2 – Le livre interdit

Eymerich tendit au père Simon la feuille qu’il tenait en main. « Il y en avait d’autres, expliqua-t-il, mais le sang du sage les a souillées et rendues illisibles. »

Ils étaient assis sur les bancs de pierre, aménagés dans l’embrasure d’une fenêtre géminée, d’une des salles du palais de l’Inquisition destinées aux instructions. Le soleil, qui entrait à flots, révélait des volutes de poussière qui s’élevaient des papiers entassés sur trois longues tables et des fascicules rangés sur les étagères qui recouvraient les murs. À l’autre bout de la vaste pièce, un copiste, juché sur une minuscule tribune, faisait crisser sa plume d’oie sur un cahier tout usé, jetant de temps à autre un coup d’œil en direction des deux dominicains.

Le père Simon serra la feuille entre ses doigts diaphanes, fronça les sourcils et lut : « … Tu cum fortunis fortuna es et cum infortunis es infortuna ; cum masculis masculus, cum feminis vero femina, cum diurnis diurnus et cum nocturnis nocturnus existis et concors eisdem in cunctis eorum naturis, et cum eis te conformas in omnibus suis formis, et in suis qualitatibus te transmutas. Deinde rogo te et cunctis tuis nominibus invoco : videlicet, in arabico Hotarit, in latino Mercurius, in romano Haryz, in feniz Tyr, in indiano Meda. » Il leva les yeux. « C’est une invocation païenne à Mercure. »

Eymerich opina. « Oui, mais ce n’est pas du latin, et encore moins du grec. Aucun auteur de l’Antiquité n’aurait indiqué le nom arabe de ce dieu, sans parler de son nom indien. En outre l’orthographe en est incorrecte et dénote des corrections récentes.

— Qu’en concluez-vous ? »

Au lieu de lui répondre directement, Eymerich jeta à travers la fenêtre un regard distrait à la petite place ensoleillée d’où provenaient des effluves en tous genres et une cacophonie de sons. Puis il dit : « L’année dernière, lorsque je me trouvais en Avignon et que je n’avais pas encore pris la malheureuse décision de retourner en Aragon, je fis arrêter un prêtre indigne. Il s’était improvisé nécromant et évoquait les démons à travers certains textes de magie.

— Vous l’avez fait brûler, j’imagine. »

Eymerich haussa les épaules. « Je le remis au bras séculier, ainsi que l’exige la procédure, et je pense qu’il a fini sur le bûcher. Mais je me suis chargé moi-même de brûler ses livres. Parmi eux, il y en avait un particulièrement odieux, parce que ce n’était pas un simple recueil de formules, mais bien un traité à prétention philosophique. Il se nommait Picatrix. »

Le père Simon sursauta. « Le Picatrix ! J’en ai entendu parler ! L’écrit le plus satanique de l’histoire de l’ignominie humaine, le plus dangereux et le plus blasphém…

— Exactement, l’interrompit Eymerich, approuvant d’un geste grave. Je jetai un coup d’œil au livre. C’était une traduction du sarrasin, commandée, si j’en crus les premières lignes, par Alphonse le Sage, roi de Castille et de León. Vous n’ignorez pas que ce souverain fut quasiment plus maure que les Maures eux-mêmes. Le texte arabe original s’intitulait La Fin du sage, ou quelque chose de ce genre, et avait été écrit par un certain Picatrix, ou, dans la langue des Infidèles, Biqratis. »

Le père Simon secoua sa chevelure blanche. « C’est de la race infecte des Sarrasins et de leur religion perverse que les calamités nous sont toujours tombées dessus.

— Vous avez raison. Mais ce livre ne faisait pas référence aux mensonges du Coran. Il parlait des planètes qui sont dans les sept cieux et les identifiait avec autant de divinités, en partie analogues aux divinités païennes, en partie différentes d’elles. Je me suis cependant borné à feuilleter le manuscrit et ne saurais vous en dire davantage. »

Le vieil exorciste plissa son front creusé de rides profondes. « Si je ne me trompe pas, vous pensez qu’Ibn al-Faradi a été en possession d’un exemplaire du Picatrix et qu’il a été tué par quelqu’un qui voulait le lui dérober.

— Non pas par quelqu’un, mais par quelque chose. » Eymerich regarda le père Simon dans les yeux, redoutant son scepticisme. « J’ai vu de mes yeux une sorte d’être aux yeux rouges et à la gueule allongée comme celle d’un chien s’élancer hors de la pièce. Le jeune juif converti qui m’accompagnait dit qu’il a disparu à l’intérieur d’une roue lumineuse suspendue dans le ciel. »

Le père Simon fit la grimace. « Je ne me fierais pas à un juif converti, grommela-t-il.

— Et c’est à moi que vous le dites ? répliqua Eymerich, impatienté. Pourtant la présence dans le ciel d’une roue lumineuse est beaucoup plus facile à croire que l’existence d’une créature au museau de chien. Et pourtant j’ai vu ce monstre de mes yeux, de même qu’une lumière plus étincelante que le feu. » Il soupira avec amertume. « Si un roi indigne ne m’avait pas privé de tout moyen d’enquête, je ferai dès à présent interroger tous les serviteurs et toutes les servantes de la maison d’Al-Faradi, et même chaque habitant de la maurerie. Malheureusement, je n’ai à mon service qu’une poignée de domestiques soit trop vieux soit trop déloyaux, et à peine quelques familiers armés qui tiennent difficilement sur leurs jambes.

— Vous renoncez donc à enquêter ?

— Moi, renoncer ? » Eymerich éclata d’un petit rire sans joie. « On voit bien que vous ne me connaissez pas. » Il fit un signe au copiste. « Toi, viens ici. Va me chercher Mossen Sanxo. Et puis fais venir le domestique qui porte le nom d’Alatzar. » Tandis que l’employé obéissait, il reporta son regard froid sur le père Simon. « Je ne connaîtrai pas la paix tant que je n’aurai pas découvert la vérité sur ces mystères. Il n’y a pas d’énigme derrière laquelle ne se cache le seigneur des illusions. Éventer ses complots est la mission principale de notre ordre, et la mienne en particulier. »

Mossen Sanxo arriva presque aussitôt, en boitillant. « À vos ordres, magister, murmura-t-il de sa voix fluette, que l’âge rendait aussi fragile que du cristal.

— Je désire interroger le cadi de la maurerie. Convoquez-le immédiatement. » Le vieux notaire écarquilla les yeux. « Mais père Nicolas ! Le cadi est l’autorité suprême des musulmans ! Il est impossible de le faire venir ici ! »

Eymerich fronça les sourcils. « Êtes-vous en train de me dire que la Sainte Inquisition n’a pas le pouvoir d’appeler à comparaître devant elle un Sarrasin ignorant, uniquement parce qu’il jouit d’une quelconque autorité parmi les blasphémateurs du Christ ? »

Le père Simon se signa en hâte, comme si le notaire avait prononcé une hérésie si grave qu’elle risquait de contaminer l’assistance. Mossen Sanxo, lui, se tordit les mains, d’un air embarrassé. « Magister, réfléchissez. Si le bruit se répand dans la maurerie que le cadi a été arrêté par l’Inquisition, nous courons le risque d’une révolte, qui pourrait bien se propager hors de Saragosse. Nos relations avec les mudéjars reposent sur un équilibre délicat.

— Je ne suis pas ici pour garantir un équilibre entre la vraie foi et les disciples du mensonge », scanda Eymerich sur un ton colérique. Puis, il ajouta, plus calmement : « Toutefois je ne souhaite pas attirer l’attention sur l’enquête que je compte mener. Faites avertir le cadi que j’irai le trouver dans l’après-midi. Qu’il soit chez lui.

— Mais… je ne sais s’il consentira à vous recevoir.

— Alors dites-lui que soit il me reçoit dans son repaire, soit il me rencontrera quand il sera attaché à un poteau sur un tas de bois. » Eymerich congédia le notaire d’un geste sec.

Mossen Sanxo sorti, le père Simon se mit debout avec difficulté. Le masque hargneux de son visage paraissait, si c’était possible, encore plus accentué. « Je ne vous croyais pas si faible, père Nicolas, susurra-t-il sur un timbre tremblant mais accusateur. Vous avez condescendu à vous abaisser à un pacte avec un Infidèle.

— M’abaisser à un pacte ? » Déjà irrité contre lui-même pour s’être vu infliger un odieux compromis, Eymerich se leva à son tour, se dressant de toute sa stature. « Apprenez donc que le pouvoir de l’Église repose aussi sur la finesse, quand elle se révèle nécessaire, éclata-t-il. Croyez-vous qu’une révolte dans la maurerie servirait nos desseins ? Le roi en profiterait pour nous bannir définitivement et pour donner l’Inquisition à ses amis franciscains ! »

Effrayé par l’exaspération de l’inquisiteur, le père Simon fit inconsciemment un pas en arrière. Eymerich se rendit compte alors, pour la première fois, à quel point l’exorciste était frêle. Bien qu’il l’admît difficilement, il détestait toute forme de fragilité, physique ou morale. Il allait ajouter à ses paroles une tirade méprisante, s’en délectant par avance, quand l’entrée d’Alatzar l’en empêcha.

« Tiens-toi prêt, ordonna-t-il au serviteur. Cet après-midi je retourne à la maurerie pour voir le cadi et j’ai besoin de toi comme traducteur.

— Vous serez obéi, magister. »

Eymerich plissa les yeux. « Puisque tu es là, satisfais à ma curiosité. Comment se fait-il que tu connaisses aussi bien la maurerie ? Les Sarrasins haïssent les juifs.

— C’est vrai, mais pas autant que les chrétiens les haïssent. » Sur le visage tranchant du jeune garçon apparut une expression de sincérité effrayée. « Jugez vous-même, vous venez à peine de m’appeler juif, murmura-t-il – et il était clair qu’il faisait appel à toute la force d’âme dont il disposait –, alors que mon père a payé toute sa vie sa conversion au christianisme. »

Eymerich soupesa les paroles du domestique et en fut favorablement impressionné. Pendant un instant, il lut dans ses traits délicats, presque féminins, l’empreinte d’une longue souffrance et d’une existence menée à la frontière de mondes incompatibles entre eux. Mais il n’aurait jamais avoué à voix haute ce moment d’empathie. « Va, dit-il brusquement. Je descends manger quelque chose au réfectoire et je t’appellerai. »

Il s’adressa à nouveau au père Simon. « Vous aussi vous pouvez disposer », dit-il avec une vague nuance de respect. Maintenant que sa colère se dissipait, il craignait d’avoir un peu trop maltraité son vieux confrère. « Si vous décidez de rester à Saragosse, je veux que vous travailliez pour mon tribunal, peut-être comme consolateur. Je crains que la poursuite de cette enquête rende nécessaire la présence de quelqu’un qui connaisse à fond les pièges du diable et n’ait pas peur de les affronter.

— En cela je m’inspirerai de votre exemple, magister », répondit Simon en s’inclinant.

Sexte avait déjà sonné depuis un moment, et Eymerich commençait à avoir faim. Il descendit au réfectoire, désert à cette heure, dont les tables étaient encore jonchées de la vaisselle utilisée par les douze dominicains, pour la plupart novices, et par les cinq notaires affectés à l’Inquisition aragonaise qui demeuraient au palais. Il se fit servir par le cuisinier du pain, deux saucisses de mouton et un pichet de cervoise, une boisson fort amère qu’il se faisait envoyer de Castille et que, dans cette petite communauté, lui seul semblait apprécier. Il murmura une prière, acheva rapidement son repas et se retira dans sa cellule, au dernier étage du bâtiment.

Les autres frères dormaient dans un unique dortoir voûté, qui, quand le palais appartenait encore à la noble famille des Torrelles, devait avoir abrité le corps de garde. Eymerich, en revanche, ne pouvait supporter l’idée de partager son repos avec ses confrères, qu’il s’imaginait suant et grouillant de parasites. Il avait donc fait aménager une chambre isolée, aux murs et au sol blanchis à la chaux. Un coffre, une écritoire en noyer, un lit dur privé de baldaquin, deux tabourets et un grand crucifix de facture wisigothe en constituaient le seul mobilier.

Il se saisit sur l’écritoire de la Summa contra Gentiles de saint Thomas d’Aquin et, à demi couché sur son grabat inconfortable, se plongea dans la lecture, réconforté par le profond silence qui régnait dans la pièce. Les glas lointains qui, des nombreux campaniles de Saragosse, sonnaient none le tirèrent de cette pause de réflexion solitaire, qui confinait pour lui au bonheur. Il soupira, passa sa chape noire, rajusta sa robe et descendit dans la rue.

Alatzar l’attendait sur la place, indifférent au soleil cuisant qui avait contraint les marchands à remballer leurs étalages, et les mendiants à se réfugier sous les colonnades des églises et des demeures seigneuriales des alentours. Eymerich se laissa conduire à nouveau à la maurerie sans prononcer un mot. Ce ne fut que lorsqu’il se trouva au cœur de l’entrelacs des venelles sombres remplies d’odeurs d’ail et d’épices douceâtres qu’il demanda brusquement : « Comment se nomme ce cadi ?

— Muhammad ibn Ghanim, répondit Alatzar.

— Les deux tiers des mudéjars se nomment Muhammad ibn quelque chose.

— Muhammad est le nom de leur prophète, et ibn veut dire « fils de ». »

Eymerich grimaça. « Un roi vraiment chrétien ne devrait pas autoriser des noms semblables. Hormis « fils de Satan » qui est sans doute le plus adapté. »

Alatzar ne fit aucun commentaire. Il guida l’inquisiteur à travers des ruelles boueuses de terre battue, tandis que les rares musulmans assis dans la rue – artisans, mendiants, va-nu-pieds et vendeurs de ces boulettes malodorantes de viande et de céréales appelées harissa, du nom du piment avec lequel on les assaisonnait – détournaient le regard à leur passage et rentraient en hâte dans leurs taudis.

Le palais du cadi, aux dimensions modestes, apparut à l’entrée d’une petite place obscure entourée de bâtiments en ruine, qui devait avoir fait partie de l’ancienne médina et avait peut-être même accueilli un souk. La construction sur deux étages était beaucoup mieux entretenue que les masures alentour et, quoique privée de fenêtres, elle était dotée d’un large portail à gouttes décoré de carreaux multicolores, qui mettaient en valeur l’élégante façade. Sur le toit se découpait un belvédère, souvenir de jours meilleurs.

À l’approche de l’inquisiteur, un domestique à la peau très noire, drapé dans une casaque bleue, s’avança, obséquieux. « Mon seigneur attendait avec impatience l’arrivée de visiteurs d’un si noble rang, annonça-t-il joyeusement. Vous pouvez laisser vos souliers à l’entrée et passer des babouches, comme c’est la coutume.

— Il n’en est pas question, dit Eymerich d’un ton grossier. Conduis-moi chez ton maître. »

Le serviteur resta interdit. « Mais même le roi, quand il est venu ici, s’est déchaussé.

— Cela ne m’étonne guère. À présent finis de jacasser et mène-moi à ton seigneur. Le jeune homme qui m’accompagne restera en faction à la porte.

— N’avez-vous pas besoin de moi comme traducteur ? objecta Alatzar.

— Dans une maison où les domestiques parlent catalan, on peut supposer que les maîtres le comprennent également. »

Passé la porte, Eymerich regarda autour de lui avec méfiance. Un petit vestibule donnait accès à une cour plongée dans la pénombre, ornée d’un bassin et de vases de fleurs au parfum léger mais pénétrant. L’édifice était orienté nord-sud, avec un portique du côté septentrional surmonté par une galerie. Sous les voûtes obscures de celle-ci, quelques femmes voilées de blanc, appuyées contre une balustrade en fer battu, regardaient en bas avec curiosité. Le regard hostile de l’inquisiteur les incita à se retirer en hâte et à disparaître dans un trottinement silencieux.

Le serviteur se dirigea vers le portique, porté par de délicates colonnettes. « Si le seigneur veut bien me suivre, l’honorable cadi vous recevra sur-le-champ.

— Oh ! quel privilège ! » murmura Eymerich, sarcastique.

Le cadi était un homme âgé au ventre proéminent, assis sur un petit divan au milieu d’une nuée de coussins brodés. Devant lui, un manuscrit était ouvert sur un pupitre bas, et d’autres livres, parfois de dimensions imposantes, gisaient sur le sol ainsi que sur plusieurs étagères courbées sous leur poids. Les murs de la pièce étaient décorés de mosaïques de verre, représentant des fleurs, des stèles et des feuilles stylisées, tandis que sur une porte latérale une petite main en bronze, qui faisait peut-être aussi fonction de heurtoir pour annoncer son entrée dans l’aile réservée aux femmes, s’apparentait à un talisman de bonne fortune.

Eymerich foula sans égards le tapis vert brodé étendu sur le pavement et s’arrêta à deux pas du cadi. Il l’observa avec impudence. Le vieux juge avait les joues tombantes et un front ravagé par les rides ; mais les yeux très noirs, bien qu’atteints de myopie, restaient vifs, et la bouche trop charnue était flanquée de plis qui en refroidissaient le sourire, dénotant sa détermination. Un ennemi à ne pas sous-évaluer, conclut Eymerich en son for intérieur.

Le cadi désigna un coin du divan et les coussins moelleux qui le recouvraient. « Pardonnez-moi si je ne me lève pas, mais mes jambes malades me l’interdisent, commença-t-il d’une voix musicale et calme, en un catalan parfait. Daignez vous installer à mes côtés et me donner ainsi la joie de profiter de votre conversation.

— Je resterai debout, et je vous avertis que je ne vous donnerai aucune joie, répondit Eymerich avec une impolitesse calculée. Je crois que vous n’ignorez pas le but de ma visite.

— Seulement en partie. » Le cadi se tenait à présent sur la défensive, mais ne semblait pas déconcerté par l’hostilité tangible de l’inquisiteur. Il devait s’être attendu à semblable attitude. « Il s’agit de la mort de mon infortuné faqih Ibn al-Faradi. N’est-ce pas ?

— Oui. Que savez-vous à ce sujet ?

— C’est à moi, seigneur, que vous le demandez ? Je sais que vous êtes arrivé sur les lieux quelques instants après son assassinat. Tout ce que je peux vous dire est qu’il s’agit d’une grave perte pour ma malheureuse communauté. Tant de fuqaha ont depuis longtemps abandonné Saragosse pour Grenade ou Fez, et avec cet assassinat je reste pratiquement le seul interprète de la Loi. »

Eymerich haussa les épaules. « Épargnez-moi vos lamentations. Je sais que d’autres faqih

— Si vous me permettez, au pluriel on dit fuqaha.

— Peu m’importe. Je sais que plusieurs de vos soi-disant juristes ont été assassinés. Je veux savoir combien et comment. »

Le cadi soupira. De toute évidence il comprenait que, face à un interlocuteur de ce genre, il était inutile de tergiverser. « Quatre, malheureusement. Quant à la manière dont ils sont morts, je désirerais moi aussi en savoir davantage. Certains parlent de lumières dans le ciel, d’autres d’hommes au museau de chien, comme dans le cas du pauvre Ibn al-Faradi, d’autres encore de créatures énormes et noires comme la nuit. Les rares témoins sont – et c’est regrettable – devenus presque fous, et il est impossible de les interroger. »

Eymerich opina. « Donc, comme je le soupçonnai, l’origine de ces homicides est bien la même. À présent, dites-moi : les cadavres, dans quel état les a-t-on trouvés ?

— Presque entièrement vidés. » Les traits flasques du cadi se contractèrent en une expression douloureuse. « Quelqu’un leur avait ouvert le dos, brisé les vertèbres et emporté les poumons. Une horreur encore jamais vue.

— Oui, encore jamais vue, répéta Eymerich, pensif. Savez-vous si on leur a volé quelque chose ?

— Non. Les biens de mes amis étaient intacts. Du reste, avec ce que nous devons payer à votre roi si sage afin qu’il nous soit permis de conserver nos coutumes et notre foi, aucun de nous ne peut se dire riche. »

L’inquisiteur haussa les épaules. « Pour Pierre IV tout peut se marchander, y compris la liberté d’adorer un faux dieu. Évitez de prétendre que vous êtes pauvre. Votre maison le dément. » Il arrêta d’un geste irrité les protestations qui allaient jaillir des lèvres humides du cadi. « Je ne faisais pas seulement référence aux joyaux et autres choses précieuses. Savez-vous si on a emporté un certain livre ? »

Dans les yeux du musulman perça une expression alarmée. « Un livre ? demanda-t-il avec un léger balbutiement. Mais, seigneur, qui tuerait un homme pour lui voler un livre ? »

Eymerich exulta en son for intérieur. Il avait de toute évidence touché un point que le cadi entendait garder secret. Il le tenait désormais à sa merci. « On m’a informé que l’assassin de vos amis s’était emparé d’un texte de magie, mentit-il. Un ouvrage blasphématoire connu sous le nom de Picatrix, mais que vous appelez… »

Le cadi, en proie à une panique évidente, baissa la voix. « Ghayat al-Hakim, « La Fin du sage ». Comment savez-vous que les fuqaha tués en possédaient un exemplaire ?

— Cela ne vous regarde pas, répondit Eymerich, tentant de cacher son euphorie. Que savez-vous de ce livre ?

— Oh ! presque rien. » Le cadi s’agita, mal à l’aise, au milieu de ses coussins. « C’est un manuscrit rempli de sottises, que notre religion a elle aussi condamné. On dit qu’il a été écrit par le grand mathématicien al-Majriti, mais je doute que ce soit vrai. Un homme comme lui n’aurait jamais perdu son temps avec des balivernes de ce genre. »

Les yeux de l’inquisiteur se portèrent sur les volumes dispersés ici et là à travers la pièce. « En possédez-vous un exemplaire ?

— Non, non, tous les livres que vous voyez traitent des moyens de suivre la voie du bien et de glorifier la miséricorde de Dieu. Vous ne trouverez rien ici d’aussi pervers que le Picatrix, qui apprend à faire le mal. »

Bien que le cadi ait repris contenance, Eymerich perçut dans le tremblement de sa voix une note pas tout à fait sincère. Il fit quelques pas nerveux sur le tapis vert, comme s’il voulait scruter chaque recoin de la pièce, puis observa : « Vous ne possédez peut-être pas ce livre mais vous semblez bien le connaître. Comment cela se fait-il ? »

Le musulman écarta ses bras grassouillets, que recouvraient de très amples manches qui descendaient jusqu’à ses doigts. « C’est mon maître, Ibn Khaldûn, qui m’en a parlé. Le seul exemplaire que j’ai lu est le sien. J’ignorais que mes fuqaha en possédaient un, jusqu’à leur mort. Je l’ai appris par leurs domestiques.

— Où puis-je trouver cet Ibn Khaldûn ? »

Pour la première fois depuis le début de cet entretien, le cadi se mit à sourire. « Vous ne pouvez pas le trouver, tout puissant que vous êtes, seigneur. Il me semble qu’il séjourne à Grenade. » Devant l’air courroucé de l’inquisiteur, il ajouta sur un ton plus respectueux : « Ibn Khaldûn est le plus grand savant musulman encore vivant. Un philosophe, un mathématicien, un historien. Personne ne connaît aussi bien que lui la parole de Dieu. Ce n’est certainement pas un adepte du Ghayat al-Hakim. S’il possédait ce livre, c’est uniquement parce qu’il les possède tous.

— Ibn Khaldûn, murmura Eymerich presque pour lui-même. Je m’en souviendrai. » Il feignit de s’intéresser au plafond en bois sculpté de la pièce, aux denses entrelacs géométriques, puis il demanda à brûle-pourpoint : « Êtes-vous un disciple d’Abu Said ?

— Non, non ! » répondit d’un seul jet le cadi, épouvanté. Puis il se corrigea : « La guerre qui sévit à Grenade ne m’intéresse pas. Ni moi, ni mes fuqaha, ni nos gens ne s’intéressent à ce qui se passe là-bas. Nous obéissons uniquement à votre honoré sire Pierre, que vous appelez le Cérémonieux. »

C’était clairement un mensonge. Eymerich décida de l’ignorer. « Il y a donc une guerre en cours à Grenade ? demanda-t-il avec une fausse indifférence. Et qui la livre ? »

Le cadi parut évaluer l’opportunité de répondre à une question de ce genre. Il dut conclure qu’il n’y avait pas de danger à dire la vérité, parce qu’il haussa imperceptiblement les épaules et répondit : « L’émir légitime de Grenade, Muhammad, fils de Yusuf, a été détrôné il y a trois ans par son frère Ismail. Puis ce dernier a été assassiné, et c’est à présent l’émir Abu Said, le responsable de cet assassinat, qui règne avec le soutien du sultan de Fez. Mais Muhammad ne s’est pas résigné. Il a rassemblé une armée et se prépare à marcher sur Grenade.

— A-t-il quelque chance de gagner ?

— Oh oui ! Il est allié au roi Pierre de Castille. Ensemble ils ont réuni une armée presque invincible. Ils seraient déjà entrés dans la capitale si Muhammad n’était pas de caractère doux et de nature pacifique. La guerre lui est insupportable. »

La sympathie qui vibrait dans les paroles du cadi fit comprendre à Eymerich pour qui le juriste prenait parti. Voilà, il avait trouvé le levier qu’il lui fallait pour réussir à pénétrer plus profondément ses secrets. Même si l’idée d’un prétendant au trône incapable de mener une guerre lui semblait ridicule et méprisable. « Je parie qu’Abu Said est d’un tout autre tempérament.

— Absolument, seigneur. Il suit avec rigidité l’école de pensée que nous appelons « malékite » et se déclare opposé à des choses comme l’art, la musique, ainsi qu’à toute forme de luxe. C’est un despote impitoyable et sanguinaire. En outre, il est favorable à une revanche des musulmans qui fasse coïncider les frontières de son royaume avec celles de l’ancien El-Andalus. C’est la raison pour laquelle Pierre de Castille le hait tellement. »

Eymerich se souvint de son unique rencontre avec Pierre le Cruel, l’année précédente, dans le sud de la France dévasté par la guerre. Des petits yeux féroces, des traits grossiers, une aptitude au combat peinte dans chacun de ses traits. L’alliance d’un personnage de ce genre avec un émir détrôné faible et mou ne semblait pas naturelle. À moins qu’il ne poursuive des objectifs plus ambitieux, ou bien qu’Abu Said ne représente une menace réellement vitale pour les intérêts castillans.

« Les fuqaha qui ont été tués étaient-ils aussi sympathisants de Muhammad ? » demanda-t-il, désormais certain d’obtenir une réponse.

Ainsi qu’il l’avait prévu, la réticence du cadi ne dura qu’un instant. « Eh bien, oui. Aucun homme de lettres et de science ne souhaite que le dernier royaume que nous possédons sur le sol espagnol reste dans les mains d’un émir qui déteste la culture dans toutes ses expressions.

— Et je parierais qu’en revanche, à Saragosse, il y a des Maures qui apprécient un souverain qui promet le retour à la suprématie. » C’était une considération qui ne demandait pas de réponse. L’inquisiteur ne donna pas en effet au cadi le moyen de répliquer. Il se planta devant lui, les jambes écartées, en croisant les bras. Puis il scanda : « Écoutez-moi bien. Je vous hais, et je hais tous vos gens. Vous suivez une religion qui pour moi est un blasphème au Dieu vrai, vous occupez abusivement une portion de notre sol, vous profitez de notre tolérance excessive. Mais, pour le moment, nous avons peut-être un intérêt en commun. Car davantage encore que vous autres, Infidèles, je déteste les soi-disant chrétiens qui se rendent complices d’hérésie, même quand ils sont assis sur un trône. Répondez-moi avec franchise. Un succès de Pierre de Castille à Grenade affaiblirait Pierre IV d’Aragon ? »

Dans les yeux du cadi brilla une lueur de compréhension. Il approuva avec gravité. « Oui, sans aucun doute, seigneur. À Grenade afflue l’or du Soudan. Si le roi castillan pouvait en avoir une part, sa puissance augmenterait, au détriment de l’aragonaise. Et il pourrait enfin armer une flotte digne de ce nom.

— Donc Pierre d’Aragon doit souhaiter la victoire d’Abu Said. C’est pour cette raison qu’il n’a pas mandaté d’enquête sur la mort de vos fuqaha sympathisants de Muhammad ? »

Le cadi ne chercha pas à nier. « Je crois que oui. Ce n’est un mystère pour personne que Pierre IV le Cérémonieux est du côté de l’actuel sultan. Il me semble même qu’ils ont conclu un pacte formel d’alliance.

— Tout ceci est pourtant bien curieux, réfléchit Eymerich à haute voix. Notre prétendu roi encourage les bégards, qui réclame l’abolition des maureries, et dans le même temps soutient à Grenade un musulman intransigeant.

— S’il m’est permis de faire une remarque, seigneur, peut-être êtes-vous en train de comprendre que les fanatiques d’un bord ou de l’autre ont plus de choses en commun qu’eux-mêmes semblent le croire, répondit le cadi en baissant les paupières. Et que, dans les mains d’un homme froid, même le fanatisme peut devenir une arme. Surtout si celui-ci adopte plusieurs formes. »

La réponse frappa l’inquisiteur. Il observa cet homme avachi, étendu au milieu de ses coussins comme un bœuf sur la paille, avec un intérêt nouveau. « Vous êtes un personnage redoutable, dit-il après un moment, mais je sais déjà que vous comprenez de quel côté est votre avantage. À présent dites-moi ce que vous avez jusqu’ici essayé de me taire. Sur quoi compte Abu Said pour affronter un ennemi aussi puissant que le roi de Castille ? L’appui de l’Aragon n’est certainement pas suffisant. Un roi qui se prétend aussi chrétien que Pierre IV ne pourrait jamais se porter ouvertement au secours d’un mahométan. Pierre le Cruel, lui, si, puisqu’il a été déjà été frappé d’excommunication.,

— Sur quoi compte-t-il ? » Le cadi esquissa un sourire. « Un inquisiteur perspicace comme vous, seigneur, devrait l’avoir compris depuis longtemps.

— Ne tergiversez pas. Répondez-moi.

— Sur la magie.

— La magie du Picatrix ?

— Oui, c’est ça. »

Eymerich haussa les épaules. « J’ai à peine feuilleté ce livre, mais assez pour m’apercevoir qu’il est bourré de formules invraisemblables et de prières païennes. L’unique magie qui puisse avoir des effets concrets est celle qui fait appel à l’adversaire de Dieu. Tout le reste, de l’astrologie à l’alchimie, ne constitue qu’un grand mensonge.

— Et qui est le seigneur des mensonges ? » Dans les pupilles fatiguées du cadi brilla une petite flamme malicieuse. « Je ne suis toutefois pas en train de vous dire que ce qui est écrit dans ce livre est vrai. Tout ce que je sais est que les émissaires d’Abu Said ne reculent devant aucun obstacle, y compris le meurtre, pour mettre la main sur tous les exemplaires existants du Picatrix. Mais je ne peux rien vous dire de plus parce que le reste, je l’ignore. Toutefois si derrière tout cela se cache Iblis, le diable, Dieu, dans sa clémence et miséricorde, saura bien l’arrêter.

— Votre Dieu n’arrêtera rien du tout. Le mien si, avec l’aide de ses serviteurs. » Eymerich fit quelques pas en direction de la porte, puis se retourna sur le seuil. « Rien ne doit transpirer de ce que nous nous sommes dit. C’est aussi dans votre intérêt. »

Le cadi soupira. « Pierre IV est un bon roi, tolérant envers les croyants de toutes fois. Mais en soutenant Abu Said il commet une grave erreur. Si vous essayez d’intervenir dans cette affaire, sachez que, malgré tout, vous jouirez de la reconnaissance et de l’appui de toute la maurerie.

— Je me moque de l’une comme de l’autre », gronda Eymerich. Sans un signe de salut, il traversa la cour à grands pas, évita le serviteur penché en une révérence servile et rejoignit Alatzar qui se tenait à l’entrée. « Allons-y », se borna-t-il à dire.

Pendant une longue partie du trajet, il ne dit pas un mot. Il lui semblait que la Providence l’avait mis sur les traces d’un mystère qui, s’il était résolu, pourrait bouleverser les complots des Aragon, et peut-être réaffirmer l’hégémonie de l’Église et de l’Inquisition dominicaine. Mais d’où devait-il partir pour suivre les fils d’une énigme qui semblait avoir son épicentre dans le royaume lointain de Grenade ? Et, en admettant que cela soit possible, lui était-il permis à lui, homme de Dieu, de voler au secours d’un émir déposé et d’un excommunié comme Pierre le Cruel ?

Ce dernier doute fut vite envolé. Si Abu Said vainquait et si l’Andalousie retournait dans des mains sarrasines, après des siècles de lutte pour l’arracher aux Maures, toute la chrétienté souffrirait de cette défaite. Mieux valait laisser Grenade dans les mains d’un souverain si incapable qu’il contrariait tout projet de guerre, en attendant le moment propice pour chasser les musulmans du dernier coin de terre. Quant à Pierre le Cruel, l’hostilité de la noblesse castillane à son égard était telle que ses années de règne, et peut-être même ses mois, étaient comptés.

Le véritable problème était l’enquête qui venait de lui échoir. Connaître le mobile des homicides était déjà quelque chose. Mais la présence dans la maurerie d’une créature au museau de chien, la roue lumineuse aperçue dans le ciel, les modalités atroces qui avaient présidé aux crimes prouvaient clairement qu’un nouvel assaut de Satan était à l’œuvre. Il ne s’agissait pas de découvrir un assassin, ou de défaire un noyau d’hérétiques visionnaires. Il s’agissait de démêler les mailles du nouveau filet tendu par le Malin, pour les trancher une à une. Sauf que l’unique fil auquel il pouvait se raccrocher était un livre dont, à Saragosse, il n’existait même plus un exemplaire.

Au coin d’une ruelle fétide qui conduisait hors de la maurerie, Eymerich se tourna vers Alatzar, qui trottinait derrière lui. « D’après toi, la magie est-elle très pratiquée parmi les Sarrasins ?

— Non, magister, elle l’est seulement parmi certains savants, qui la pratiquent en secret. Et même parmi eux, elle diffère de la nécromancie de certains chrétiens.

— Diffère ? Que veux-tu dire par là ?

— Les nécromants chrétiens font appel aux démons pour opérer leurs sortilèges. Aucun magicien sarrasin n’oserait jamais recourir à de telles aides. Ils invoquent plutôt par leurs formules des esprits neutres ou bienveillants, mais sans jamais défier l’autorité de Dieu.

— Ce qui pour un Maure est un esprit bienveillant est un émissaire de l’enfer pour celui qui pratique la vraie foi », murmura Eymerich sur un ton de reproche.

Ils avaient entre-temps quitté la maurerie, et le soleil rougeoyant de l’après-midi, déjà bas dans le ciel, tirait des reflets pourpres de la surface de l’Èbre qu’ils étaient en train de longer. Sur la rive, au milieu d’une végétation luxuriante si insolite sur cette terre rêche d’Aragon, quelques femmes lavaient leur linge, se tenant à distance des flaques de boue soulevées par les gardiens de troupeaux qui, sur la lointaine rive opposée, faisaient boire leurs bêtes. Mais tous attendaient que les vêpres, désormais imminentes, sonnent de campanile en campanile pour annoncer la fin du jour.

S’enfonçant dans les rues sombres qui menaient au palais du Justicia, Eymerich remarqua du coin de l’œil une patrouille de soldats en marche. Il n’y prêta pas attention mais, quelques instants plus tard, une autre patrouille les dépassa, cette fois au pas de course. « Il a dû arriver quelque chose, observa-t-il. Peut-être un incendie. »

Il s’aperçut alors que les passants s’étaient fait rares, et que quelques boutiques semblaient abandonnées. Rendu nerveux sans en connaître la raison, il allongea un peu le pas sans se soucier d’Alatzar. Il lui semblait entendre au loin un brouhaha, ponctué de cris perçants. Il sentait une odeur âcre et désagréable, qui réussissait à couvrir les miasmes des conduits d’écoulement et des excréments animaux.

À l’angle d’une ruelle, il faillit bousculer un jeune valet qui courait en tenant son béret pour ne pas le perdre. Le garçon avait l’air bouleversé, mais ce n’était rien comparé à l’expression qu’il afficha à la vue de l’inquisiteur. « Un dominicain ! s’exclama-t-il, haletant. Mais que se passe-t-il chez vous ?

— Chez nous ? demanda Eymerich avec étonnement.

— Dans votre palais. On dit qu’il y a le diable. Les bégards veulent y mettre le feu, et la maison de mon maître est toute proche !

— Ah ! misérables ! » s’écria Eymerich. Il écarta le jeune homme et s’élança en avant, aussi vite que le lui permettaient sa robe et ses souliers. Mais il ne fit guère de chemin. Dans les rues qui donnaient sur la petite place de l’Inquisition se pressait une foule remuante et agitée, qui désignait le ciel. Eymerich leva les yeux, et sa gorge se serra. Au-dessus du palais des dominicains s’était immobilisée une roue extrêmement lumineuse, rendue petite par la distance mais à coup sûr immense. Le ciel, derrière cette lumière, paraissait opaque, et même le gigantesque soleil rouge perdait de sa couleur.

L’inquisiteur aiguisa son regard, mais les contours de l’objet suspendu dans le vide étaient si mal définis qu’ils en paraissaient changeants. La roue donnait l’impression de flotter légèrement, faisant vibrer l’air qui l’entourait.

« Regardez ! Un dominicain ! Un serviteur du diable ! »

Le cri détourna Eymerich de sa contemplation. Un énergumène vêtu de haillons, qui dominait la foule de toute une tête, pointait le doigt dans sa direction. De nombreux visages se tournèrent vers l’inquisiteur, certains perplexes et effrayés, d’autres déformés par la haine.

Eymerich se sentit tirer par l’ourlet de sa chape. « Courez, magister ! Réfugiez-vous dans le palais, pendant que vous en avez encore le temps !

— Je ne cours jamais, répondit sèchement Eymerich. Seuls les animaux courent. »

Il avait aperçu dans un angle de la place plusieurs soldats alignés, qui se passaient des seaux sans perdre de vue l’objet immobile dans le ciel. Il releva les pans de sa robe et marcha vers eux d’un pas décidé, sans prendre garde aux invectives qui commençaient à pleuvoir dans son dos.

Il s’arrêta en face d’un officier vêtu d’une cotte de mailles d’acier et d’une tunique rembourrée, qui arborait sur son casque une touffe de plumes de poulet. « Escortez-moi sur-le-champ jusqu’au palais, lui enjoigna-t-il d’un ton altier. Je suis l’inquisiteur général du royaume. »

L’homme, échauffé et le visage rouge, lui lança un regard ironique. « C’est inutile. Les étages sont déjà la proie des flammes. Sous peu tout va se mettre à brûler.

— Peu m’importe. Accompagnez-moi, c’est un ordre ! »

L’ironie dans les yeux de l’officier s’accentua. « Et depuis quand un ennemi personnel du roi peut-il me donner des ordres ? Débrouillez-vous, messire dominicain. C’est déjà beaucoup que nous perdions notre temps à éteindre cet incendie. »

À cet instant, une grosse pierre roula aux pieds d’Eymerich. L’inquisiteur se retourna, furieux, pour scruter la foule. Il aperçut des visages hostiles que seule la présence des soldats tenait à distance. Parmi eux, le plus hostile de tous était celui du jeune prédicateur rencontré le jour précédent à la tête de la procession des bégards. Il tenait bien haut l’Evangelium aeternum, le brandissant telle une épée. « C’est lui, c’est la bête ! criait-il. Honnêtes chrétiens, chassez-le comme un serpent ! Maintenant ou jamais plus ! »

L’esprit d’Eymerich, alors extraordinairement lucide, réfléchissait à toute vitesse. Sans aucun doute personne parmi la foule n’avait pu entendre sa conversation avec le soldat. Il s’inclina devant ce dernier, comme s’il le remerciait de quelque grande faveur. Puis il toucha son épée et lui désigna l’assistance, faisant mine de comploter d’un air complice.

L’officier le regarda d’un air surpris. Sans lui laisser le temps de parler, Eymerich attrapa Alatzar par les épaules et le tira vers le palais en longeant la rangée des soldats qui se passaient l’eau. La foule, grondante, se tint toutefois à distance respectable.

À quelques pas de l’escalier du palais, la foule poussa une sorte de mugissement. Eymerich crut qu’elle avait réalisé son erreur et se vit perdu. Mais un rapide coup d’œil par-dessus son épaule le rassura. Tous observaient le ciel, au milieu des cris hagards et des exclamations de stupeur. Il leva à son tour les yeux. La roue lumineuse tournoyait à vive allure en une orbite bancale, puis elle rapetissa et disparut.

Il n’eut toutefois pas le temps de s’interroger sur ce phénomène. Sous la voûte du portail d’accès, où la rangée des soldats s’éparpillait en une mêlée d’hommes en sueur occupés à porter l’eau aux étages, le père Simon et Mossen Sanxo, entourés des notaires et des dominicains, tendaient les mains vers lui.

Il se précipita vers eux. Toutes leurs mains cherchèrent à l’agripper, le contraignant à reculer de quelques mètres. Le père Simon cria d’une voix brisée : « Père Nicolas ! L’édifice est en train de brûler ! Et ces gens, là-dehors, veulent nous tuer ! » Eymerich fixa le visage bouleversé de Mossen Sanxo. « Les souterrains communiquent avec le vieux prieuré sur l’Èbre, n’est-ce pas ?

— Oui, magister.

— Alors nous n’avons pas d’autre issue. Suivez-moi ! » Il se jeta entre deux soldats qui s’échangeaient les seaux, atteignit le fond du vestibule et ouvrit une porte qui laissa échapper une odeur de moisi. Il ramassa une torche accrochée à côté de l’huis et regarda ses compagnons. « Sommes-nous tous là ? »

Mossen Sanxo secoua la tête. « Malheureusement non, magister. Le père Berenguer a été déchiqueté par une créature noire comme la nuit, avec un museau de chien, et couverte de poils. Un vrai démon que nul d’entre nous n’a pu arrêter.

— Le père Berenguer ? demanda Eymerich, surpris. N’était-ce pas le copiste qui avait en garde la page du Picatrix ?

— Oui, c’était bien lui, répondit Mossen Sanxo, haletant sous le coup de l’émotion. Le père Berenguer avait justement cet écrit en main quand la créature est apparue. Elle lui a bavé sur le dos je ne sais quel liquide puis elle a disparu dans un halo de lumière en emportant avec elle la page et un morceau du corps de notre pauvre confrère !

— Allons-y ! »

Peu après, tandis qu’il descendait un très long escalier en à-pic, effleurant la voûte de la flamme de sa torche, Eymerich appela : « Alatzar ! Es-tu là ?

— Oui, magister !

— Es-tu jamais allé à Grenade ?

— Oui. Pourquoi me le demandez-vous ? »

Il y eut un long silence, rompu seulement par le bruit des pas sur les marches. Puis Eymerich dit : « Prépare-toi pour un long voyage. »