Assis sur le bord du lit, dans sa chambre, Darius regardait fixement la missive qu’il tenait entre ses mains.
Comment Marguerite avait-elle pu lui faire ça ? Et comment avait-elle pu s’infliger cela à elle-même ? Il la connaissait bien. Mieux même, apparemment, qu’elle ne se connaissait elle-même. Ainsi avait-il été capable de lire ce qu’elle avait essayé de cacher derrière des mots pleins de banalité.
Tout homme qui ne l’aurait pas connue aussi bien aurait fait une crise de folie et mis à sac sa chambre avec tous ses effets personnels. Mais il n’était pas comme cela.
Non. C’était stupide, mais il aimait et aimerait jusqu’à son dernier souffle cette femme. Cette femme qui avait tellement peur de lui rendre son amour qu’elle avait préféré s’enfuir.
Aussi, au lieu de crier et de tempêter, restait-il assis, seul dans la pénombre de sa chambre, écoutant les battements désordonnés de son cœur de nouveau brisé, déchiré.
Ses frères, Rhys et Gareth, l’avaient souvent accusé de trop réfléchir. Il s’en était moqué, mais c’était peut-être eux qui avaient raison.
A cet instant, la porte s’ouvrit brusquement et Osbert entra, hors d’haleine et le visage écarlate.
— Messire… madame Marguerite… Elle s’est enfuie…
Darius agita le parchemin froissé qu’il tenait dans sa main.
— Je le sais déjà.
Osbert s’adossa au montant de la porte, une main sur son torse, pour essayer de reprendre son souffle.
— Comment ? Vous le savez déjà ? Et moi qui ai couru comme un fou pour vous apporter la nouvelle !
Le capitaine d’armes se frotta le bout du nez, les sourcils froncés.
— Et alors ? Vous le savez et vous restez assis ici, sans rien faire ? demanda-t-il avec un air surpris.
Darius se leva et jeta le parchemin sur le lit.
— Eh bien, que me suggères-tu ?
— De courir à sa poursuite, bien sûr !
— Excellente idée, acquiesça Darius en bouclant son ceinturon. C’était justement ce que je m’apprêtais à faire.
Ayant pris son heaume et ses gantelets, il se dirigea vers la porte. Osbert lui barra le passage et jura entre ses dents.
— Ne la laissez pas vous tourmenter de nouveau, messire ! Une fois vous a suffi.
— Tu te trompes ! Elle est tout pour moi et tu le sais fort bien. Je vais la ramener avec notre fils et rester à Thornson juste assez longtemps pour remplir les missions que m’a confiées le roi. Ensuite, je les emmènerai tous les deux à la Fauconnière.
— Et si elle refuse, que ferez-vous ? Vous la forcerez ? Ce n’est pas la meilleure façon de conquérir le cœur d’une femme.
Darius haussa un sourcil et baissa les yeux vers son fidèle lieutenant.
— Oh ! elle viendra. Fais-moi confiance. Elle suivra son fils partout où il ira.
Osbert battit des cils, mais s’écarta pour le laisser passer.
— Faites à votre guise, messire.
Dans le couloir, ils rencontrèrent Bertha qui s’effaça humblement et affecta une mine faussement innocente.
— Messire, savez-vous où est madame ? Je la cherche depuis un moment, mais je ne l’ai pas trouvée.
Darius s’arrêta et la fusilla du regard.
— Oui, je sais, et tu le sais aussi bien que moi. Elle a décidé de s’enfuir.
Il vit avec satisfaction la servante devenir écarlate et baisser les yeux.
— Rassemble ses effets personnels et porte-les dans ma chambre, ordonna-t-il. Je la ramènerai à Thornson, qu’elle le veuille ou non, et, dès ce soir, elle sera ma femme. A partir de cet instant, si tu fais quoi que ce soit pour l’aider à quitter ce château, tu m’en répondras et à moi seul.
La servante blêmit et vacilla sur ses jambes.
— Tu m’as bien compris ?
Elle resta silencieuse, mais hocha la tête.
— Bien. Lorsque tu auras mis ses affaires dans ma chambre, tu iras au village, chez ta sœur. Dans son état, ta compagnie lui sera utile et j’ai besoin de rester quelques jours seul avec ta maîtresse.
Bertha baissa la tête.
— Merci, messire…
Sa voix se brisa et elle leva vers lui des yeux baignés de larmes.
— Ne crains rien. Tu reviendras après la naissance du bébé. Nous aurons certainement besoin de toi. Je ne ferai aucun mal à ta maîtresse, rassure-toi, mais je ne peux pas laisser continuer les faits suspects qui se déroulent à Thornson. Ce sera à Marguerite de mettre un terme aux actes de trahison qui sont commis dans ce château.
Sachant que la leçon avait porté ses fruits, Darius souhaita à Bertha un bon séjour auprès de sa sœur et descendit dans la grande salle, suivi de près par Osbert.
Dans la cour d’honneur, il s’arrêta juste le temps de rameuter ses hommes.
— A moi, Faucon !
Dès qu’ils eurent répondu à son appel, il se dirigea vers les écuries où les palefreniers s’activaient déjà à seller les chevaux. Il monta sur son destrier, puis, après un coup d’œil circulaire à ses troupes, il partit à la poursuite de cette femme qui préférait tout risquer plutôt que tomber de nouveau amoureuse.
* * *
Marguerite se leva de la souche sur laquelle elle était assise, à côté du feu de camp. S’adossant à un chêne, elle enfonça nerveusement ses ongles dans l’écorce de l’arbre. C’était tout ce qu’elle pouvait faire pour apaiser sa frustration et retenir le chapelet de jurons qui menaçait de jaillir de ses lèvres.
Bainbridge l’avait entraînée jusqu’à cette petite clairière au milieu de la forêt et ils avaient parlé pendant presque tout l’après-midi sans parvenir au moindre accord. Elle regarda fixement la fumée qui s’élevait du feu qui commençait à s’éteindre, avant de jeter un coup d’œil aux arbres qui entouraient la clairière. Naturellement, elle n’était nullement pressée de trouver un terrain d’entente avec Bainbridge.
Et, en premier lieu, elle avait refusé obstinément de se marier avec lui avant leur arrivée à la cour d’Edimbourg. De son côté, il s’entêtait lui aussi à ne pas vouloir l’emmener à la cour si elle ne devenait pas auparavant son épouse.
Une main lui toucha tout à coup l’épaule.
— Madame, avez-vous réfléchi à un autre moyen pour surmonter notre désaccord ? demanda Bainbridge en laissant poindre son impatience.
Surprise, Marguerite retrouva difficilement son calme. Si cet homme n’arrêtait pas de tourner autour d’elle de cette façon, en la faisant sursauter chaque fois, la nuit ne se terminerait pas sans qu’elle lui ait planté un poignard dans le cœur !
Naturellement, elle s’abstint de formuler sa pensée à voix haute et se retourna vers lui, un sourire un peu contraint aux lèvres.
— Non, pas encore, répondit-elle avec un haussement d’épaules. Je ne comprends toujours pas pourquoi vous insistez autant pour que nous nous mariions secrètement, alors que je suis certaine de pouvoir faire entendre raison au roi.
— Pour ma part, je n’en suis pas aussi certain. Il m’a déjà dit non une fois. Je ne vois guère comment vous pourriez être capable de le faire changer d’avis.
— Parce que vous êtes un homme et n’avez parlé avec lui que de batailles, stratégie et fortifications. J’ai d’autres arguments : je pourrai évoquer notamment les nombreux bénéfices financiers et diplomatiques qu’il pourra tirer d’un allié riche et puissant le long de sa frontière avec l’Angleterre.
Bainbridge secoua la tête.
— Que lui importent vos bénéfices financiers et diplomatiques ? Les seules choses qui comptent pour un roi, c’est la puissance de ses troupes et des forteresses qui défendent son royaume. Nous sommes des guerriers. Se battre est notre affaire. Le roi David a des milliers d’hommes prêts à mourir pour lui, l’épée à la main.
La bêtise de certains hommes ne cessait jamais d’étonner Marguerite. Pourquoi pensaient-ils toujours à se battre, au lieu de négocier et d’obtenir des accords de paix avantageux pour toutes les parties ? La vie des hommes qu’ils commandaient et des pauvres hères qui travaillaient leurs terres et les nourrissaient n’avait-elle donc aucune importance à leurs yeux ?
Marguerite ravala sa frustration.
— Messire, il tient la Northumbrie, en qualité de vassal du roi Etienne. Ce comté est riche, mais n’est protégé par aucune forteresse digne de ce nom. Thornson est le point d’appui le plus proche.
— Et alors ? Où voulez-vous en venir ?
Elle ne se retint qu’à grand-peine de le gifler. Comment pouvait-il être aussi obtus ?
— Thornson est au sud-est, Bainbridge au nord-ouest. La Northumbrie s’étend entre nos deux comtés. Nous pourrions fournir au roi une route terrestre directe et sûre pour ses hommes et ses approvisionnements, en plus de la route maritime qui est parfois dangereuse, surtout en hiver.
Bainbridge hocha la tête, comme si une lueur de compréhension avait enfin jailli dans son esprit.
— Ah oui, je vois. Oui, oui, j’admets que vous avez peut-être raison.
Il se mit à marcher de long en large nerveusement. Puis, au bout de quelques instants, il s’arrêta et se retourna vers Marguerite.
— Bien, madame, je vais vous laisser. Je reviendrai vous voir dans un moment. J’ai besoin de rester seul quelques instants pour réfléchir aux avantages et inconvénients de votre plan. Il peut marcher, mais je n’en suis pas encore certain.
— Prenez tout votre temps, acquiesça-t-elle en réprimant avec peine un soupir de soulagement. Vous pouvez être tranquille, je ne bougerai pas d’ici.
Marguerite le regarda s’éloigner sans un mot de plus, puis elle ferma les yeux et se frotta les tempes. Elle avait affreusement mal à la tête. Comment un homme aussi stupide pouvait-il être encore en vie ? Il n’était pas nécessaire d’être un grand stratège pour se rendre compte qu’il était avantageux d’avoir ses frontières protégées par un allié sûr et puissant.
Elle comprenait mieux maintenant pourquoi Henry méprisait Bainbridge. Ce n’était qu’un idiot, avide et vaniteux, capable de toutes les félonies !
Faisant la moue, elle regarda partout autour d’elle. Où Marcus pouvait-il bien être gardé ? Elle ne l’avait pas vu depuis son arrivée dans la clairière. Comme il lui manquait !
Si Bainbridge ne l’avait pas convaincue qu’il ne courait aucun danger, elle aurait été folle d’angoisse. Mais il avait raison. Le roi d’Ecosse aurait sa tête s’il arrivait quoi que ce soit à l’héritier de Thornson pendant qu’il était sous sa protection.
Remettant ses cheveux en place du mieux qu’elle put, elle tira sur les plis de sa jupe et partit en reconnaissance sur l’un des chemins forestiers qui aboutissaient à la clairière. C’en était trop ! Elle était bien déterminée à découvrir, d’une façon ou d’une autre, l’endroit où son fils était retenu prisonnier. Et s’il le fallait, elle hurlerait comme une folle, jusqu’à ce qu’il l’entende et lui réponde.
Elle trouva Everett assis sur un tronc d’arbre mort, à l’autre bout du sentier. Une tente était dressée dans un espace découvert, à quelques pas devant lui. Son fils s’y trouvait vraisemblablement. Elle passa sans s’arrêter devant Everett et se dirigea vers la tente.
Mais l’homme bondit et lui saisit le poignet avant qu’elle n’ait eu le temps de soulever le rabat de l’abri en toile. Elle se retourna vers lui avec un regard glacial. Surpris, Everett lui lâcha aussitôt le poignet.
— Je suis désolé, madame, mais vous ne pouvez pas entrer dans cette tente.
Marguerite fit un pas en arrière.
— Je cherche seulement mon fils. Est-il à l’intérieur ?
Everett secoua la tête, trop vite pour qu’elle accepte sa réponse.
— Non. Il n’y est pas.
— Où est-il, alors ?
Everett battit des cils, cherchant visiblement une réponse plausible.
— Il… il joue avec les autres enfants, madame.
— De quels autres enfants voulez-vous donc parler ?
— Ceux du village. Ils jouaient dans les bois et j’ai pensé que je pouvais permettre à Marcus de se joindre à eux.
Marguerite n’avait jamais rencontré un menteur aussi maladroit !
— Tu mens ! s’écria-t-elle, hors d’elle. Les enfants du village ne s’aventurent jamais aussi loin dans la forêt.
Everett se recroquevilla sur lui-même et détourna la tête pour masquer sa gêne. Marguerite en profita pour soulever le rabat de la tente et regarder à l’intérieur.
— Maman !
En la voyant, Marcus se jeta littéralement dans ses bras.
Elle décocha un regard noir à Everett.
— Explique-toi maintenant, si tu veux que je te garde à mon service !
Everett se mit à bredouiller.
— Ma… madame, je… je n’ai fait qu’obéir à messire Bainbridge. Je vous le jure. Vous savez bien que jamais je ne prendrais sur moi de faire du mal à messire Marcus.
Marguerite savait que c’était vrai. Aucun de ses gens n’était capable de faire le moindre mal au fils de Henry Thornson. Toutefois cela n’excusait pas les mensonges d’Everett.
— Nous réglerons cela plus tard. Dorénavant, je garderai Marcus auprès de moi. De cette façon, je n’aurai plus besoin de m’inquiéter pour sa sécurité ou de me demander où il se trouve.
La voix impérieuse de Bainbridge vint interrompre leur conversation.
— Ma chère amie, je crains que cela ne soit guère possible, ni même raisonnable, de garder cet enfant auprès de vous.
Il traversa la clairière et fit un signe de la main à Everett.
— Emmène ce garçon et ne reviens pas avant que je te le demande.
Everett regarda successivement Marguerite et Bainbridge, puis décida finalement de se ranger du côté du plus fort.
— Où dois-je l’emmener, messire ?
Bainbridge grommela.
— Faut-il que je pense à tout ? Je ne sais pas, moi. N’y a-t-il pas un pavillon de chasse à proximité ? Ou une chaumière de vilain ?
Ne voulant pas que son fils se retrouve dans la forêt sans protection ou dans un endroit qu’elle ne connaissait pas, Marguerite intervint.
— Emmène-le dans la cabane des bûcherons, celle qui est au bord du lac. Nous y passerons en remontant vers le nord.
Everett hocha la tête.
— Bien, madame.
Puis il arracha Marcus des jambes de sa mère et l’emmena hors de la clairière, avant même qu’il n’ait eu le temps de réagir.
Bainbridge s’avança et prit avec fermeté le bras de Marguerite.
— Je vous avais dit de ne pas bouger jusqu’à ce que j’aie pris une décision. N’ai-je pas été assez clair ?
— J’ai seulement voulu voir mon fils. Il me manquait. Qu’y a-t-il de mal à cela ?
— Comment pourrais-je avoir confiance en vous, si vous êtes incapable d’obéir aux ordres que je vous donne ?
— Je ne m’étais pas rendu compte qu’il s’agissait d’un ordre. Je pensais que c’était une simple suggestion.
La main de Bainbridge se crispa sur son bras.
— Dorénavant, chaque fois que je vous dirai quelque chose, considérez qu’il s’agit d’un ordre.
Marguerite sentit un frisson glacé lui parcourir le dos. Elle essaya de détacher ses doigts de son bras, mais il la tenait solidement.
— Lâchez-moi ! Vous me faites mal.
Bainbridge s’esclaffa.
— Bien. Je suis content d’avoir enfin toute votre attention. Je tenais à vous avertir que j’ai pris ma décision. Nous nous marierons ce soir même. Et, demain matin, vous saurez avec certitude que c’est moi, et moi seul, qui serai le maître dans cette aventure.
— Comment ? s’écria Marguerite. Vous n’allez tout de même pas vous conduire d’une manière aussi vile ?
— Vraiment ? Vous ne m’en croyez pas capable ?
Bainbridge l’attira vers lui, si près que son haleine pestilentielle lui donna la nausée.
— Réfléchissez, ma chère épouse. Ma patience est à bout et il est trop tard maintenant pour essayer de me convaincre de changer mes plans.
— Ne m’appelez pas ainsi ! Je ne suis pas votre femme, que vous le vouliez ou non ! Seul le roi pourra m’ordonner de vous épouser.
Le sifflement d’une épée tirée de son fourreau les fit sursauter.
— Seigneur Dieu, Marguerite, avec combien d’hommes exactement avez-vous l’intention de vous marier avant de quitter ce monde ?