La fanfare tourna dans l’Avenida de José Antonio en entonnant bruyamment le classique Islas Canarias de Tarridas ; puis, à la hauteur de la Plaza Volcan, elle enchaîna sur le non moins classique Y viva España, avec d’assourdissantes sonneries de trompette et des fausses notes si évidentes qu’on les aurait crues volontaires. Les enfants qui marchaient en rangs, aux côtés d’un petit groupe de touristes de nationalités diverses, reprirent le refrain en chœur, accentuant la cacophonie.
Marcus Frullifer, assis à la petite table d’un bar à deux pas de l’hôtel Volcan Teneguie, aperçut Arto Korhonen qui avançait en chancelant au milieu du groupe. Il se dépêcha de se cacher derrière l’exemplaire du Tenerife News qu’il tenait en main, puis abaissa un peu le journal pour épier son compagnon de chambrée. Le Finlandais, de toute évidence soûl, pour changer, chantait à tue-tête sans trop se soucier des paroles de la chanson.
Frullifer se demanda quelle mauvaise farce il pourrait bien faire à celui qui, depuis deux mois déjà, était son ennemi mortel. Il écarta l’idée de lui balancer la canette d’un demi-litre de bière, pleine aux deux tiers, qu’il avait en face de lui. Le serveur, les autres clients et les touristes chanteurs auraient trouvé à redire. La meilleure chose à faire était d’attendre que Korhonen passe devant lui, pour ensuite le rattraper et l’étendre d’un coup de pied, en faisant mine peut-être de marcher avec trop d’enthousiasme. Ainsi, d’un seul coup, il se vengerait du sucre dans son lit, du timbre collé sur la lunette de son télescope et de la douche d’urine tombée du seau posé en équilibre sur la porte.
Il retourna se cacher derrière les pages du quotidien, prêt à passer à l’action. Il était si absorbé par son plan qu’il ne s’aperçut pas de la présence des deux femmes apparues à ses côtés, jusqu’à ce que la plus jeune se penche sur lui. « Docteur Marcus Frullifer ? » demanda l’étrangère en espagnol.
Frullifer n’abaissa pas son journal. « Laissez-moi tranquille. Je suis occupé. »
L’importune, une fille aux cheveux roux, vêtue d’une petite robe à fleurs, parut ne pas se formaliser du ton hostile. « Docteur Marcus Frullifer du Nordic Optical Telescope ? répéta-t-elle sur un ton courtois.
— Oui, et alors ? Je vous ai déjà dit que j’étais occupé », grogna Frullifer. Arto se trouvait maintenant à quelques pas de lui et chantonnait des paroles décousues avec une expression béate. D’ici peu il serait hors de portée.
« Êtes-vous par hasard ce même Frullifer qui a publié l’article « Aspects pratiques dans la théorie des psitrons » dans Speculations in Science and Technology ? »
D’un seul coup, Frullifer oublia Arto et son projet de vengeance. Il laissa tomber le journal et, pour la première fois, regarda l’inconnue. Il lui adressa aussitôt un grand sourire, teinté d’embarras. « C’est moi-même ! Vous l’avez lu ?
— Vous permettez que nous nous asseyions ? »
Frullifer opina. Tandis que les nouvelles venues s’installaient dans les petits fauteuils de métal, il les observa avec attention. La fille aux cheveux roux paraissait vingt-cinq ans et avait un visage régulier, couvert de taches de rousseur et illuminé par deux yeux vert foncé. Sa robe légère en montrait plus qu’elle n’en cachait. Frullifer, qui avait toujours eu des rapports maladroits et dramatiques avec l’autre sexe, fit semblant de ne pas remarquer le généreux décolleté et les jambes galbées qui se croisaient sous ses yeux.
Il reporta en revanche avec ostentation son intérêt sur l’autre personnage : une femme d’une quarantaine d’années, vêtue d’une robe fermée peu adaptée au climat chaud et humide de La Palma, bien que ce début de septembre soit placé sous le signe de la pluie. Elle avait un visage large et sérieux, encadré par une chevelure disciplinée, ramassée sur la nuque. Elle portait des lunettes aux verres épais, qui rapetissaient ses iris gris.
La fille aux cheveux roux interpella le serveur, désigna la canette de bière puis écarta son index et son médium. Elle adressa à Frullifer un signe de tête. « Je m’appelle Victoria Dominguez, et je suis la correspondante pour l’Espagne de la revue française Lumières dans la nuit. L’amie qui m’accompagne est la doctoresse Manuela Hurtado. Elle dirige une clinique à Tijarafe, dans la partie ouest de l’île. »
Frullifer, troublé par ces yeux verts et ces morceaux de peau rose qui dépassaient de la robe, persistait à détourner le regard. La fanfare, plus bruyante que jamais, défilait devant leur bar. À son grand désarroi, il vit Korhonen sortir de la rangée en liesse des enfants et des touristes, et se diriger vers lui en agitant la main. Le visage grassouillet du Finlandais respirait la bonté et la joie de vivre. « Marcus, quel plaisir de te trouver ici ! bougonna Korhonen dans un anglais si guttural qu’il faisait frissonner. Tu permets que je m’assoie un peu ? Tu ne m’avais jamais parlé de tes deux connaissances. »
Frullifer, rembruni, lui fit signe que non. « Tu ne vois pas que je parle de choses sérieuses ?
— Oh ! votre ami ne nous dérange pas du tout », dit Victoria sur un ton civil, sans noter le refus imperceptible de l’autre. Elle désigna une chaise à une table voisine. « Prenez-la et installez-vous avec nous. »
Korhonen ne se le fit pas dire deux fois, même si, durant le transport du fauteuil métallique, il manqua de s’étaler de tout son long. Il se carra entre les accoudoirs avec un mugissement de plaisir.
« Revenons à nos moutons », dit Frullifer en caressant sa barbe fournie et bouclée. Voulant ignorer le Finlandais, il fut contraint de reporter son regard sur Victoria. Il devait se forcer à la fixer dans les yeux en oubliant le reste. « Mademoiselle Dominguez, vous m’avez dit avoir lu mon article. Comment l’avez-vous trouvé ? demanda-t-il avec un timbre de voix involontairement agressif.
— Génial. Simplement génial.
— Oui, vous, vous l’avez trouvé génial. Et pourtant cet article m’a coûté mon poste. » Les yeux noirs de Frullifer furent traversés par une lueur d’indignation. « J’avais décroché à grand-peine une charge de chercheur à l’université du Texas, dans le département d’astronomie. Puis cet article est sorti, et le professeur Tripler… Vous le connaissez ?
— J’en ai entendu parler.
— … s’est mis dans une colère noire. Mais il ne pouvait rompre mon contrat. Alors qu’a-t-il fait ? Il m’a fait transférer ici, aux Canaries. Qui plus est, au nom de la coopération internationale, il m’a affecté à un observatoire géré par des Finlandais, des Suédois et d’autres gens étranges qui ne s’expriment que par grognements. » Dans sa fougue, le regard de Frullifer tomba sur le décolleté et le sillon qui creusait les seins de la jeune fille, eux aussi couverts d’éphélides. Il détourna aussitôt les yeux et fixa sur le sol un point entre ses deux pieds.
Korhonen allait protester, quand un rot sonore sortit de sa bouche. Pour cacher son embarras, il empoigna une des canettes que le serveur apportait et, dédaignant le verre, en avala une bonne moitié.
« Qu’est-ce que je vous disais ? Des barbares, voilà ce qu’ils sont. » Frullifer, toujours occupé à regarder le sol fixement, essayait de se distraire en attisant son mépris. « Et dire que je dois rester parmi eux pour un temps indéfini. »
Victoria tendit un billet au serveur et le pria d’apporter une autre canette. Puis elle demanda : « Pourquoi pour un temps indéfini ? Je suppose qu’une fois le contrat expiré, vous retournerez au Texas. »
Le regard baissé de Frullifer s’attrista brusquement. « C’est impossible. Entre-temps les États-Unis ont fait sécession, et le Texas appartient maintenant à une soi-disant Confédération de l’Amérique libre. Un gouvernement de fascistes dirigé par un prêtre, un certain Mallory. Non, je n’ai plus rien derrière moi. Je devrai rester aux Canaries pour qui sait combien de temps. »
Victoria opina, pensive. « Je comprends. Je vous plains, vous et votre pays. » Puis, comme émergeant de ses pensées, elle ajouta : « Où en êtes-vous de vos recherches ? J’espère que vous n’avez pas abandonné la théorie des psitrons… »
Frullifer leva la tête, déplaçant en hâte son regard sur la rue. « Non, je ne l’ai pas abandonnée. Mais ici il est pratiquement impossible de la faire progresser. Ces Huns avec qui je suis obligé de travailler – il désigna Korhonen qui s’assoupissait – sont presque tous les disciples d’un type de leur espèce, un prix Nobel du nom d’Alfvén, Hannes Alfvén. Ils rejettent une bonne part de la mécanique quantique, sur laquelle se fonde l’histoire des psitrons. Ils rejettent aussi la relativité, même s’ils ne sont pas disposés à l’admettre publiquement. »
Korhonen se réveilla de sa torpeur. « Alfvén est incontestable, Einstein non. Frullifer est un con. » Il finit de vider la canette qu’il avait commencée et laissa sa tête retomber.
Frullifer le regarda de travers, puis s’adressa de nouveau à Victoria, la couvant d’un œil. « Vous comprenez à présent dans quelles conditions je dois travailler. Si Tripler m’avait balancé sur l’île du Diable, j’aurais eu plus de chance de faire avancer mes recherches.
— À propos du diable… » Victoria dut s’interrompre. La fanfare avait atteint l’extrémité de l’Avenida de José Antonio, et la reparcourait maintenant en sens inverse avec une nouvelle version brouillonne de Y viva España. Touristes et enfants formaient à présent une véritable colonne, rendue plus dense encore par la présence de traîne-savates, d’ivrognes et de simples curieux. Tous chantaient à gorge déployée, avec d’affreux résultats.
Frullifer lança un coup d’œil méprisant à la foule, puis haussa les épaules. Il regarda Victoria, s’apercevant avec soulagement qu’il réussissait à en supporter la vue. « Vous me parliez du diable.
— Oui. Savez-vous ce que fêtent ces gens, là-bas ?
— La naissance de la Vierge Marie, je crois, qui tombe demain.
— Exact. Demain nous sommes le 8 septembre. Mais aujourd’hui, à Tijarafe, non loin d’ici, on fête quelque chose de totalement différent. Vous êtes au courant ? »
Frullifer écarta les bras. « Je suis à La Palma depuis trop peu de temps pour être au fait des coutumes locales. À quoi faites-vous allusion ? »
Le doux visage de Victoria prit, l’espace d’un instant, une expression vaguement menaçante. « Tijarafe est le seul endroit au monde où on fête le diable. Précisément le 7 septembre, c’est-à-dire aujourd’hui. Vous ne trouvez pas cela impressionnant ?
— Franchement non. J’ignore tout de la fête dont vous parlez.
— Alors, je vais vous donner quelques éléments. À Tijarafe, le 7 septembre est le jour de la danse du diable. L’effigie du démon est portée en procession avec d’autres pantins gigantesques. Jusqu’au siècle dernier, le Symphorien, comme on appelle Satan dans ces régions, était brûlé sur le bûcher. Aujourd’hui il est incarné par un des habitants du village, revêtu d’une armure spéciale pourvue de cornes. Et c’est à elle qu’on met le feu. »
Frullifer, intéressé, se pencha légèrement au-dessus de la table. « Et qu’arrive-t-il à celui qui endosse l’armure ?
— Oh ! n’ayez crainte, il s’en sort. » Victoria trancha l’air d’un geste brusque. « Mais là n’est pas la question. Il n’y a rien de satanique dans cette cérémonie. Ce qui est satanique est ce qui se passe ailleurs. » Elle désigna sa compagne, restée jusqu’à présent muette, et en apparence distraite. « La doctoresse Hurtado ne dirige pas n’importe quelle clinique. Son petit hôpital s’est spécialisé dans le traitement des maladies mentales. Dis-lui tout, Manuela. Qu’arrive-t-il à tes patients le 7 septembre ? »
Manuela écarta les bras. « Ils aboient », dit-elle avec simplicité.
Frullifer tressaillit. « Vous voulez dire qu’ils poussent des hurlements ou des cris de ce genre ?
— Non, ils aboient vraiment. Comme des chiens. » Manuela secoua la tete. « Je ne saurais vous dire pourquoi, mais ils le font chaque année. Le 7 septembre exactement. Jusqu’à minuit au moment où on brûle le Symphorien. À ce moment-là ils s’arrêtent. »
Frullifer était abasourdi. Il dut avaler pas mal de salive avant de réussir à murmurer : « Tout à fait surprenant. Mais qu’ai-je à voir là-dedans ? »
Korhonen sortit pendant un instant de son abrutissement. « Et moi ? demanda-t-il.
— Vous, rien du tout », dit sèchement Victoria au Finlandais. Elle regarda Frullifer. « Vous, en revanche, si, et comment ! Mais j’aimerais que vous voyez ce spectacle de vos propres yeux. Tijarafe n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres, et notre voiture est garée dans la Calle Real. Pourriez-vous nous accompagner jusqu’à la clinique ? »
Frullifer regarda sa montre et, ce faisant, épia la silhouette sinueuse de son interlocutrice. « Oui, du moment que vous me ramenez ensuite à l’observatoire. Et que vous m’expliquez mon rôle dans cette histoire.
— N’ayez crainte, vous aurez tous les éclaircissements que vous désirez.
— Alors d’accord. » Frullifer se levait, quand Korhonen lui agrippa le bras. « Je t’accompagne, grommela-t-il. Moi aussi je dois retourner à l’observatoire.
— Oui, venez vous aussi, dit Victoria, ignorant l’expression de Frullifer. Il y a de la place dans la voiture. »
Tandis qu’ils s’éloignaient du bar et que les notes de la fanfare s’éteignaient dans leur dos, Korhonen, qui tenait difficilement debout, observa à voix haute : « Les Canaries. Îles des canaris ou îles des chiens ? »
La doctoresse Hurtado se retourna brusquement. « Là est toute la question. »