La face de la lune, quaestio seconde

La jeune femme était tombée à genoux et sanglotait à voix basse, la tête baissée. Eymerich s’approcha d’elle et lui prit le menton, l’obligeant à relever le visage. Les yeux sombres, remplis de larmes, brillèrent d’une étincelle de vie fugace. L’inquisiteur secoua la tête. « Quiconque assisterait à cette scène sans en connaître les antécédents me prendrait pour un bourreau et toi pour une martyre, murmura-t-il avec amertume. Mais toi tu sais bien ce qu’il en est. Ne me fais donc pas perdre mon temps et réponds à mes questions. Peux-tu parler ? »

Quelques instants de silence passèrent. Eymerich lâcha le menton de la prisonnière et lui assena un soufflet sur la bouche. « Réponds, je te dis ! Peux-tu parler ? »

Cette fois, la tête frisée de la jeune femme oscilla légèrement. Les lèvres sèches et gercées s’entrouvrirent. « Oui. » Le murmure s’éteignit en un hoquet.

Sur le visage dur et contracté d’Eymerich passa une ombre de satisfaction. Il échangea un regard entendu avec le notaire et dit : « Bien, nous pouvons continuer. Non seulement elle peut parler, mais elle réussit également à m’entendre et à comprendre le sens de mes questions. Nombreuses sont les femmes qui s’évanouissent après le premier supplice de corde. » Il se tourna vers la prisonnière. « Écoute-moi bien. Ce que tu as fait n’a que deux explications possibles. Soit tu es revenue à la religion blasphème des juifs professée par tes parents et, pour cette raison, tu nourris de la haine envers la Sainte Inquisition et envers tous les bons chrétiens, soit tu t’es vouée au diable. Dans les deux cas tu es coupable d’hérésie. Laquelle des deux hypothèses est-elle juste ? »

La jeune femme secoua la tête. Elle paraissait à présent ne plus sangloter, mais ses épaules nues continuaient à tressauter. « Aucune des deux », murmura-t-elle avec peine.

Le ton d’Eymerich, de dur se fit persuasif. « Non, comme ça, ça ne va pas. Ça ne va pas du tout. Si tu persistes à nier je ne pourrai pas te sauver. La douleur que tu as éprouvée tout à l’heure, tandis que maître Gombau te déboîtait les bras, n’est rien comparée à ce qui t’attend quand tes chairs seront dévorées par le feu. Parce que c’est ce qui va t’arriver. » L’inquisiteur croisa les mains derrière son dos et s’éloigna de quelques pas. « Je veux t’aider. Je te décris une scène. Tu te trouves sur la rive d’un fleuve, ou au bord d’un bassin, nue comme maintenant. Autour de toi tu as tes confrères juifs. L’un d’eux te demande : « Veux-tu faire teuila ? » Tu réponds que oui. Alors le rabbin s’exclame : « Baal tessuva ! » qui veut dire : « Abandonne ton état de pécheresse. » Ils te frottent avec du sable, te coupent les ongles et les cheveux à la racine, jusqu’à te faire saigner. Ils te plongent dans l’eau par trois fois et te font jurer de respecter pour toujours la loi de Moïse. Je suis certain que tu n’as pas oublié cette nuit-là. Ou bien était-ce le jour ? Dis-le-moi. »

La jeune femme fit avec la tête un vague signe de négation.

Eymerich émit un léger soupir. « Allons, ne nie pas l’évidence. Tu es une rejudaysata. Ce que tu as fait le démontre amplement. Mais ne crains rien, ce n’est pas toi qui en paieras les conséquences mais plutôt les juifs qui t’ont persuadée de renier le christianisme. À toi il n’arrivera rien. À condition toutefois d’une confession complète et d’un repentir sincère. »

La femme, qui paraissait avoir repris des forces, secoua à nouveau la tête. « Je ne suis pas juive », murmura-t-elle, tandis qu’un filet de bave sanguinolente coulait de ses lèvres.

« Alors ta faute est encore bien pire, parce que cela signifie que tu adores le diable. Du reste, de nombreux juifs le font. Dis-moi, de quelle manière t’es-tu vouée aux démons ? Est-ce par la voie de l’astrologie ? »

Cette fois la prisonnière ne répondit pas du tout. Elle baissa à nouveau sa tête sur sa poitrine et se remit à sangloter.

Eymerich croisa les bras et l’observa. Il éprouvait des sentiments contradictoires. Avant tout une vague pitié qu’il tentait de réprimer, la sachant coupable. En ces instants il n’était pas un homme, mais un juge, instrument d’une justice plus haute non seulement que le petit tas d’os et de chair qu’il avait devant lui mais aussi que lui-même. Ni les incertitudes ni les hésitations ne lui étaient permises.

Tout aussi coupable était ce léger trouble que lui inspirait, dans un coin reculé de son cerveau, la peau pâle et nue de l’accusée. Il avait déjà remarqué que, probablement sous l’effet du froid ou de la douleur, les tétons des seins maigres et pointus de la femme étaient dressés et turgescents. Il pouvait s’agir d’un piège malhonnête du démon qui la possédait. L’important n’était pas tant d’ignorer le phénomène, chose impossible, que d’empêcher qu’il réveille une bestialité ancestrale tenue à distance par la raison. Sur ce terrain, l’inquisiteur se sentait assez sûr de lui, mais il ne pouvait s’empêcher de ressentir un obscur malaise.

Le troisième sentiment était le plus fort. Il détestait la créature agenouillée sur le sol. Il en détestait la faiblesse, les larmes, le tremblement. La prisonnière se permettait des comportements que lui ne pouvait se permettre. En outre, c’était une femme, autrement dit l’antithèse de ce qu’il était lui, du point de vue du sexe comme de la norme de vie. À ce stade, peu importait qu’elle fût juive ou non. Elle portait déjà la marque de Satan sur son corps, dans sa sensibilité à la lune plutôt qu’au soleil, dans son caractère irrationnel et dans son obéissance à des cycles naturels, au cœur de la pénombre vide de son pubis. Il ne pouvait exister de femmes parfaitement innocentes, excepté celles qui consacraient toute leur vie à Dieu, jusqu’à s’oublier elles-mêmes. Quant aux hommes, leur pire péché était un comportement efféminé, signe distinctif de toutes les hérésies les plus pernicieuses. D’où la haine profonde du dominicain : comme toutes les femmes, l’accusée cherchait, à travers le sentiment ambigu de la pitié, à réveiller la composante féminine de son juge. Mais Eymerich ne se prêterait pas à son jeu.

« Recommençons-nous la torture ? » demanda le notaire, avec une note d’espoir.

Eymerich le foudroya du regard. « Je vous rappelle, Mossen Sanxo, que la torture ne peut jamais être recommencée, scanda-t-il avec violence. Les Clémentines de 1311 interdisent de façon explicite plus d’une session de quaestio. La torture ne peut qu’être continuée. »

Le notaire haussa ses épaules voûtées. « Fort bien. Voulez-vous poursuivre ?.

— Oui. » Eymerich fit un signe à maître Gombau. « Tirez de nouveau. »

Avant que le bourreau puisse s’exécuter, le père Simon s’avança, l’air en colère. « Magister, vous perdez votre temps. Puisqu’elle a résisté à un supplice de corde, cette vipère résistera bien à dix autres. De toute façon elle a déjà les bras brisés. » Il agita la main en direction d’un brasier qui rougeoyait dans un coin du sous-sol, grésillant chaque fois qu’il y tombait une goutte d’humidité. « Faites usage du feu. Elle ne supportera pas sa morsure. »

Toute l’inquiétude qu’Eymerich éprouvait trouva l’épanchement dont il avait besoin. L’inquisiteur dévisagea son vieux confrère et parla d’un ton glacial, scandant chaque syllabe. « Je vous avertis pour la première et la dernière fois. N’osez jamais plus me suggérer ce que je dois ou ne dois pas faire. C’est moi qui décide et qui assume la responsabilité en présence de Dieu. Votre devoir est de m’assister et de vous taire. »

Le père Simon déglutit, murmura une parole indistincte et recula d’un pas. Eymerich lui tourna le dos. « Maître Gombau, faites votre devoir ! »

Le bourreau tira sur la corde avec d’amples mouvements des bras. La prisonnière, arrachée du sol, poussa un cri inhumain. Elle resta suspendue en l’air, en une pose grotesque. Par chance pour elle, elle s’évanouit presque aussitôt.