7 – La route du Bicorne

Depuis qu’il avait revêtu la robe blanche et la chape noire, Eymerich éprouvait la sensation presque enivrante d’être à nouveau en possession de toute sa force. Depuis le début de cette aventure, il avait toujours été à la merci de l’initiative ou du savoir d’autrui. S’il avait agi, c’est parce que les circonstances l’imposaient ; s’il en était arrivé à quelques conclusions, c’est parce que d’autres lui avaient fourni des clefs de compréhension. Pour lui, habitué à manœuvrer hommes et situations avec l’habileté discrète d’un marionnettiste, cette situation était intolérable.

Maintenant qu’il pouvait exhiber les couleurs de l’ordre le plus combatif dont l’Église disposait, il se sentait rasséréné, comme s’il avait repris sa place dans les rangs d’une armée dont il s’était momentanément éloigné. Du reste, autour de la longue table couverte des mets offerts par l’émir déposé, tous les regards convergeaient en secret vers l’inquisiteur : chargés de haine dans certains cas, voilés de mépris dans beaucoup d’autres. Mais Eymerich jugeait la haine des mécréants aussi salutaire qu’un baume, et le mépris ne l’inquiétait pas, pourvu qu’il s’accompagnât de la juste dose d’inquiétude et de crainte à son égard.

Assis à l’autre bout de la table, Muhammad V évitait manifestement de tourner les yeux dans la direction de l’inquisiteur. C’était un jeune homme grassouillet, au menton lisse, avec de profonds cernes sous des pupilles mobiles d’un noir de jais. Il discutait de poésie avec un courtisan assis à sa droite, tandis qu’un marchand, à sa gauche, étouffait en mangeant les bâillements qui lui décrochaient la mâchoire.

Les soldats qui participaient au banquet étaient nombreux, mais on les avait fait asseoir très loin de l’émir. Eymerich se trouvait ainsi confiné dans un coin grouillant de chevaliers chrétiens, parmi lesquels le seigneur d’Aracena, et des mercenaires sarrasins, qui ne cessaient de comploter entre eux. Par chance, Alatzar, étrangement admis à la table des nobles, était à ses côtés, tandis qu’Ibn Khaldûn et al-Khatib lui faisaient face. Ha-Levi était en revanche assis beaucoup plus près de l’ancien émir, et paraissait à son aise au milieu des turbans des dignitaires, bien qu’il portât encore sa ridicule calotte.

« Il me sera difficile de parler à Muhammad, murmura Eymerich en respirant un plat trop parfumé qu’un serviteur avait poussé sous son nez. Je pense qu’il m’a invité par pure politesse.

— C’est possible, répondit Ibn Khaldûn, prenant entre ses doigts un petit morceau de viande d’agneau épicée. Si notre roi a décidé de ne pas combattre, la diplomatie ne doit également guère l’intéresser.

— Et pourtant il a bien dû apercevoir la roue dans le ciel. S’il n’est pas stupide, il devrait avoir compris que quelque chose de terrible menace sa vie même, en plus du royaume qu’on lui a dérobé. »

Al-Khatib, aux prises avec une aile de poulet saupoudrée de safran, essuya ses lèvres humides du revers de sa main gauche. « Notre peuple a pour coutume de s’en remettre à la volonté de Dieu. Probablement Muhammad fait-il la même chose. Il a seulement oublié le commandement de la deuxième sourate du Coran : « Il vous a été ordonné de combattre même si cela vous répugne. Eh bien sachez que vous détestez peut-être quelque chose qui est bien pour vous et que vous aimez peut-être quelque chose qui vous cause du mal. Dieu sait et vous ne savez pas ». En ignorant ce commandement, Muhammad ne se rend pas compte qu’il commet un péché.

— Il se peut qu’il ne considère pas cette guerre comme une guerre sainte », objecta Ibn Khaldûn.

Prévoyant une dispute théologique oiseuse entre musulmans, Eymerich se tourna vers Alatzar, qui grignotait les aliments de mauvaise grâce. « Avant le banquet, tu voulais dire quelque chose. Qui concernait, si je ne me trompe, la date du 7 septembre. »

Le jeune homme rougit. « Ce que je voulais dire ne se référait pas à proprement parler à cette date, magister. Ma remarque concernait plutôt les conjonctions astrales.

— Et que sais-tu à ce sujet ? » Les yeux de l’inquisiteur se plissèrent, soupçonneux. « Parle ! »

Sous ce regard perçant, Alatzar rougit encore plus. Il dut poser le morceau de viande qu’il portait à sa bouche, tant ses doigts tremblaient. « Ce matin, j’ai entendu mentionner le fait que l’esprit de Mars, Raucahehil, et celui de la constellation des Poissons, Enedil, auraient le même aspect.

— Oui. Celui d’un roi couronné.

— C’est ça… » Alatzar balbutiait presque. Sa voix, déjà aiguë, adopta un timbre strident. « En fréquentant un peu la maurerie de Saragosse, j’ai appris quelques notions d’astrologie, que de nombreux Sarrasins pratiquent avec passion. J’ai aussi rendu de menus services à plusieurs seigneurs appartenant à ce peuple, et ils ont eu la bonté, insolite pour cette race dont tout bon chrétien se méfie…

— Abrège.

— … de m’enseigner quelques-unes de leurs croyances. C’est ainsi que j’ai appris, malgré moi, qu’Albotayn, les Poissons, est la seconde maison de la lune, et qu’elle prend naissance dans le Bélier…

— Et donc ? demanda Eymerich, accentuant son air courroucé.

— Donc que le signe zodiacal du Bélier est dominé par Mars », conclut le jeune homme. Puis il ajouta en hâte : « Naturellement pour ceux qui croient à ces fadaises. »

Al-Khatib et Ibn Khaldûn avaient interrompu leur discussion et écoutaient avec attention. Eymerich jaugea Alatzar, et en épia avec attention le visage de furet. Ses conclusions furent incertaines. Ce visage effilé, aux traits délicats, pouvait appartenir autant à un ingénu qu’à un menteur très astucieux. Les yeux, trop mobiles, ne révélaient pas grand-chose ; ils devaient en tout cas cacher une personnalité plus complexe que celle qui transparaissait au premier regard. Il se promit une fois encore de tenir le domestique à l’œil, et d’en sonder discrètement le véritable caractère. « Je ne comprends pas où te mène ton raisonnement », dit-il avec sévérité.

Pour la énième fois, Alatzar rougit. « Je n’oserais jamais vous faire une quelconque suggestion, magister. Mais, si je me hasardais à penser à votre place, je chercherais quelle sera la configuration du zodiaque le 7 septembre.

— Il a raison ! s’exclama Ibn Khaldûn, élevant un peu trop la voix sous le coup de l’excitation. Les disciples d’Abu Said s’en remettent à Mars. Il faudrait savoir où se trouvera cette planète à la date prévue de leur revanche. La « nature complète » pourrait se référer non à l’horoscope d’un seul sorcier, mais à un ensemble de mouvements astraux qui facilitent la formation du miraj, autrement dit de l’échelle qui relie notre terre à la terre du troisième ciel.

— Et voilà un Sarrasin soûl, bien que sa religion lui interdise de boire du vin ! »

L’exclamation, prononcée sur un ton rude et volontairement agressif, provenait d’un groupe de chevaliers chrétiens. Le regard d’Eymerich se porta dans cette direction. Celui qui l’avait prononcée n’était autre que ce même seigneur d’Aracena qui les avait escortés jusqu’à la forteresse. Les autres guerriers qui l’entouraient s’esclaffèrent dans un grand éclat de rire. Leurs yeux rouges et larmoyants laissaient à penser que, si les boissons enivrantes étaient bannies de la table de l’émir, ces rustres devaient avoir trouvé le moyen de contourner l’interdiction. Ou peut-être s’étaient-ils attablés déjà ivres.

Eymerich maîtrisa le timbre de sa voix. « Je vous en prie, seigneurs. Nous sommes en train de discuter de questions vitales pour nous tous. »

Le seigneur d’Aracena s’unit au rire de ses compagnons, puis s’écria : « Ce n’est pas un quelconque frère qui fera taire les meilleurs hommes d’armes du roi Pierre de Castille ! Du reste, mon bon père, quand vous dites « nous », à qui faites-vous référence ? Je vous vois plongé dans d’aimables conciliabules avec deux Maures et un jeune homme qui, si je ne m’abuse, me semble être à la fois un domestique et un maudit juif ! »

Autour de la table, tous firent silence, excepté les chevaliers qui continuaient à ricaner. Muhammad tendit l’oreille, faisant signe au courtisan assis à ses côtés de se taire. Ha-Levi tendit son nez crochu avec inquiétude.

Eymerich ramassa d’un geste apparemment distrait un couteau qu’il n’avait pas encore utilisé, et passa l’index de sa main gauche sur la lame, comme pour en éprouver le tranchant. Puis il se tourna brusquement vers le mercenaire. « Seigneur, je vous ai demandé poliment de nous laisser en paix, dit-il calmement. Ne me forcez pas à transformer cette invitation en ordre. »

Son interlocuteur ouvrit tout grand la bouche de stupeur, puis rejeta la tête en arrière et explosa en un nouveau rire violent. Ses compagnons lui firent écho, tandis que les autres convives assistaient, muets, à la scène. Il fallut un moment avant que le seigneur d’Aracena parvienne à contenir son hilarité. Il fixa Eymerich en essayant de sécher les larmes qui coulaient le long de son nez. « Celle-là, c’est la meilleure, dit-il, étouffant une quinte de toux. Un prêtraillon qui me menace. Et avec quoi crois-tu pouvoir me blesser, frère du diable ? Avec ce couteau ?

— Pas seulement. » Eymerich prit une miche de pain et la leva en l’air. « Admettons qu’un nobliau de province qui se dit chrétien fasse obstacle, de quelque façon que ce soit, à la Sainte Inquisition. Cela lui vaudra l’excommunication et, en cas d’absence de repentir, l’interdit. La première conséquence est que le clergé de ses terres refusera de lui obéir et incitera ses sujets à en faire autant. » Eymerich plongea la lame dans la miche et en trancha un morceau. « Sur les terres du pécheur, on ne célébrera plus de fonctions religieuses, ni de transactions qui requièrent les services d’un notaire. En vertu de quoi, les autres nobles ne voudront plus avoir aucun rapport avec l’excommunié, sous peine d’encourir la même sanction. » Il coupa une seconde tranche. « Même son épouse sera obligée de l’abandonner, et de s’en aller en emportant avec elle ses enfants. » Une troisième tranche tomba sur le sol. « Puis son roi révoquera son titre et la propriété de ses terres, le laissant dans la misère. » La lame pénétra de nouveau dans la miche, mais cette fois la réduisit en une poignée de miettes, qu’Eymerich laissa choir à terre. « Vous comprenez, mon ami, qu’à ce stade l’existence du nobliau touchera à sa fin. Et tout cela parce que, soûl comme un cochon, il avait empêché un inquisiteur de faire son devoir. »

Le seigneur d’Aracena rit encore, puis il s’aperçut qu’il riait seul. Ses yeux injectés de sang se plissèrent. Il porta la main à l’épée qu’il avait posée contre le bord de la table et tenta de se lever. « Tu ne connais pas mon roi, abject moinillon ! Peu lui importe Dieu et l’Église. Tu es peut-être un inquisiteur, mais d’ici peu ta tête roulera sous cette table !

— Moi cependant je connais ton roi, tant il est vrai qu’ici je le représente. » La voix de ha-Levi sonna dure et métallique. « Assieds-toi et laisse ton épée. Et n’ose plus répéter que Pierre de Castille ignore Dieu et l’Église chrétienne. »

Le seigneur d’Aracena vacilla un peu, hésitant sur la conduite à tenir. Puis il lança une imprécation. « Aucun sale juif ne peut me donner d’ordres ! » Il se leva en s’appuyant sur la garde de son épée, et tenta d’extraire la lame de son fourreau.

Ha-Levi ne perdit pas contenance. « Je prie un des chevaliers de Castille ici présents d’égorger ce porc. Celui qui s’en acquittera aura la gratitude de son souverain.

— Et l’indulgence plénière pour avoir mérité aux yeux du Christ », renchérit Eymerich.

Cinq ou six soudards, qui un instant plus tôt riaient comme les autres, bondirent sur leurs pieds, l’épée au poing, prêts à obéir. Le seigneur d’Aracena les regarda d’un air confus, comme s’il ne comprenait pas ; puis il retomba sur sa chaise. À ce moment, à l’autre extrémité de la table, une voix frêle prononça quelques paroles en arabe. L’un des courtisans sarrasins traduisit : « Mon seigneur, l’émir Muhammad, demande que cette table ne soit pas maculée du sang d’un imbécile. »

Les yeux des chevaliers cherchèrent ceux de ha-Levi, qui hocha la tête. Tous retournèrent s’asseoir bruyamment. On entendit d’autres phrases nasales, que le Sarrasin traduisit en castillan : « Mon seigneur Muhammad ibn Yusuf demande que le religieux chrétien, son invité, ait l’obligeance de s’approcher de lui. »

Eymerich se leva, rejetant sa chape en arrière d’un geste chargé de solennité. Il s’adressa au traducteur. « Dis à ton souverain que je le remercie pour son accueil et son repas, mais qu’il n’est pas propre à la dignité de ma charge d’accourir auprès de quiconque à un ordre de lui. Je représente ici le roi des rois et des empereurs chrétiens. Si l’émir veut me parler, il me trouvera dans les appartements du sage Ibn Khaldûn. »

Le Sarrasin pâlit et chercha désespérément les mots pour traduire le message à Muhammad. Sans attendre l’issue de sa tentative, Eymerich quitta la pièce, accompagné par des murmures scandalisés. Il se sentait très fier de lui. Il avait parlé non pas à l’émir, qui lui importait peu, mais aux chevaliers de Pierre le Cruel. Du coin de l’œil, il les vit s’entretenir avec gravité et s’écarter imperceptiblement du seigneur d’Aracena qui, anéanti, cherchait en vain des regards de sympathie.

Dans un étroit couloir inondé par le soleil, l’inquisiteur fut rejoint par al-Khatib, Ibn Khaldûn et Alatzar. Les trois hommes faillirent être renversés par ha-Levi, sorti en trombe de la salle à manger.

« On peut savoir ce qui vous prend ? » Le ministre criait presque, la voix étranglée d’exaspération. « Personne n’a jamais parlé de cette façon à l’émir ! »

Eymerich plissa les lèvres en un léger ricanement. « Peut-être était-il temps que quelqu’un le fasse.

— Mais votre tête est en danger à présent ! »

L’expression sarcastique de l’inquisiteur s’accentua. « Je ne crois pas. Un roi qui ne sait pas profiter d’une victoire militaire, qui plus est remportée en dépit de forces infernales, n’est une menace pour personne. Sinon pour son propre peuple. » Le visage d’Eymerich reprit sa froideur habituelle. « Trêve de bavardages. Je dois vous demander une faveur.

— Laquelle ? demanda ha-Levi, pris à l’improviste.

— J’imagine que ce mol souverain a un astrologue à son service.

— Si c’est de cela qu’il s’agit, il en a plus d’un.

— Bien, vous me ferez le plaisir de leur poser une question. Je veux savoir si, le 7 septembre, Mars se trouvera dans la seconde maison de la lune, dite Albotayn. Et si c’est le cas, je désirerais savoir dans quelle partie du monde le ciel présentera cette configuration. Vous m’avez compris ?

— Fort bien, ça sera fait, grommela le ministre. Mais, si j’étais vous, je retournerais dans cette pièce et je demanderais pardon à l’émir.

— Si vous me demandez cela, c’est que vous me connaissez vraiment mal », répondit Eymerich avec morgue.

Ha-Levi haussa les épaules. « Faites comme vous voulez, c’est votre tête après tout. » Il se dirigea vers la cour, mais pas avant d’avoir murmuré : « Pierre de Castille avait raison. Vous n’êtes pas un homme, mais un démon. »

Eymerich ressentit un besoin urgent de solitude. Les événements de ces derniers jours s’étaient succédé à un rythme trop soutenu, sans jamais une pause pour réfléchir. La vraie force, au contraire, l’inquisiteur en était convaincu, naissait de la solitude et du dialogue direct avec Dieu, loin des chairs infectes, destinées à la putréfaction, des autres hommes. Ce n’est que lorsqu’il était seul, reclus dans un lieu le plus ascétique possible, qu’il réussissait à percevoir en lui des lueurs de la toute-puissance divine ; elles venaient atténuer sa peine, prisonnier qu’il était d’un corps que, dans sa désolante misère, il ne ressentait pas comme sien. Mais comment calmer cette souffrance, dans un lieu où parfums et effluves, dentelles et arabesques défiaient à chaque instant son idéal d’austérité ?

Par chance, les appartements d’Ibn Khaldûn étaient contigus à des cellules creusées dans la pierre de la tour, probablement destinées à l’origine à héberger sentinelles et corps de garde. Il mangea quelque pitance avec les autres, visita les latrines embaumées d’arômes trop lourds, puis prit congé de ses compagnons et se retira dans une de ces chambrettes. Du coin de l’œil, il vit que les deux musulmans se préparaient à la prière de la mi-journée, et fit une grimace de dégoût. Mais il était enfin seul, ce qui l’aida à vaincre sa répugnance.

Il devait être aux alentours de l’heure none quand Alatzar apparut silencieusement à la porte de la cellule, que le soleil de l’après-midi remplissait d’une lumière déjà rougeoyante. Eymerich, qui récitait quelques oraisons face contre mur, se retourna brusquement. « Que veux-tu ?

— Le rabbin ha-Levi est de retour, magister. Il veut vous parler. » Eymerich soupira. « Bon, je viens. Mais avant je souhaiterais te dire quelque chose.

— À vos ordres, magister », répondit le domestique, un peu inquiet. L’inquisiteur pointa l’index contre la large chemisette blanche qui lui recouvrait la poitrine. « Il y a plusieurs heures, tu as donné la preuve que tu possédais quelques notions d’astrologie, qui est une science que certains tolèrent mais que, pour ma part, je considère comme un mensonge satanique. Et, avant cela encore, tu m’as montré, en plus d’une occasion, que tu avais entretenu avec les Sarrasins un commerce trop étroit pour quelqu’un qui se dit chrétien. Si je n’avais pas de mystères plus importants à résoudre, je m’occuperais avant tout de ton cas. Qu’as-tu à me répondre ? »

Alatzar essaya de dire quelque chose mais s’empêtra. Il finit par murmurer : « Je vous suis absolument fidèle, magister ! »

Eymerich frappa de son poing droit la paume de sa main gauche. « Ce n’est pas à moi que tu dois être fidèle, mais à l’Église ! » Il prononça ces paroles presque en criant, puis il tempéra sa colère. Il murmura d’un ton froid. « Je ne prétends pas que tu me dises la vérité maintenant. Je n’aurais même pas le temps de l’entendre. Mais tu as vu par toi-même à Saragosse des hérétiques et des rejudaysati soumis aux quaestiones. Tu te rappelles leurs cris. Quand je te demanderai de me dévoiler ce que tu caches, veille à tout me dire. Ou tu finiras comme eux. »

Sans attendre la réponse, Eymerich sortit de la cellule. Ha-Levi, qui échangeait quelques mots avec Ibn Khaldûn, s’avança à sa rencontre. « J’ai les informations que vous m’aviez demandées, annonça-t-il avec un accent à nouveau affable. Mais je dois d’abord vous dire que, contrairement à ce que je craignais, l’émir Muhammad ne s’est pas formalisé de vos paroles. Il vous trouve même intéressant et aurait plaisir à s’entretenir avec vous. Il se déplacera en personne.

— Je suis désolé pour lui, mais je n’ai pas de temps à perdre avec un homme aussi faible », répondit Eymerich en hochant la tête. Puis, il ajouta avec excitation : « Avez-vous consulté les astrologues ?

— Oui. Leur réponse est que le 7 septembre de cette année, veille du début du jeûne rituel des Sarrasins, Mars ne se trouvera dans la seconde maison de la lune dans aucune partie du monde connu.

— En sont-ils absolument sûrs ? demanda l’inquisiteur, déçu.

— Oui. Pour voir Mars dans cette position, il faudrait se trouver au-delà des colonnes d’Hercule, au milieu de ce que les Sarrasins appellent la Mer des Ténèbres. »

L’expression provoqua chez Eymerich un sursaut. « La Mer des Ténèbres, dites-vous ? Mais n’est-ce pas là que les Maures situent leurs îles Bienheureuses ? »

Ha-Levi secoua la tête. « Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. J’ignore les superstitions de ces gens. Pour ce que j’en sais, il n’y a rien au-delà des colonnes d’Hercule, sinon l’océan. »

Ibn Khaldûn avança d’un pas. « Certains prétendent que les îles Bienheureuses existent. Et qu’y fit route Alexandre le Grand, surnommé le Bicorne parce qu’il toucha les deux cornes du monde. De nombreuses chroniques le confirment, dont celle du sage Ibn al-Faqih. Mais personne ne sait où se trouvent ces îles.

— Il y a quelqu’un qui le sait ! » Eymerich fut envahi par une excitation soudaine, si intense qu’elle lui serrait la gorge. Il se tourna vers ha-Levi si brusquement qu’il l’effraya. « Vous avez dit que les corsaires catalans avaient occupé une ville de la côte. Comment se nomme-t-elle ?

— Tarifa, répondit le rabbin, un peu secoué.

— À quelle distance d’ici ?

— Une demi-journée à cheval, un jour et demi à pied.

— Vous êtes le ministre du roi de Castille. Si cette cause vous tient à cœur et si votre désir est de faire échouer une menace inconnue et épouvantable, je vous prie de me procurer un bon cheval. » Il jeta un coup d’œil à Alatzar, qui se tenait, humilié, dans un coin. « Et même deux.

— Trois, dit Ibn Khaldûn en souriant. Je sais que ma compagnie peut vous incommoder, mais gardez à l’esprit que je possède l’unique exemplaire du Picatrix, et d’autres livres qui vous seront peut-être utiles.

— Quatre alors. » Al-Khatib, qui avait écouté leur échange à distance, s’avança d’un air décidé. « J’ai vécu une grande partie de cette aventure, s’il m’est permis de l’appeler ainsi. J’aimerais en voir la fin. »

Le sourire de ha-Levi s’accentua. « Disons cinq chevaux. » Il regarda Eymerich avec des yeux malicieux. « Je sais parfaitement que vous détestez les juifs comme je déteste les Maures. Mais j’ai moi aussi à cœur de combattre les monstruosités qui descendent du ciel. Qui plus est, sans mon aide, vous n’irez nulle part. Je crois vraiment que vous allez devoir me supporter. »

Eymerich, déjà troublé à l’idée de devoir continuer le voyage en compagnie des Sarrasins, secoua la tête. « Il n’en est pas question. Vous êtes un dignitaire de Pierre le Cru… de Pierre de Castille. Votre place est aux côtés de l’ancien émir. Vous serez une entrave.

— Si je le suis, vous pourrez toujours vous débarrasser de moi. Mais en attendant, je peux vous être d’une aide précieuse. Par exemple en vous procurant vos montures et en vous permettant de quitter Casares indemnes, même sans le consentement de Muhammad. »

L’inquisiteur devina le chantage implicite dans ces paroles mais n’en prit pas ombrage. « Soit, dit-il après quelques instants de réflexion. Vous viendrez avec nous. J’espère seulement que votre religion ne vous impose pas de prier à heures fixes, comme le font les mahométans. J’en ai plus qu’assez de ces haltes inopportunes. »

Ha-Levi bomba un peu le torse. « Se préoccuper de l’au-delà ne fait pas partie de la conception juive. Seul nous intéresse l’exemple que nous donnons au cours de notre vie.

— Alors donnez-le et allez faire seller les chevaux. Nous devons partir rapidement. »

Une heure plus tard, les cinq cavaliers galopaient entre des collines de plus en plus basses et sablonneuses, sous le soleil élevé, mais qui ne brûlait pas, de ce milieu d’après-midi. Eymerich était en tête, sa chape noire volant au vent, suivi par Alatzar. À l’arrière, al-Khatib et Ibn Khaldûn caracolaient en veillant à garder leurs distances avec ha-Levi, qui venait en dernier. Nul, en observant le rabbin, n’aurait cru qu’il puisse s’agir du ministre d’un roi puissant comme Pierre le Cruel. Il portait encore sa calotte, mais avait passé une chemise en futaine et des chausses moulantes de velours vert. On aurait pu le prendre pour un domestique, si ce n’était le luxueux harnachement de son cheval et la longue épée effilée, à la garde en spirale, qui pendait de sa selle.

Les champs cultivés cédèrent la place à des dunes arrondies par les vents, tandis qu’une odeur saumâtre commençait à se répandre à chaque souffle de brise. Sauge, thym et romarin poussaient spontanément ici et là, leur arôme contrastant avec celui, âcre, de la mer. De petits hameaux fortifiés, que les Sarrasins appelaient hisn, apparaissaient de temps à autre, retranchés à l’endroit où un cours d’eau venait lécher une excroissance rocheuse isolée. Mais, d’une façon générale, les hauteurs déclinaient, relayées par des plateaux que les pinèdes rendaient plus verts.

Eymerich fit signe à Alatzar de s’approcher. « Appelle-moi Ibn Khaldûn, ordonna-t-il. Je dois lui parler. »

Le serviteur obéit. Peu après, le Sarrasin chevauchait aux côtés de l’inquisiteur. « Vous m’avez fait mander ?

— Oui. J’ai réfléchi au sujet de ce texte que vous m’avez montré, celui d’Alquindi.

— Ah oui ! Le De radiis. Je l’ai apporté avec moi.

— Je n’aurai pas le temps de le relire. Je l’ai parcouru par le passé, mais je m’en souviens mal. A-t-il quelque ressemblance avec le Picatrix ? »

Ibn Khaldûn fronça les sourcils. « Du point de vue du contenu, pas beaucoup. Al-Kindi n’adhérait pas aux conceptions des Harranéens. Il existe cependant des similitudes en ce qui concerne l’efficacité des formules magiques, le pouvoir des talismans ou l’effet des sacrifices.

— Expliquez-vous mieux.

— Ces deux textes pensent qu’il existe une force invisible qui relie les éléments terrestres entre eux, et ces derniers aux astres. Le Picatrix parle d’influences générales. Al-Kindi, en revanche, que Dieu le protège, soutient que le tissu commun est créé par les rayons, autrement dit par la lumière et la vibration particulière qui la constitue. Les astres influent sur le cours de la vie humaine à cause de la vibration qui émane d’eux ; mais les choses vivantes peuvent elles aussi influer sur le cosmos, par l’intermédiaire de leurs propres rayons. C’est comme si l’univers, tout de lumière, était rempli d’une énergie unique émise par chacun des objets qui le composent. D’ordinaire, cette énergie possède son propre équilibre, mais une émission extérieure de rayons peut en altérer l’harmonie. »

Eymerich fit une grimace. « On dirait une mauvaise interprétation de Plotin, Mais que viennent faire là-dedans les formules, les talismans et les sacrifices ?

— Si on en accepte le présupposé, ce que je me garde bien de faire, la réponse est simple. Une série de mots bien agencés produira une radiation capable d’atteindre les lieux les plus reculés de la création. Le même phénomène se répétera avec un objet de forme particulière, et plus encore avec l’achèvement rituel d’une vie. C’est là, selon al-Kindi et le Picatrix, l’essence ultime de la magie. Influer sur des éléments lointains en modelant d’une manière appropriée les éléments proches, y compris les mots. Une opération rendue possible par le lien qui unit toutes choses. »

Eymerich fit un geste de déni. « Sottises. Les mots n’émettent ni rayons, ni vibrations, ni lumière, ni énergie.

— Ah oui ? Et pourtant j’ai entendu dire que vous autres, chrétiens, chassez les démons en prononçant des prières adéquates. » Dans les yeux creux d’Ibn Khaldûn brilla une lueur ironique. « Comment se fait-il que ces mots fonctionnent, alors que d’autres seraient inefficaces ? De toute évidence, la formule que vous prononcez a une configuration telle qu’elle agit sur le possédé ou sur celui qui le possède. Autrement dit tel un objet forgé pour le but qu’il doit atteindre. Sinon je devrais penser que votre Dieu entend certains mots, et d’autres non. Une restriction vraiment étrange pour le Tout-Puissant. »

Les pupilles d’Eymerich s’assombrirent. « Si vous étiez chrétien, ce que vous venez de dire pourrait vous valoir un procès et une condamnation au bûcher. Mesurez vos paroles, quand vous vous trouvez en ma compagnie. Ou vous pourriez vous en repentir. » Il enfonça avec cruauté ses éperons dans le ventre de son cheval, lui arrachant un hennissement et le contraignant à galoper de l’avant.

Une fois reconquise la solitude dont de temps à autre il ressentait le besoin, l’inquisiteur s’efforça de mettre de l’ordre dans les indices qui s’amoncelaient en trop grand nombre, et dans le complot qui semblait les sous-tendre. Il était clair désormais qu’Abu Said remettait sa victoire entre les mains de créatures infernales nées sur cette troisième terre où, selon les musulmans, elles habitaient : Arka, ou Mars, la planète du troisième ciel. Le monstre au museau de chien qui arrachait les poumons devait provenir de là, tout comme les roues de feu étaient le moyen qui permettait à ce démon de descendre sur terre. Mais pour que ce phénomène se produise, il fallait prononcer les invocations contenues dans le livre maudit. Ce n’était pas un hasard si Abu Said avait tenté d’en faire disparaître tous les exemplaires, quitte à en tuer leurs possesseurs. Ce livre renfermait le secret qui permettait de percer le canal entre le troisième ciel et l’univers, ce que les Sarrasins définissaient de manière impropre comme « l’Échelle ».

Mais tout cela, Eymerich en était persuadé, était autant de masques du diable qui, pour l’occasion, avait choisi Abu Said comme instrument et l’imagination tarabiscotée des Maures comme canal d’accès à sa propre entrée en scène. Une entrée en scène qui s’annonçait vraiment terrifiante. L’émir de Grenade pouvait déjà disposer du dévoreur de poumons et des roues lumineuses. Si la date de l’anéantissement des chrétiens avait été fixée au 7 septembre, cela signifiait que ce jour-là, dans les îles au large de la Mer des Ténèbres, apparaîtrait quelque chose de bien plus terrible que ce Jebbad Erria Mel Laktaf, et même que ce roi, brandissant une tête coupée, qu’on nommait Raucahehil. Qui d’autre, alors ? Peut-être Satan en personne ? Non, le seigneur de l’enfer n’avait pas pour habitude de défier directement Dieu. Des milliers d’années plus tôt, il avait bien essayé mais n’essaierait plus jamais. Il devait s’agir d’une création de l’homme, même si elle avait été façonnée sur la suggestion du diable. Une création anormale et indicible, capable de changer l’issue d’une guerre qu’Abu Said ne pouvait faire durer bien longtemps.

Eymerich était plongé si profondément dans ses réflexions que tout d’abord il ne vit pas les petites silhouettes sombres apparues entre les dunes, qui se traînaient péniblement en ordre dispersé sur le sable. Ce fut ha-Levi, qui s’était porté au côté de l’inquisiteur, qui lui désigna le serpent décousu qui avançait dans leur direction. « Regardez, là-bas, des gens fuient. On dirait des femmes. »

C’étaient bien des femmes, en effet, étourdies de chaleur et de fatigue. Leurs vêtements encombrants et leurs voiles relevés jusqu’aux yeux indiquaient qu’il s’agissait de Sarrasines. Beaucoup pleuraient et se lamentaient, mais la plupart d’entre elles s’étaient murées dans une douleur muette. Al-Khatib chevaucha vers elles et échangea quelques paroles en arabe avec les premières femmes du groupe. Puis il rapporta : « Elles ont fui la ville de Tarifa, prise par les corsaires aragonais. Elles redoutaient de subir l’outrage des envahisseurs. »

Eymerich perçut une pointe d’accusation dans les propos du savant. Il haussa les épaules. « Des guerriers fidèles au Christ ne feraient jamais une chose pareille. » Tandis qu’il prononçait cette phrase sur un ton catégorique, il se rendit compte qu’il doutait de sa véracité, ce qui eut le don de l’irriter.

« Et pourtant il semble que cela soit le cas. Quelques-unes de ces malheureuses ont échappé par miracle à la violence des corsaires.

— Allons voir par nous-mêmes », trancha l’inquisiteur, un peu trop sèchement.

Les cinq cavaliers laissèrent derrière eux le triste cortège des femmes, qui s’éloigna en sanglotant. Trouver Tarifa ne leur fut pas difficile. Une fois contournée la pinède un bourg étendu apparut, construit à l’endroit où les dernières pentes d’une chaîne montagneuse rencontraient la mer. La ville s’était regroupée autour d’une forteresse mauresque élancée et gracieuse, d’où s’élevaient de petits nuages d’une fumée dense. Des zébrures noires sur les murailles laissaient à penser que la forteresse avait été prise et incendiée récemment, d’autant plus qu’à l’intérieur de l’enceinte, des constructions brûlaient encore. De nombreuses habitations avaient également été détruites dans les environs, dont seuls restaient des tas de poutres calcinées. En regardant vers la mer, au-delà du port protégé par les murs, on pouvait deviner la cause du désastre. Cinq majestueuses galères de guerre, les voiles amenées, se balançaient au mouillage. Sur leurs hampes, de longs drapeaux noirs, ornés d’une croix écarlate, claquaient à chaque souffle de brise. Une galère de facture différente, éventrée, était appuyée à une tourelle du môle et l’entourait de ses haubans. Mais ce miroir de mer était un véritable cimetière d’embarcations, dont mâts et pièces de voilures flottaient autour des carcasses.

En s’approchant de la ville, Eymerich remarqua aussitôt deux potences érigées de chaque côté de la porte. Chacune d’elles portait les cadavres de cinq ou six Sarrasins, le cou étiré par l’étreinte des nœuds coulants. Certains étaient privés de bras, leurs vêtements trempés de sang coagulé. Des essaims verdâtres de mouches vrombissaient autour de ces fardeaux macabres, s’éloignant d’eux à mesure que le vent les faisait osciller, pour revenir ensuite les recouvrir avec une avidité redoublée.

« Je ne sais s’il est prudent d’entrer dans Tarifa, magister, dit Alatzar d’une voix tremblante et incertaine, rompant un silence qui durait depuis des heures.

— Si la cité est entre les mains des Aragonais, nous n’avons rien à craindre. »

Al-Khatib, renfrogné, secoua la tête. « Cela vaut peut-être pour vous. » Il se désigna lui-même, ainsi qu’Ibn Khaldûn. « Nous, en revanche, avons tout à craindre. »

Eymerich fit un geste sec. « Vous êtes sous la protection de la Sainte Inquisition. Aucun chrétien n’oserait la défier. »

Le savant haussa les épaules. « Espérons que vous dites vrai. »

Quand ils passèrent la porte, leurs narines furent immédiatement agressées par une odeur infecte de putréfaction. Les ruelles de la ville étaient jonchées de cadavres privés de sépultures, recouverts de nuées de mouches. À part le vrombissement des insectes, on n’entendait aucun bruit. Ceux qui s’étaient emparés de ces maisons s’étaient livrés au massacre systématique de leurs habitants, sans égard pour leur sexe ou leur âge. Dans certains cas, il semblait que les bourreaux ne s’étaient pas limités au simple assassinat. Le cadavre d’un vieillard, que ses vêtements et son turban désignaient comme un faqih, pendait, crucifié, à la porte de sa demeure. Des cendres encore fumantes contenaient le corps carbonisé d’un jeune homme, juif à en croire sa calotte, semblable à celle de ha-Levi. D’autres dépouilles exhibaient d’atroces mutilations et des marques de torture.

Ibn Khaldûn éclata d’un rire nerveux. « Le voilà, le royaume de Dieu que nous apportent les chrétiens ! Ceux qui ne partagent pas leur foi sont passibles de tous les supplices !

— Partout où ils posent le pied, ils effacent ce qui était là auparavant, renchérit al-Khatib, d’une voix sombre. Là où il y avait la beauté, ils sèment la mort, là où il y avait la cohabitation, ils sèment la haine. »

Eymerich tira d’un grand coup colérique sur les rênes et manqua faire cabrer son cheval. Il regarda les deux Sarrasins avec des yeux qui étincelaient de rage. « On jurerait que vous n’avez jamais vu un village pillé par des pirates maures », siffla-t-il. Puis, haussant le ton : « Hypocrites ! Quand les disciples de votre gardien de porcs débarquent quelque part, il n’y a pas que les femmes qui doivent craindre pour leur virginité, les hommes aussi ! N’essayez pas de me tromper, comme il est dans votre caractère. Vous professez une foi faite de luxure et de mensonge, dont l’histoire tout entière n’est qu’un gigantesque crime ! »

La main droite d’al-Khatib vola sur son flanc, à la recherche d’une épée imaginaire. Ha-Levi vit son geste et se hâta de s’interposer entre les deux musulmans et l’inquisiteur en levant un bras. « Allons ! exhorta-t-il sur un timbre artificiellement calme. Il est clair que vous ne vous aimez pas. Et même, que nous ne nous aimons pas. En tant que juif, j’ai supporté des outrages de toutes sortes, avant de me mettre au service du moins chrétien des rois chrétiens. Mais nous ne sommes pas ici pour devenir frères. Nous sommes ici pour détruire un ennemi qui menace de nous anéantir tous. »

Quoique les paroles du ministre fussent raisonnables, elles ne produisirent leur effet qu’au bout de quelques instants. Eymerich continua à fixer avec haine les deux Sarrasins, puis haussa les épaules. « Soit, grommela-t-il. De toute façon, à la fin, il n’y aura qu’un seul vainqueur. Le Christ. »

Il fit virer son cheval, prêt à reprendre sa route, quand une exclamation joyeuse, provenant d’une ruelle latérale, l’arrêta. « Père Nicolas ! Quelle surprise de vous revoir ! Mais que faites-vous dans ces parages ? »

La voix était celle de Bernat de Senesterra. Le capitaine avait surgi à l’improviste d’une sombre venelle, suivi par une troupe de marins, visiblement éméchés, qui chancelaient et trébuchaient à chaque pas. À la vue d’al-Khatib et d’Ibn Khaldûn, ils tirèrent toutefois leurs épées, avec quelques difficultés à cause du sang coagulé qui les maculait.

« On ne touche pas les hommes qui m’accompagnent », s’empressa d’avertir Eymerich. Puis, fixant le capitaine, il demanda sur un ton sévère : « C’est vous le responsable de cette boucherie ? »

Bernat de Senesterra parut sincèrement surpris. « Mais, mon père, je n’ai pas versé ne serait-ce qu’une goutte de sang chrétien ! La ville a résisté ; elle a donc été punie. Tous ceux qui ne pouvaient ni servir d’esclaves ni de prostituées ont été passés par le fil de l’épée. Voilà tout. »

L’inquisiteur secoua la tête. « Vous avez péché. Il est permis d’occire des mécréants et de les rendre esclaves, mais dans le but d’imposer l’idéal des Évangiles et de dissiper le mensonge. Non pour s’emparer de leurs richesses. »

Le regard du capitaine courut automatiquement au cimeterre sarrasin, à la garde incrustée d’émeraudes, qui pendait contre son flanc. Mais il releva aussitôt la tête en une attitude de défi. « Je sers les intérêts de mon roi, et frappe les cités fidèles à Muhammad V et à Pierre de Castille, dit-il sèchement. Tarifa avait une valeur stratégique essentielle, et aucun chrétien n’avait jamais réussi à la dompter. À présent, comme vous pouvez le constater, ce n’est plus qu’un tas de ruines. » Il désigna les deux Sarrasins qui suivaient ce dialogue, tendus et prêts à réagir. « Je vois que vous avez de nouveaux amis. Ne vous auraient-ils pas ramolli par hasard ? »

Eymerich lui décocha un regard si glacial qu’il contraignit Bernat à baisser les yeux un instant. « Évitez de juger mes choix, scanda-t-il. Ceux qui l’ont fait ont eu l’occasion de s’en repentir. Je représente un pouvoir plus grand que celui de n’importe quel roi. » Il descendit de cheval d’une habile pirouette. « Écoutez-moi, capitaine de Senesterra, dit-il d’une voix plus calme. Ce que vous avez fait là ne regarde que votre conscience. Je dois absolument gagner ces îles que vous avez appelées, il y a quelques jours, les îles Bienheureuses ou îles Éternelles. Pourriez-vous me prendre à bord de votre galère ?

— Ma foi, oui, répondit le capitaine, étonné. Nous allions justement jeter l’ancre là-bas. Mais qu’espérez-vous y trouver ? Ces terres sont tout juste peuplées de sauvages.

— Quand comptez-vous partir ?

— Aujourd’hui même. Le temps de charger le butin, conséquent, et les esclaves faits prisonniers.

— Nous viendrons avec vous. Moi et les hommes que vous voyez avec moi. Des objections ? »

Bernat de Senesterra haussa un sourcil. « Pour vous, certainement pas, et pour votre serviteur, non plus. Mais les autres sont de toute évidence deux musulmans et un juif. Je n’ai jamais pris à bord des individus de ce genre, sinon les fers aux pieds.

— Eh bien, cette fois-ci, vous ferez une exception. » La voix d’Eymerich était calme, mais il était clair que cette apparente tranquillité cachait une menace. « Ici c’est moi qui représente la chrétienté, par décret du souverain pontife. Mon pouvoir absolu s’étend aux Maures et aux juifs. En terre d’Espagne, en ce moment, il n’y a pas d’autorité plus haute. Je suis certain que vous comprendrez et que vous ferez ce que je vous demande. »

Le capitaine retira son heaume empanaché, se gratta la tête et soupira. « J’ai pour ma part une licence de course du roi Pierre IV le Cérémonieux. Je ne voudrais pas que votre mission contrarie ses intérêts.

— Je préfère vous avertir tout de suite qu’il se peut que ce soit le cas. Abu Said, que je combats, est son allié. Mais il est également l’allié du démon, et l’Église veut qu’il soit écrasé. » Les yeux d’Eymerich brillèrent d’une lueur glaciale. « Si vous contrecarrez mes plans, pour vous ce sera l’excommunication et la ruine. Si au contraire vous me servez, non seulement vous aurez mérité aux yeux de Dieu, mais vous pourrez puiser librement dans les richesses de l’émir Muhammad, qu’on dit immenses. Alors, quel roi choisissez-vous ? »

Le seigneur de Senesterra hésita un instant, puis dit : « Le plus fort. Vous.

— Je ne suis pas un roi. Mon souverain est Dieu.

— Alors disons que je choisis le roi le plus riche, c’est-à-dire l’émir Muhammad, répondit le capitaine avec un sourire malicieux. Nous partons au crépuscule. Cela vous convient-il ? »

Eymerich plissa les lèvres. « Parfaitement. »