
Poulette se veut mignon comme interpellation, est souvent précédé de l’adjectif possessif (ma poulette) connotant l’affection (ou bien le dédain, le mépris, voire la dérision), mais ça reste une volaille au cerveau minuscule, enfermée en basse-cour, à consommer rôtie.
La poule est plus mature, fera moins de manières, l’approche est plus directe et souvent tarifée. On peut en faire une soupe, sa carcasse donne du goût à tous les pot-au-feu.
Le poussin est petit, délicat, sans défense, il faut le protéger. C’est une ébauche de fille. Un qualificatif parfaitement adéquat pour enrober un peu la hiérarchie des sexes, tout en rappelant à l’ordre celle qu’il vient désigner (« Poussin, quand est-ce qu’on dîne ? Tu sais bien que j’ai faim quand je sors du bureau »).
Souris : sans commentaire (furtive, grise, un nuisible. Une vieille fille, en somme. Celle qui n’a pas trouvé à se faire encoupler).
Cochonne ou truie : tout dépendra bien sûr de l’intention de celui qui vous interpelle. La cochonne aime le sexe, c’est une fille facile. Elle baigne dans son auge, toute couverte de boue. C’est sale, d’aimer le sexe, faut-il entendre ici (le sous-texte implicite est qu’il faut aimer ça, mais ne pas l’afficher).
Jument : oui, j’ai mis bas, et comme beaucoup de femmes, j’ai la capacité d’un bon cheval de labour quant aux tâches domestiques. Comprenons par ici qu’on n’attend pas bien mieux de mon espèce que de se reproduire et labourer le champ (faire les courses, la vaisselle, les sols et la cuisine).
Gazelle : elle a une grâce certaine, tout en restant farouche. Gibier privilégié des fauves prédateurs, détalant ventre à terre, se laissant égorger au terme d’une course folle, la jugulaire tranchée et le flanc palpitant. Il faut donc là entendre qu’on est une jolie proie.
Louve : c’est déjà mieux. La louve vit en bande, sait défendre sa meute, elle chasse, est dangereuse. Ce n’est donc pas toujours vraiment un compliment. La louve a mauvaise presse, elle vous tranchera la gorge sans trop négocier.
Moule, crevette, baleine, sardine, morue et thon : on sent très fort l’étal de poissonnerie pas fraîche, rien qu’à les aligner. Les animaux de mer restent péjoratifs sans qu’on sache bien pourquoi.
Puce : petite, sautillante, mais surtout invasive.
Mante religieuse : toujours une insulte. Et pour cause, c’est la seule qui a compris que dans ce système, le moyen le plus efficace pour sa survie est que le mâle lui serve d’alimentation, après l’accouplement.
Chatte, panthère, tigresse, et enfin, lionne : des félines prédatrices, plus ou moins apprivoisables. Le choix du spécimen indique notre degré de domestication.
Comprenez donc le trouble qui peut nous envahir, à se faire interpeller tout au long de nos vies, avec ces substantifs du règne animalier. Cela défie toute tentative de raisonnement logique. Je veux dire : comment peut-on être à la fois une chienne et une lapine ? un poussin et une lionne ? une louve et une morue ?
Ça a commencé jeune, en ce qui me concerne. J’avais du poil aux jambes et du duvet aux bras, au bas du dos aussi, et une moustache visible. On m’appelait guenon, au collège, au lycée, jusqu’à ce que je m’épile, sacrifiant ma fourrure. Depuis, je suis glabre.
Ma seule rébellion consiste à ne pas épiler ce poil à mon menton dans son grain de beauté. Je le caresse parfois, très subrepticement. Il reste mon secret, personne ne le voit parce que je le coupe dès qu’il devient trop long. Sous la pulpe du doigt je le sens quand il pointe.
On trouve cela charmant, cette habitude que j’ai de passer mon index au coin de mon menton, souriant quand on me parle. Il paraît que je sais vraiment bien écouter. C’est que si je cause trop, on dit que je jacasse, alors on me donne toutes sortes de noms d’oiseaux :
Perruche, pie, perroquet, grue, dinde aussi, souvent.
Mieux vaut appartenir à l’espèce discrète du chat de compagnie.
Donc, je suis un bestiaire.
C’est vers l’adolescence que mon intérieur s’est senti surpeuplé. J’avais un amoureux qui se disait charmé par mon regard de biche, et mes manières gracieuses de faon dans la forêt, il aimait les rondeurs de ma croupe de pouliche, et me prendre en levrette en me traitant de chienne.
Un jour, j’ai aboyé.
Pensant lui faire plaisir, juste un petit jappement.
Wouf.
Mais il a débandé.
Les hommes sont une espèce vraiment mystérieuse.
Je pouvais ronronner lorsqu’il m’appelait « chatte » en me grattant la tête, pousser des glapissements tout en ployant l’échine quand il me soumettait. Mais aboyer, ça non.
Donc la chienne est muette. Mais c’est une vorace, autre mot qu’elle entend durant l’accouplement.
La nuit je me sentais parfois comme ces grands fauves à l’étroit dans leur cage, et j’avais des fringales souvent incontrôlées. L’amoureux m’a trouvée nue devant le frigo, lapant une flaque de lait renversée sur le sol. Ou picorant des amandes, l’œil rond et l’air hagard, tout au long de la journée.
Les soirées de pleine lune ça devenait compliqué. La louve tapie en moi hurlait sans s’interrompre et si on l’enfermait, elle griffait à la porte. J’en ai des cicatrices, de mes bras lacérés.
Les psys parlaient de crises de boulimie, d’automutilation, et d’un moi dissocié.
Mon moi était multiple.
L’amoureux s’est enfui, question de survie. La chienne et la louve retroussaient les babines trop souvent à son goût, et la chatte griffait. On était en surnombre, lui en minorité.
J’ai pris d’autres amants.
On a toujours blâmé mon appétit sexuel. Ça date de l’époque trouble où la chatte devenait quasi dingue à cause de ses chaleurs. Ça n’est pas acceptable, ai-je réalisé, de venir se frotter de trop près aux garçons. L’inverse n’est pas vrai – quand ils se collent à vous, on trouve ça normal. L’appétit de ces mâles est une chose légitime, ai-je compris très tôt.
Il y a ceux qui posent la main sur votre croupe, sans prévenir ou demander. Quand j’ai montré les dents au professeur de maths qui devenait insistant, ça m’a valu deux jours d’exclusion du lycée et un devoir d’astreinte : une dissertation pour développer le sens du mot « civilité ».
Les dompteurs sont légion, il y en a qui veulent « casser tes pattes arrière », te « baiser comme une chienne », ou « finir ton dressage ». D’autres te tâtent les flancs, la croupe ou les mamelles, comme ça, vite fait, pour voir si la viande est ferme. Le bus pour le lycée c’était un peu comme le salon de l’agriculture. Mais je n’ai pas vocation à jouer les génisses. Je mordais trop souvent.
On m’a prescrit des médicaments, l’année de mes dix-huit ans. Et depuis « ça va mieux », dit-on à mon sujet. Je ne griffe plus mes paumes, je n’entaille plus mes bras, je ne mords plus personne. Quand ça bout sous mon crâne et que mes côtes se bloquent, que mes ongles s’enfoncent dans la chair de mes mains, un anxio vient à point pour réduire la vapeur, la pression redescend et je peux respirer. L’angoisse d’être multiple reste sous un couvercle de chimie bien dosée, qui me rend végétale, docile, apprivoisée.
Mais si tu te réveilles auprès de moi la nuit, prends garde. Il m’arrive de guetter dans le noir, immobile. J’entends le sang pulser dans les grandes artères, je vois très bien dans l’ombre. J’ai l’âge du cougar depuis quelques années, et c’est un prédateur d’une grande agilité.
Pourtant, de toutes les animales, quitte à en choisir une, je serais la lionne – la seule fauve qui vit en clan avec ses sœurs. Une lionne ça ne prend pas de chimie pour « se calmer ». Ça ne devient dingue que si elle est en cage, tournant sans fin en rond sous les yeux des humains, sans espace dégagé où porter le regard. Les fauves sont faits pour voir de loin, sur de grandes étendues. Enfermée, l’animale devient quasi-aveugle au fil des années, développe des troubles anxieux. Je crois que si j’écris depuis plus de vingt ans chaque jour dans un cahier, c’est pour mieux écarter les barreaux de la cage et prendre du recul sur ce qui me contient, m’amenuise, m’équarrit. J’écris pour retrouver la ligne d’horizon.
J’ai envie aujourd’hui d’écrire sur la lionne.