La face de la lune, quaestio cinquième

« Il suffit ! » Eymerich, plus troublé qu’il n’était disposé à l’admettre, arrêta la main du bourreau avant que le fer incandescent effleurât une seconde fois la poitrine de la prisonnière. Il lui était déjà arrivé maintes fois de trouver une session de quaestio intolérable, mais il n’avait jamais éprouvé une émotion aussi vive.

Il ne pouvait s’agir de compassion. La jeune femme qui oscillait devant lui, ivre de douleur, était sûrement coupable, et coupable d’un crime d’une gravité inouïe. En outre, la faiblesse n’avait jamais suscité chez l’inquisiteur une quelconque forme de pitié. Au contraire, elle lui avait toujours fait ouvertement horreur, comme s’il s’agissait d’une monstrueuse altération du modèle humain auquel Dieu, à sa propre image, avait voulu que ses créatures se conforment.

Il fit brièvement les cent pas, sans se soucier des regards quelque peu surpris que les autres membres du tribunal échangeaient. Son inquiétude, devina-t-il, avait une autre origine. Chacune des paroles de la prisonnière avait révélé une complexité d’âme et d’esprit très éloignée des sentiments élémentaires que les suppliciés manifestaient d’ordinaire, entre larmes, hurlements et implorations. Et puis ce rêve curieux, qui l’assimilait à une lune scintillante, se révélait subtilement ambigu, et paraissait celer quelque chose d’important et d’insaisissable…

Il revint faire face à la femme, les bras croisés. « Tu dois parler, ordonna-t-il brusquement, ignorant les yeux fermés et les traits ravagés de sa victime. Tu as déjà compris ce que signifiait le supplice du feu. Tu as également compris que j’y recours malgré moi. Pour le moment je ne te demande ni confession, ni abjuration…

— Et alors, que faisons-nous ici ? murmura le père Simon, assez fort pour que tous les membres de l’assistance puissent l’entendre. Jamais rien entendu de plus scandaleux. »

Eymerich ne lui prêta aucune attention. « Je veux que tu parles, un point c’est tout, poursuivit-il, tourné vers l’accusée. Reparle-moi du rêve de tout à l’heure. D’après Artémidore de Daldis, la lune symbolise la mère, la fille ou la sœur. Tu n’as pas de filles, et ta mère est morte. Mais je sais que tu as des sœurs. Ressens-tu leur absence ? Crois-tu que c’est pour cette raison que tu as fait ce rêve ? »

La question semblait étrange, surtout dans ce contexte. Eymerich en était conscient, même s’il ne parvenait pas à réfréner sa soif de comprendre. Il percevait dans son dos, tels de froids tentacules qui effleuraient ses omoplates, la perplexité des jurés et du petit groupe des bourreaux. Mais, en cet instant, peu lui importait. « Parle », chuchota-t-il.

Les lèvres de la jeune femme, tremblantes et couleur chair, s’entrouvrirent de nouveau, presque miraculeusement. Il n’en sortit tout d’abord que l’habituelle bave rougeâtre, désormais réduite à quelques gouttes mousseuses, et un cri guttural. Puis sa langue remua, caressa les dents blanches et acérées, reprit possession du palais en y versant quelques gouttes de salive. On entendit un son strident et pénible, qu’elle ne réussit à articuler qu’au prix d’efforts répétés. « Vous étiez… très beau. »

Eymerich fut parcouru par un étrange frisson. Il ne parvint pas à s’empêcher de demander, avec une avidité inexplicable : « Pourquoi le navire ? » Puis, essayant de donner un sens à sa question et à son propre état d’âme, il dit, au bénéfice d’un public hypothétique qui n’était pas celui du souterrain : « Pour Artémidore, rêver d’un navire fait allusion à la féminité. Par conséquent… – sa voix se fêla de façon imperceptible – … tu voyais en moi une femme ?

— Oh non ! ça n’est pas ça du tout ! » Un accès de toux brisa l’élan avec lequel l’accusée avait répondu. La secousse dut réactiver la douleur de la brûlure qui lui déformait les côtes, parce qu’elle plissa son front perlé de sueur et serra ses paupières toujours fermées. Puis, animée par Dieu sait quelle énergie incontrôlable, elle réussit à ajouter. « Vous étiez un homme, mais baigné par la lune… baigné par moi.

— Tout ceci est obscène ! Épouvantablement obscène ! » La colère retenue à grand-peine par le père Simon explosa avec fureur. « Ne vous rendez-vous pas compte, magister, de ce que veut dire cette putain ? Chacune de ses paroles trahit la lubricité des juifs ! Qui n’a d’égale que celle des Sarrasins qui, tout du moins, savent tenir leurs femmes ! Qu’attendez-vous pour condamner cette femelle insolente ? Pour la torturer comme il se doit, puis pour la brûler en place publique ? »

Mossen Sanxo, encouragé par ce déferlement de haine, en profita pour manifester ses propres doutes. « Interroger une femme soupçonnée d’être une rejudaysata sur ses rêves me paraît bizarre et contraire à toute norme. Permettre ensuite qu’elle exprime par allusions sa propre lascivité… magister, pardonnez-moi si je vous dis ça, mais c’est indigne de vous. »

En d’autres occasions, Eymerich aurait réagi avec rage à tout outrage à son autorité. Cette fois, il se contenta de hausser les épaules. Les autres juges lui apparaissaient comme des silhouettes marginales, qu’il avait du mal à percevoir. La confrontation avait lieu entre la prisonnière et lui. Il contempla ces yeux aux paupières rougies, à présent ouverts, aqueux mais encore vifs. « En somme, demanda-t-il à voix basse, dans ce rêve qu’éprouvais-tu à mon égard ? »

Il attendit la réponse avec une anxiété inexplicable. La femme s’efforça de déglutir, puis passa sur ses lèvres exsangues la pointe blanchâtre de sa langue. Enfin, elle murmura : « De l’amour. »

Eymerich recula comme s’il avait vu un serpent. Pendant un instant, l’image de son propre corps nu enlacé à celui de l’accusée s’imposa à son esprit. Il chassa cette pensée avec violence, la piétina, la détruisit. Il marcha vers le père Simon. « Je vous la confie, siffla-t-il, sur un timbre moins ferme que ce qu’il avait espéré. Poursuivez vous-même la quaestio dans les formes requises. »

Les lèvres du vieux dominicain étaient incapables de sourire, mais ses yeux le firent. « Vous serez obéi, magister. Laissez-moi faire. »

Eymerich se raidit. « Dans les limites prescrites », ordonna-t-il sèchement. La phrase suivante sortit spontanément, sans qu’il puisse la retenir : « Ne lui faites pas trop de mal. »

Par chance il avait parlé très doucement, de sorte que le père Simon ne l’entendit pas. Eymerich lui lança un dernier regard menaçant et, se drapant dans son manteau noir, se dirigea en hâte vers l’escalier qui conduisait aux étages. Son visage était pâle et contracté.