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Titre

WALTER BENJAMIN

Rue à sens unique

Traduit de l'allemand par

ANNE LONGUET MARX

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Rue à sens unique

Cette rue s'appelle

RUE ASJA-LACIS

d'après celle qui, en ingénieur,

l'a percée dans l'auteur.

POSTE D'ESSENCE

La construction de la vie se trouve pour l'instant bien davantage sous l'emprise des faits que des convictions. Et à la vérité, de faits tels qu'ils ne sont presque jamais ni nulle part devenus le fondement de convictions. La véritable activité littéraire dans ces conditions ne saurait prétendre se dérouler dans un cadre littéraire – plutôt cela est-il l'expression usuelle de sa stérilité. L'efficacité littéraire la plus significative ne peut résulter que d'une alternance rigoureuse entre l'action et l'écriture ; elle doit développer dans les tracts, brochures, articles de journaux et affiches, les formes simples qui correspondent à son influence au sein de communautés agissantes, et ce mieux que le geste prétentieux et universel du livre. Seule cette langue prompte se montre efficacement à la hauteur de l'instant. Les opinions sont pour l'appareil géant de la vie sociale ce que l'huile est pour les machines. On ne se place pas devant une turbine pour l'inonder avec de l'huile de machine, on en injecte un peu dans des rivets et des joints dissimulés, qu'il faut connaître.

CHAMBRE AVEC PETIT DÉJEUNER

Une tradition populaire met en garde contre le récit des rêves le matin, à jeun. En effet, celui qui s'éveille reste dans cet état, encore dans le cercle enchanté du rêve. La toilette ne rappelle en réalité à la lumière que la surface du corps et ses fonctions motrices visibles, alors que dans les couches plus profondes, l'obscurité grise du rêve perdure au cours des ablutions matinales, et même se fixe dans la solitude de la première heure de veille. Celui qui redoute le contact du jour, que ce soit par crainte des humains ou par volonté de recueillement intime, ne souhaite pas manger et dédaigne le petit déjeuner. De cette façon, il évite la fracture entre le monde de la nuit et le monde du jour. Une précaution qui ne se justifie que par la consumation du rêve dans un travail matinal concentré, si ce n'est dans la prière, mais qui conduit d'une autre façon à une confusion des rythmes de vie. Dans cet état d'esprit, le récit des rêves est fatal ; parce que l'homme conspirant à moitié encore avec le monde onirique le trahit de ses mots et doit s'attendre à sa vengeance. Pour le dire de façon plus moderne : il se trahit lui-même. Sorti de la protection qu'offre la naïveté du rêve, il s'expose en restant au contact de ses visions de rêve sans leur être supérieur. Car le rêve ne peut être abordé que de l'autre rive, à partir de la clarté du jour, grâce à un souvenir souverain. Cet au-delà du rêve ne peut s'atteindre que par une purification, analogue à la toilette, et néanmoins complètement différente d'elle. Elle passe par l'estomac. L'homme à jeun parle du rêve comme s'il parlait du sein de son sommeil.

No 113

Les heures qui contiennent la forme,

Se sont écoulées dans la maison du rêve.

SOUTERRAIN. Nous avons depuis longtemps oublié le rituel suivant lequel fut érigée la maison de notre vie. Mais quand elle va être prise d'assaut et que les bombes ennemies éclatent déjà, quelles antiquités faméliques et contournées ne révèlent-elles pas dans les fondations ?! Que n'a-t-on pas enfoui et sacrifié entièrement sous des formules magiques, et quel lugubre cabinet de curiosités, là en bas où les puits les plus profonds se trouvent réservés aux réalités les plus quotidiennes ?! Dans une nuit de désespoir, je me vis en rêve renouer impétueusement amitié et fraternité avec le premier camarade de mes années d'école, que je ne connais plus depuis des décennies déjà, et dont je me souvenais à peine aussi après ce délai.

Mais au réveil, tout s'éclaira : ce que le désespoir, comme une explosion, avait mis au jour, était le cadavre de cet homme, qui était là emmuré de façon à ce que celui devant habiter là un jour ne lui ressemblât en rien.

VESTIBULE. Visite à la maison de Goethe. Je ne peux me souvenir d'avoir vu des pièces dans le rêve. C'était une enfilade de corridors badigeonnés comme dans une école. Deux anglaises d'un certain âge en visite et un conservateur de musée sont les figurants de ce rêve. Le conservateur nous invite à nous inscrire sur le registre des visiteurs, qui est posé ouvert sur un lutrin de fenêtre, à l'extrémité d'un couloir. Comme je m'en approche, je trouve, en feuilletant le livre d'or, mon nom déjà consigné, d'une grande et grossière écriture d'enfant.

SALLE À MANGER. Dans un rêve, je me suis vu dans le cabinet de travail de Goethe. Ce cabinet n'offrait aucune ressemblance avec celui de Weimar. Il était surtout fort exigu et n'avait qu'une fenêtre. La table de travail touchait par son petit côté le mur qui faisait face à cette fenêtre. Le poète, dans son plus grand âge, était assis devant, en train d'écrire. Je me tenais sur le côté, lorsqu'il s'interrompit et me fit cadeau d'un petit vase, un récipient antique. Je le tournai entre mes mains. Une chaleur énorme régnait dans ce cabinet. Goethe se leva et pénétra avec moi dans la pièce attenante, où le couvert était mis pour ma parentèle sur une longue table. Mais elle semblait calculée pour beaucoup plus de personnes que cette parentèle n'en compte. Elle était probablement dressée pour les aïeux. Je pris place au bout à droite, près de Goethe. Lorsque le repas fut terminé, celui-ci se leva avec peine et, d'un geste, je demandai la permission de le soutenir. Au moment où je touchai son coude, je me mis à pleurer d'émotion.

POUR HOMMES

Convaincre est stérile.

HORLOGE DE RUE

Les œuvres achevées sont plus légères pour les grands que ces fragments dont ils traînent le travail leur vie durant. Car seul l'homme plus faible, plus distrait éprouve une joie incomparable à conclure et se sent par là restitué à la vie. Pour le génie, toute espèce de césure, les pesants coups du destin, comme le doux sommeil, tombent dans le travail assidu de son atelier même. Et c'est du cercle magique de celui-ci qu'il tire le fragment : “Le génie est assiduité”.

REVIENS ?! TOUT EST PARDONNÉ ?!

De même qu'on fait le grand soleil à la barre fixe, ainsi fait-on, jeune, le grand tour à la roue de la fortune, d'où, tôt ou tard, tombe ensuite le gros lot. Car c'est uniquement ce que nous savions ou pratiquions déjà à quinze ans qui constitue pour nous un jour notre attrativa. C'est pourquoi il y a une chose que l'on ne peut jamais réparer : c'est d'avoir manqué de s'être enfui de chez ses parents. Les quarante-huit heures d'abandon à cet âge-là cristallisent comme dans un bain alcalin le bonheur de la vie.

APPARTEMENT SEIGNEURIAL DE DIX PIÈCES MEUBLÉES

La seule description et analyse satisfaisante du style des meubles de la seconde moitié du XIXe siècle donne en même temps naissance à une certaine forme de roman policier, au centre dynamique duquel se trouve la terreur de l'appartement. La disposition des meubles figure en même temps également le tracé général des pièges mortels et l'enfilade de pièces indique à la victime la voie de la fuite. Que justement cette sorte de roman policier commence avec Poe – donc à une époque où de telles demeures n'existaient guère –, ne prouve pas le contraire. Car sans exception, les grands poètes y vont de leurs combinaisons dans un monde qui vient après eux, comme les rues de Paris des poèmes de Baudelaire ne sont apparues qu'après 1900, de même que les êtres de Dostoïevski. L'intérieur bourgeois des années soixante à quatre-vingt-dix, avec ses buffets colossaux débordants de sculptures sur bois, ses angles sans soleil, où se dresse le palmier, sa fenêtre en saillie que retranche sa balustrade, et ses longs couloirs avec la flamme chantante du gaz, ne saurait convenir qu'à la demeure du cadavre. “Sur ce canapé, Tante ne peut qu'être assassinée.” L'opulence sans âme du mobilier ne devient véritable confort que devant le cadavre. Bien plus intéressant que l'Orient des paysages dans les romans policiers, est cet Orient exubérant de leurs intérieurs : le tapis persan et l'ottomane, la suspension et le précieux poignard du Caucase. Derrière les lourds kilims relevés, le maître de maison célèbre ses orgies de titres en bourse, peut se prendre pour un négociant levantin, un pacha fainéant dans un khanat de corruption, jusqu'à ce que ce poignard dans son étui d'argent au-dessus du divan, mette fin, par une belle après-midi, à sa sieste et à ses jours. Ce trait de l'appartement bourgeois frémissant à l'idée du meurtrier anonyme comme une vieille femme excitée à celle d'un galant, a été perçu par quelques écrivains, qui en tant qu'“auteurs de romans policiers” ont été privés des justes honneurs qui leur reviennent, peut-être aussi parce que dans leurs œuvres s'exprime nettement une part du pandémonium bourgeois. Conan Doyle dans certaines de ses œuvres, la romancière A. K. Green à travers une vaste production, ont mis en lumière ce qui doit être atteint ici, et avec Le Fantôme de l'opéra, un des grands romans sur le XIXe siècle, Gaston Leroux a contribué à l'apothéose de ce genre.

MARCHANDISES DE CHINE

En ces jours, personne ne doit se crisper sur ce qu'il “sait faire”. La force se trouve dans l'improvisation. Tous les coups décisifs seront portés de la main gauche.

Un portail se trouve au début d'un long chemin qui descend vers la maison de…, à laquelle je rendais visite tous les soirs. Lorsqu'elle eut déménagé, l'ouverture de l'arc du portail se présenta dès lors à moi comme le pavillon d'une oreille qui a perdu l'ouïe.

On ne peut obtenir d'un enfant en chemise de nuit, de saluer une visite qui vient d'entrer. Les présents, du haut de leur point de vue moral supérieur, cherchent en vain à le persuader de surmonter sa pudibonderie. Quelques minutes plus tard, il se montre au visiteur, cette fois complètement nu. Il s'était lavé entre-temps.

La force d'une route de campagne est tout autre selon qu'on y chemine à pied ou qu'on la survole en aéroplane. Ainsi diffère également la force d'un texte si on le lit ou si on le copie. L'aviateur voit seulement comment la route se propulse à travers le paysage, elle se déroule sous ses yeux suivant les mêmes lois que le terrain qui l'entoure. Seul celui qui chemine sur la route prend la mesure de son emprise et réalise comment de ce terrain qui pour l'aviateur n'est précisément qu'une plaine déroulée, elle fait surgir, sur ordre, des lointains, des belvédères, des clairières, des perspectives à chacun de ses tournants, tel l'appel d'un commandant fait sortir les soldats du rang. Ainsi, seul le texte copié commande l'âme de celui qui en est occupé, tandis que le simple lecteur n'apprend jamais à connaître les nouveaux aspects de son intériorité, comme les ouvre le texte, cette route à travers la forêt vierge intérieure s'épaississant toujours et encore : parce que le lecteur obéit au mouvement de son moi dans le libre domaine aérien de la rêverie, tandis que celui qui recopie l'expose à être commandé. Ainsi, la copie des livres en Chine fut la garantie incomparable d'une culture littéraire et une clef des énigmes de ce pays.

GANTS

Dans le dégoût éprouvé devant des animaux, la sensation dominante est l'angoisse d'être à leur contact, reconnue par eux. Ce qui s'épouvante au fond de l'homme, c'est alors cette conscience obscure que vivrait en lui quelque chose de si peu étranger à l'animal répugnant, qu'il pourrait être reconnu par lui. Tout dégoût est à l'origine dégoût du contact. Même la maîtrise ne l'emporte sur ce sentiment qu'avec des gestes incohérents et excessifs : elle étreindra violemment le répugnant, le consommera, tandis que la zone du contact épidermique le plus ténu restera tabou. C'est seulement de cette façon que l'on peut répondre au paradoxe de l'exigence morale, qui impose à l'homme tout à la fois de surmonter et de modeler subtilement le sentiment de dégoût. Il ne peut nier sa parenté bestiale avec la créature, à l'appel de laquelle son dégoût répond : il faut qu'il s'en rende maître.

AMBASSADE MEXICAINE

Je ne passe jamais devant un fétiche de bois, un Bouddha doré, une idole mexicaine sans me dire : C'est peut-être le vrai dieu.

Charles Baudelaire

Je me suis rêvé membre d'une expédition savante au Mexique. Après avoir parcouru une haute forêt vierge, nous sommes tombés sur un réseau de grottes supra-terrestres dans la montagne où, depuis le temps des premiers missionnaires, s'était maintenu un ordre dont les frères poursuivaient l'œuvre de conversion parmi les indigènes. Le service divin avait lieu suivant le rite le plus ancien dans une immense caverne gothique fermée en pointe. Nous approchant, nous pûmes voir l'essentiel : en direction d'un buste en bois de Dieu le Père, installé quelque part très haut sur une paroi de la cavité, un prêtre levait en l'air un fétiche mexicain. Alors la tête de Dieu fit à trois reprises un mouvement de dénégation de droite à gauche.

CES PLANTATIONS SONT RECOMMANDÉES À LA PROTECTION DU PUBLIC

Qu'est-ce qui est “résolu” ? Toutes les questions de la vie vécue ne restent-elles pas derrière nous comme une coupe de bois qui nous interdisait la vue ? La défricher ou seulement l'éclaircir, nous y songeons à peine. Nous continuons à marcher, la laissons derrière nous et, de loin, elle se laisse embrasser du regard certes, mais dans un entrelacs confus, vague et d'autant plus énigmatique.

Commentaire et traduction entretiennent les mêmes relations avec le texte que le style et la mimesis avec la nature : le même phénomène sous des manières de voir différentes. Sur l'arbre du texte sacré, tous deux ne sont que des feuilles éternellement bruissantes, sur l'arbre profane, des fruits qui tombent à temps.

Celui qui aime n'est pas seulement attaché aux “défauts” de l'aimée, ni seulement aux tics et faiblesses d'une femme ; ce qui le retient bien plus durablement et inexorablement que toute beauté, ce sont les rides et les taches du visage, les vêtements usés et une démarche de travers. Voilà longtemps que l'on sait cela. Et pourquoi ? Si s'avère une théorie disant que la sensation ne niche pas dans la tête, que nous ne percevons pas une fenêtre, un nuage, un arbre dans notre cerveau mais bien plus à cet endroit où nous les voyons, ainsi sommes-nous aussi hors de nous-mêmes à la vue de l'aimée. Mais ici tendus et transportés en plein tourment. La sensation volette, éblouie, comme une nuée d'oiseaux dans l'éclat de la femme. Et comme des oiseaux cherchant protection dans les cachettes feuillues de l'arbre, ainsi s'enfuient les sensations dans les rides ombreuses, les gestes sans grâce et les taches discrètes du corps aimé, où elles se blottissent, cachées et en sûreté. Et aucun passant ne devine que c'est justement ici, dans les défauts, dans les traits blâmables, que l'élan amoureux de l'adorateur vient se lover à la vitesse d'une flèche.

CHANTIER DE CONSTRUCTION

Il est déraisonnable de ruminer en pédant sur la fabrication d'objets censés être adaptés aux enfants – outils pédagogiques, jouets ou livres. Depuis les Lumières, c'est une des spéculations les plus éventées des pédagogues. Leur engouement pour la psychologie les empêche de reconnaître que la terre regorge des objets les plus incomparables intéressant l'attention et l'exercice de l'enfant. Objets les plus appropriés. C'est que les enfants sont particulièrement enclins à rechercher tous les endroits où ils peuvent visiblement agir sur les choses. Ils se sentent irrésistiblement attirés par les déchets provenant des travaux de construction, du jardinage ou du travail domestique, de la couture ou de la menuiserie. Dans ces rebuts, ils reconnaissent le visage que l'univers des choses leur présente précisément à eux seuls. Avec ces rebuts, ils reproduisent moins les œuvres des adultes qu'ils n'établissent une relation nouvelle, mobile, entre des matériaux de nature très différente, avec ce qu'ils fabriquent dans le jeu. Les enfants se façonnent ainsi eux-mêmes leur monde de choses, un petit dans le grand. On devrait avoir en vue les normes de ce petit monde des choses quand on veut créer spécialement pour les enfants et qu'on ne préfère pas laisser l'activité propre, avec tout ce qu'elle comporte d'accessoires et d'instruments, trouver seule le chemin vers eux.

MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR

Plus un homme est hostile à la tradition, plus il soumettra inexorablement sa vie privée aux normes qu'il veut ériger en législateur d'un état social à venir. C'est comme si elles le contraignaient au moins de les préfigurer dans la sphère de sa propre vie, alors qu'elles ne sont réalisées nulle part encore. Toutefois, l'homme qui se sait en harmonie avec les plus anciennes traditions de son État ou de son peuple met parfois ostensiblement sa vie privée en contradiction avec les maximes qu'il soutient rigoureusement dans la vie publique, et estime secrètement, sans la plus légère angoisse de la conscience morale, que son propre comportement est la preuve la plus frappante de l'autorité inébranlable des principes qu'il affiche.

Ainsi se distinguent les types de l'anarcho-socialiste et du politicien conservateur.

DRAPEAU…

Qu'il est plus facile d'aimer la personne qui s'en va ?! Parce que la flamme brûle avec plus de pureté pour qui s'éloigne, nourrie de la fugitive bande d'étoffe qui fait signe du bateau ou de la fenêtre du train. L'éloignement pénètre, comme une matière colorante, la personne qui disparaît et il l'imprègne d'une douce ardeur.

…EN BERNE

Que meure un être très proche, et nous croyons remarquer, quelque chose dans les développements des mois suivants,  aussi l'eussions-nous volontiers partagé avec lui – mais cette chose n'a pu s'épanouir que par son absence. Nous le saluons une dernière fois dans une langue qu'il ne comprend déjà plus.

PANORAMA IMPÉRIAL

VOYAGE À TRAVERS L'INFLATION ALLEMANDE.

I. Dans le répertoire de ces tournures toutes faites qui révèlent quotidiennement la vie du bourgeois allemand soudée par la bêtise et la lâcheté, celle disant de la catastrophe imminente que “ça ne peut pas continuer ainsi” est particulièrement notable. La fixation embarrassée aux idées de sécurité et de propriété des décennies passées, empêche l'homme moyen de percevoir les stabilités éminemment remarquables d'une espèce toute nouvelle, à la base de la situation présente. Du fait que la relative stabilité d'avant-guerre le favorisait, il croit pouvoir considérer comme instable chaque état de choses qui le dépossède. Mais les circonstances stables ne sont jamais nécessairement des circonstances agréables et, dès avant la guerre déjà, il y avait des couches sociales pour lesquelles la stabilisation des conditions représentait une stabilisation de la misère. Le déclin n'est en rien moins stable, en rien plus exceptionnel que l'ascension. Seul un calcul qui admet trouver dans le déclin l'unique ratio de l'état présent, viendrait s'ajouter à l'ébahissement veule devant ce qui se répète quotidiennement, et s'attendre aux phénomènes de délabrement comme le stable absolu et l'élément salvateur uniquement, comme une chose presque exceptionnelle et inconcevable à la limite de l'extraordinaire. Les communautés nationales d'Europe centrale vivent comme les habitants d'une ville encerclée, dont les vivres et la poudre s'épuisent et qui n'ont, selon toute appréciation humaine, pratiquement plus rien à attendre pour leur salut. Un cas dans lequel la reddition, peut-être sans condition, devrait être soupesée de la façon la plus sérieuse. Mais la puissance silencieuse, invisible que l'Europe centrale sent en face d'elle ne négocie pas. Ainsi, ne reste-t-il rien d'autre à faire, dans l'attente continuelle de l'ultime assaut, que de braquer ses regards uniquement sur l'extraordinaire qui seul peut encore sauver. Mais cet état exigé d'attention maximale, sans plainte, pourrait occasionner le vrai miracle, puisque nous sommes mystérieusement en contact avec les puissances qui nous assiègent. Par contre, l'espoir que cela ne peut plus continuer ainsi, apprendra un jour qu'il y a, pour la souffrance de l'individu ainsi que des communautés, une seule limite au-delà de laquelle on ne peut aller : l'anéantissement.

II. Étrange paradoxe : les gens n'ont à l'esprit, quand ils agissent, que l'intérêt privé le plus étroit, mais ils sont en même temps plus déterminés que jamais par leurs instincts de masse dans leurs comportements. Et, plus que jamais, les instincts de masse, en s'égarant, sont devenus étrangers à la vie. Là où la pulsion obscure de l'animal – comme le racontent d'innombrables anecdotes – trouve une issue au danger menaçant, qui semble encore invisible, cette société, où chacun n'a en vue que sa propre et médiocre prospérité, tombe alors en décadence, avec une apathie animale mais sans le vague savoir des animaux, comme une masse aveugle à tout danger, même le plus proche, et la diversité des buts individuels perd toute importance devant l'identité des forces déterminantes. On a observé encore et toujours que leur penchant pour la vie habituelle, depuis longtemps perdue déjà, est tellement rigide qu'il fait échec, même lors d'un extrême péril, à l'usage proprement humain de l'intellect, à savoir la prévoyance. De sorte qu'en elle, l'image de la bêtise se complète : incertitude et même perversion des instincts vitaux, impuissance et même décadence de l'intellect. Tel est l'état de l'ensemble des bourgeois allemands.

III. Toutes les relations humaines assez proches sont atteintes par une clarté pénétrante presque insupportable, dans laquelle elles sont à peine capables de résister. Car, pendant que d'un côté l'argent occupe de façon dévastatrice le centre de tous les intérêts vitaux, d'un autre côté il est justement la barrière devant laquelle presque toute relation humaine défaille, ainsi disparaissent de plus en plus, dans l'ordre de la nature autant que de la moralité, la confiance spontanée, le repos et la santé.

IV. Ce n'est pas en vain que l'on a coutume de parler de misère “nue”. Le plus calamiteux, dans son exhibition qui commença à entrer dans les mœurs sous la loi de la misère et pourtant ne rendit visible qu'un millième de ce qui était caché, n'est pas la pitié ou la conscience tout aussi effroyable de sa propre insensibilité qui est éveillée chez le spectateur mais, au contraire, sa honte. Il est impossible de vivre dans une grande ville allemande où la faim contraint les plus misérables à subsister grâce aux billets avec lesquels les passants cherchent à couvrir une nudité qui les blesse.

V. “La pauvreté n'est pas déshonorante.” Fort bien. Eux déshonorent cependant le pauvre. Ce faisant, ils le réconfortent avec le dicton. Ce qui s'applique à ceux dont on pouvait estimer jadis que l'heure du déclin était arrivée depuis longtemps pour eux. Pas différent de ce brutal : “Qui ne travaille pas, ne mangera pas non plus.” Lorsqu'il y avait du travail qui nourrissait son homme, il y avait aussi une pauvreté qui ne le déshonorait pas, quand elle l'atteignait par une malformation ou quelque autre sort. Mais cela déshonore bien ces millions qui sont nés dans la nécessité, ces centaines de mille qui, piégés, s'appauvrissent. La saleté et la misère élèvent comme des murs autour d'eux, telle l'œuvre de mains invisibles. Et comme l'individu seul peut beaucoup supporter pour lui-même, mais ressent une juste honte quand sa femme le voit supporter cela et en souffre elle-même, ce même individu peut beaucoup endurer, tant qu'il est seul, et tout, tant qu'il se cache. Mais jamais personne ne doit faire sa paix avec la pauvreté, lorsqu'elle tombe comme une ombre géante sur son peuple et sur sa maison. Il lui faut ensuite tenir ses sens éveillés à chaque humiliation qu'il reçoit et les discipliner jusqu'à ce que sa souffrance ait ouvert la voie non plus à la rue en déclivité du chagrin, mais au sentier montant de la révolte. Toutefois ici, il n'y a rien à espérer aussi longtemps que le plus terrible et le plus sombre des destins, dont on discute chaque jour et même chaque heure dans la presse et que l'on expose dans toutes ses pseudo-causes et conséquences, n'aide personne à reconnaître les puissances obscures dont sa vie est devenue esclave.

VI. Pour l'étranger qui suit superficiellement la configuration de la vie allemande et qui a même parcouru le pays brièvement, ses habitants ne lui apparaissent pas moins étrangers qu'un peuple exotique. Un Français spirituel a déclaré : “Dans les cas les plus rares, un Allemand sera au clair avec lui-même. S'il voit une fois clair sur son compte, alors il n'en dira rien. S'il le dit, il ne se fera pas intelligible.” La guerre, par les infamies réelles et légendaires que l'on rapporte au sujet des Allemands, n'a pas agrandi cette distance navrante. Ce qui achève bien davantage et en premier lieu, l'isolement grotesque de l'Allemagne aux yeux des autres Européens, ce qui au fond les convainc qu'ils ont affaire avec les Allemands à des Hottentots (comme on les a très justement nommés), c'est la violence, tout à fait incompréhensible pour les spectateurs extérieurs et totalement inconsciente pour les prisonniers, avec laquelle les conditions de vie, la misère et la bêtise assujettissent les hommes, sur ce théâtre, aux forces de la communauté, comme seule la vie de quelque primitif peut être déterminée par la loi du clan. Le plus européen de tous les biens, cette ironie plus ou moins nette, avec laquelle la vie de l'individu prétend se dérouler différemment de l'existence de toute communauté, dans laquelle elle a échoué, est quelque chose que les Allemands ont complètement perdu.

VII. La liberté de conversation se perd. Quand autrefois, il allait de soi qu'on devait se mettre à l'écoute du partenaire dans la conversation, on remplace maintenant cela par des questions sur le prix de ses chaussures ou de son parapluie. Inévitablement, le thème du coût de la vie, de l'argent, s'impose dans chaque conversation. Il en va ici non tant des soucis et des souffrances de l'individu pour lesquels on pourrait peut-être s'entraider, que de considérations générales. C'est comme si on était captif dans un théâtre et que l'on devait suivre la pièce sur scène, qu'on le veuille ou non et qu'on devait en faire l'objet incessant de sa pensée et de sa parole.

VIII. Celui qui ne se soustrait pas à la perception du déclin se donnera sans tarder une justification particulière pour sa présence, son activité et sa participation à ce chaos. Tant de points de vue dans l'échec général, tant d'exceptions pour son propre rayon d'action, son domicile et le moment qu'il vit. S'impose presque partout la volonté aveugle de sauver le prestige de l'existence personnelle plutôt que de la dissocier de l'arrière-plan de l'aveuglement général au moins par l'évaluation souveraine de son impuissance et de sa paralysie. C'est pourquoi l'atmosphère est si pleine de théories sur la vie et de conceptions du monde, et c'est pourquoi elles agissent chez nous de façon si prétentieuse, parce que finalement et presque toujours, elles passent pour la sanction d'une quelconque situation privée tout à fait insignifiante. C'est pourquoi l'air est aussi empli d'illusions, de mirages d'un avenir culturel faisant irruption aujourd'hui en prospérant malgré tout du jour au lendemain parce que chacun s'engage sur les illusions d'optique provenant de son point de vue isolé.

IX. Les hommes qui sont parqués dans le cercle de ce pays, ont perdu la capacité de percevoir le contour de la personne humaine. Tout homme libre leur semble être un original.

Représentons-nous les chaînes de montagnes des Hautes-Alpes, se détachant toutefois non pas du ciel mais des plis d'un drap sombre. Les formes puissantes ne se dessineraient que de façon indistincte. C'est exactement ainsi qu'un lourd rideau est tombé sur le ciel de l'Allemagne et, nous ne voyons même plus se profiler les plus grands hommes.

X. La chaleur disparaît des choses. Les objets du quotidien repoussent l'homme légèrement mais de façon persistante. En somme, il doit quotidiennement accomplir un immense travail pour triompher des résistances secrètes – et non seulement ouvertes – qui s'opposent à lui. Il lui faut contrebalancer leur froid avec sa propre chaleur pour ne pas se glacer à leur contact, et saisir leurs pointes avec une infinie habileté pour ne pas saigner. Qu'il n'attende aucune aide de quiconque. Contrôleurs, fonctionnaires, artisans et commerçants se sentent tous représentants d'une matière récalcitrante, dont ils s'appliquent à mettre en lumière la dangerosité par leur propre brutalité. Et le pays a conspiré lui-même à cette dégénérescence des choses, avec laquelle, suivant le déclin des hommes, elle le châtie. Les hommes et les choses sont rongés par lui et l'éternel printemps allemand qui ne vient jamais n'est que l'une des innombrables visions apparentées de la nature allemande en voie de désintégration. On vit en elle, comme si la pression de la colonne d'air, dont chacun porte le poids, était brusquement devenue perceptible, contre toute loi de ces contrées.

XI. Au déploiement de chaque mouvement humain, qu'il prenne sa source dans les impulsions spirituelles ou mêmes naturelles, est lancé le défi d'une résistance illimitée de l'environnement. La crise du logement et la gestion des transports sont à l'œuvre pour anéantir complètement le symbole élémentaire de la liberté européenne, qui, sous certaines formes, était accordé même au Moyen Âge : la liberté de choisir sa résidence. Et si la contrainte médiévale liait l'homme aux associations naturelles, il est à présent enchaîné dans une collectivité dénaturée. Peu de choses renforceront ainsi la violence fatale de l'instinct migrateur se propageant, que l'étranglement de la liberté du choix de résidence, et jamais la liberté de mouvement ne s'est trouvée dans une plus grande disproportion avec la richesse des moyens de se déplacer.

XII. Comme toutes les choses entraînées dans un processus irrésistible de mélange et de souillure gâtent leur expression essentielle et comme l'ambiguïté prend la place de l'authentique, ainsi en va-t-il de la ville. Les grandes villes, dont la puissance incomparablement rassurante et roborative enferme le créateur dans un donjon et lui ôte la vue sur l'horizon et la conscience des forces élémentaires toujours grandissantes, se montrent en tous lieux percées par la campagne envahissante. Non par le paysage, mais par ce que la nature a de plus amer, comme la terre labourable, les grandes routes, comme le ciel nocturne, qu'aucune strate rouge de vibration ne voile plus. L'insécurité même des contrées habitées transporte complètement le citadin dans cette situation opaque et, au plus haut degré, affreuse, dans laquelle il doit, sous les intempéries du plat pays déserté, affronter les produits de l'architectonique urbaine.

XIII. Une noble indifférence envers les sphères de la richesse et de la pauvreté s'est complètement retirée des produits manufacturés. Chacun marque de son empreinte son propriétaire, qui n'a que le choix de paraître un pauvre diable ou un profiteur. Car alors que l'esprit et la sociabilité ont le pouvoir d'infiltrer le véritable luxe et de le livrer à l'oubli, ce qui s'impose ici, en fait de produits de luxe, donne à voir une massivité si éhontée que tout rayonnement spirituel s'y brise.

XIV. Des plus vieux usages des peuples semble nous parvenir comme un avertissement de nous garder du geste d'avidité en nous saisissant de ce que nous avons reçu dans une telle profusion de la nature. Car nous ne pouvons rien offrir à la Terre Mère qui nous soit propre. C'est pourquoi il convient de montrer du respect lorsque nous prenons, en lui restituant une part de tout ce que nous recevons en tout temps, avant de nous emparer de ce qui nous appartient. Ce respect se manifeste dans l'usage ancien de la libatio. C'est peut-être même cette très ancienne expérience morale qui se maintient transformée, dans l'interdiction même de glaner les épis oubliés et de recueillir les grappes de raisins tombées sur le sol, car ceux-ci profitent à la terre ou aux ancêtres, qui donnent la prospérité. D'après l'usage athénien, ramasser les miettes pendant le repas était prohibé, parce qu'elles revenaient aux héros. Si un jour la société est dénaturée par la misère et l'avidité au point de ne plus recevoir les dons de la nature qu'en les volant, d'arracher les fruits encore verts pour les apporter avantageusement sur le marché, et de devoir vider chaque plat pour seulement être rassasié, alors son sol s'appauvrira et la terre apportera de mauvaises récoltes.

TRAVAUX DE TERRASSEMENT

Je vis en rêve un terrain désert. C'était la place du marché à Weimar. Des fouilles y étaient organisées. Moi aussi, je raclais un peu dans le sable. Surgit alors la pointe d'un clocher. Enchanté, je pensais en moi-même : un sanctuaire mexicain de l'époque du préanimisme, l'Anaquivitzli. Je m'éveillai en riant. (Ana = ajuav ; vi = vie ; witz = église mexicaine [!])

COIFFEUR POUR DAMES DIFFICILES

Il faut appréhender un matin, en les tirant de leur lit sans mot dire, trois mille dames et messieurs du Kurfürstendamm et les retenir vingt-quatre heures. Vers minuit, on distribue dans les cellules un questionnaire sur la peine de mort, on demande aussi à ces signataires de préciser quelle espèce d'exécution ils penseraient choisir personnellement, si le cas se présentait. Ce papier devrait être rempli sous surveillance, “en toute connaissance”, par ceux qui jusque-là avaient l'habitude de s'exprimer sans qu'on le leur demande, et “en toute conscience”. Dès avant le point du jour, qui a de tout temps été considéré comme sacré mais qui est ici voué au bourreau, la question de la peine de mort serait clarifiée.

ATTENTION AUX MARCHES ?!

Le travail d'une bonne prose comporte trois niveaux : un niveau musical, dans lequel elle est composée ; un niveau architectonique, dans lequel elle est construite ; enfin un niveau textile, dans lequel elle est tissée.

EXPERT-COMPTABLE ASSERMENTÉ

Notre temps est tout bonnement comme le contrepoint de la Renaissance, en particulier à l'opposé de la situation dans laquelle l'art de l'imprimerie fut inventé. Que ce soit ou non un hasard, son apparition en Allemagne tombe à l'époque où le livre, au sens éminent du mot, Le Livre des Livres, devint le bien du peuple grâce à la traduction de la Bible de Luther. Or, tout porte à croire que le livre dans sa forme traditionnelle touche à sa fin. Mallarmé, lorsqu'il vit au milieu de la construction cristalline de son écriture, certes traditionaliste, l'emblème de ce qui venait, a pour la première fois dans Un coup de dés transposé les tensions graphiques de la publicité dans l'image du texte. Les tentatives d'écriture que les dadaïstes entreprirent ensuite ne provenaient sûrement pas de constructions, mais des nerfs de l'homme de lettres réagissant avec précision, et elles étaient pour cela bien moins durables que la tentative de Mallarmé qui provenait du cœur même de son style. Mais cela permet justement de reconnaître l'actualité de ce que Mallarmé, dans sa chambre la plus fermée, à la manière d'une monade, repéra en harmonie préétablie avec tous les événements décisifs de ces jours dans les domaines de l'économie, de la technique et de la vie publique. L'écriture qui avait trouvé un asile dans le livre imprimé, où elle menait son existence autonome, est inexorablement tirée dans la rue par les réclames et subordonnée aux hétéronomies brutales du chaos économique. C'est le sévère parcours scolaire de sa nouvelle forme. Si elle commença il y a des siècles à s'incliner peu à peu, de l'inscription verticale à l'écriture manuscrite reposant penchée sur des pupitres, pour finalement se coucher dans l'impression du livre, elle commence maintenant, non moins lentement, à se redresser du sol. Depuis, le journal est lu à la verticale plus qu'à l'horizontale, le cinéma et la publicité poussent complètement l'écriture à la verticale dictatoriale. Et avant que le contemporain n'en vienne à ouvrir un livre, un tourbillon si dense de lettres changeantes, colorées et en bataille s'est abattu sur ses yeux, que ses possibilités de pénétration dans le silence archaïque du livre sont devenues infimes. Les nuées de sauterelles de l'écriture qui assombrissent déjà aujourd'hui le soleil du supposé esprit des habitants des grandes villes deviendront encore plus denses avec les années. D'autres exigences de la vie des affaires vont plus loin. Le fichier apporte la conquête de l'écriture tridimensionnelle, un contrepoint surprenant à la tridimensionnalité de l'écriture à l'origine sous la forme de runes ou de nœuds. (Et aujourd'hui, le livre est déjà, comme le montre l'actuel mode de production scientifique, une médiation vieillie entre deux systèmes de fichiers différents. Car tout l'essentiel se trouve dans la boîte à fiches du chercheur, qui l'a composé, et le savant qui travaille dessus l'assimile à son propre fichier.) Mais il ne fait aucun doute que le développement de l'écriture ne restera pas lié aux ambitions de pouvoir d'une activité chaotique dans la science et l'économie. L'instant vient au contraire, où la quantité se change en qualité et où l'écriture, qui perce toujours plus profondément dans le domaine graphique de sa nouvelle et excentrique fonction figurative, se saisira en une seule fois de son contenu adéquat. Les poètes qui seront alors, comme aux temps anciens, en premier lieu et avant tout des calligraphes, ne pourront collaborer à cette écriture figurative que s'ils s'ouvrent aux domaines dans lesquels (sans faire beaucoup de bruit à son sujet) s'accomplit sa construction : celle du diagramme statistique et technique. Avec l'établissement d'une écriture internationale convertible, ils restaureront leur autorité dans la vie des peuples et trouveront un rôle en comparaison duquel toutes les aspirations à un renouvellement de la rhétorique se révéleront n'être que des rêveries de vieux Francs.

FOURNITURES SCOLAIRES

Principes des pavés, ou l'art de faire des livres épais

I. La réalisation tout entière doit être entremêlée de l'exposé continuel et prolixe de la disposition d'ensemble.

II. Sont introduits des termes techniques pour les concepts qui, en dehors de cette définition même, ne réapparaîtront plus dans tout l'ouvrage.

III. Les distinctions conceptuelles qui ont été difficilement obtenues dans le texte, doivent de nouveau s'effacer dans les annotations correspondant aux passages afférents.

IV. En ce qui concerne les concepts dont il ne sera question que dans leur signification générale, on donnera des exemples : quand ainsi on parle de machines, il faut en énumérer toutes les sortes.

V. Tout ce qui a priori est établi d'un objet demande à être corroboré par une profusion d'exemples.

VI. Des connexions qui peuvent se représenter par des graphiques doivent être expliquées avec des mots. Au lieu de dessiner un arbre généalogique, par exemple, il convient de dépeindre et de décrire tous les liens de parenté.

VII. De plusieurs adversaires, dont l'argumentation est commune, il convient de réfuter chacun en particulier.

L'œuvre moyenne de l'érudit d'aujourd'hui veut être lue tel un catalogue. Mais quand ira-t-on jusqu'à écrire des livres comme des catalogues ? Si l'intérieur, mauvais, passe sous cette forme à l'extérieur, il en résulte un texte parfait, dans lequel la valeur des opinions est chiffrée, sans qu'elles soient, pour cette raison, mises en vente.

La machine à écrire n'éloignera du porte-plume la main de l'homme que lorsque la précision des modèles typographiques rentrera tout droit dans la conception de ses livres. Probablement aura-t-on alors besoin de nouveaux systèmes avec une mise en forme plus variable de l'écriture. Ceux-ci substitueront à la main courante l'innervation des doigts qui commandent. Une période qui, conçue métriquement, est perturbée après coup dans son rythme en un seul endroit, donne la plus belle phrase en prose qu'on puisse se figurer. Ainsi, un rayon de lumière tombe par une brèche du mur dans le cabinet de l'alchimiste et fait étinceler comme dans un éclair les cristaux, les globes et les triangles.

ALLEMANDS, BUVEZ DE LA BIÈRE ALLEMANDE ?!

La populace est possédée d'une haine frénétique à l'endroit de la vie de l'esprit quand elle a reconnu dans le décompte des corps la garantie de son anéantissement. Dès qu'une occasion se présente à eux, ils se mettent en rangs, se pressent en ordre de marche vers le feu roulant des tambours et des marchandises en hausse. Personne ne voit plus loin que le dos de celui qui le précède, et chacun est fier de passer ainsi pour exemplaire aux yeux du suivant. Les hommes l'ont appris sur les champs de bataille depuis des siècles, mais la marche de parade de la misère, qui consistera à faire la queue, ce sont les femmes qui l'ont inventée.

DÉFENSE D'AFFICHER

LA TECHNIQUE DE L'ÉCRIVAIN EN TREIZE THÈSES

I. Que celui qui se propose de mettre par écrit une œuvre d'importance se donne du bon temps et qu'après avoir expédié le pensum, il s'offre tout ce qui ne porte pas atteinte à sa continuation.

II. Parle si tu veux du résultat de la prestation, toutefois, n'en lis rien durant le développement du travail. Chaque satisfaction que tu t'octroies de cette façon freine ton tempo. En suivant ce régime, le désir grandissant de communiquer deviendra finalement un moteur de l'accomplissement.

III. Cherche à affronter, dans les conditions de travail, la médiocrité du quotidien. Un demi-calme assorti de bruits insipides, dégrade. À l'inverse, l'accompagnement d'une étude ou un brouhaha peuvent devenir aussi entraînants pour le travail que le silence clair de la nuit. Si celui-ci aiguise l'oreille intérieure, celle-là devient la pierre de touche d'une diction, dont la profusion ensevelit en elle jusqu'aux bruits excentriques.

IV. Évite les outils quelconques. Un attachement pointilleux à certains papiers, plumes et encres est utile. Ce n'est pas le luxe mais la profusion de ces ustensiles qui est indispensable.

V. Ne laisse aucune pensée passer incognito, et tiens ton carnet de notes de façon aussi draconienne que les pouvoirs publics tiennent le registre des étrangers.

VI. Rends ta plume revêche à l'inspiration et elle l'attirera sur elle avec la force de l'aimant. Plus tu es réfléchi dans la rédaction d'une idée que tu éclaircis, plus mûre elle se livrera à toi, dépliée. La parole conquiert la pensée, mais l'écriture s'en rend maîtresse.

VII. N'arrête jamais d'écrire sous prétexte que plus rien ne te vient à l'esprit. C'est un commandement de l'honneur littéraire de ne s'arrêter que quand il faut respecter une date (un repas, un rendez-vous) ou bien quand le travail est terminé.

VIII. Remplis l'interruption de l'inspiration avec la mise au propre du travail accompli. L'intuition s'éveillera pendant ce temps.

IX. Nulla dies sine linea. 1 – mais bien des semaines.

X. Ne considère jamais comme achevée une œuvre sur laquelle tu n'es pas resté une fois du soir au matin.

XI. N'écris pas la conclusion de l'œuvre dans ta pièce de travail habituelle. Tu n'y trouverais pas le courage nécessaire.

XII. Stades de la rédaction : idée – style – écriture. C'est le sens de la mise au net que de ne fixer l'attention que sur la calligraphie. L'idée tue l'inspiration, le style enchaîne l'idée, l'écriture rétribue le style.

XIII. L'œuvre est le masque mortuaire de la conception.

TREIZE THÈSES CONTRE LES SNOBS

(Un snob dans le bureau privé de la critique d'art. À gauche un dessin d'enfant, à droite, un fétiche. Le snob : “Là, Picasso peut remballer ?!”)

I. L'artiste réalise une œuvre.

II. L'œuvre d'art n'est qu'accessoirement un document.

III. L'œuvre d'art est une œuvre de maître.

IV. Avec l'œuvre d'art, les artistes apprennent le métier.

V. Les œuvres d'art se tiennent éloignées les unes des autres par leur perfection même.

VI. Contenu et forme sont tout dans l'œuvre d'art : sa teneur.

Le primitif s'exprime en documents.

Aucun document n'est comme tel une œuvre d'art.

Le document sert de matériau pédagogique.

Devant des documents, le public fait son éducation.

Tous les documents communiquent dans l'élément matériel.

Dans les documents, la matière domine complètement.

VII. La teneur est ce qui est éprouvé.

VIII. Dans l'œuvre d'art, la matière est un ballast dont se déleste la contemplation.

IX. Dans l'œuvre d'art, la loi de la forme est centrale.

X. L'œuvre d'art est synthétique : une centrale énergétique.

XI. Une œuvre d'art s'augmente d'un regard répété.

XII. La virilité des œuvres est dans l'attaque.

XIII. L'artiste part à la conquête des teneurs.

La matière est ce qui est rêvé.

Plus on se perd dans la profondeur d'un document, plus dense est la matière.

Dans le document, les formes sont seulement dispersées.

La fécondité du document requiert : l'analyse.

Un document ne l'emporte que par surprise.

L'innocence est une couverture pour le document.

L'homme primitif se retranche derrière les matériaux.

LA TECHNIQUE DU CRITIQUE EN TREIZE THÈSES

I. Le critique est un stratège dans le combat de la littérature.

II. Qui ne peut prendre parti doit se taire.

III. Le critique n'a rien à voir avec l'interprète des époques passées de l'art.

IV. La critique doit parler la langue des artistes. Car les concepts du cénacle * sont autant de mots d'ordre. Et c'est dans les mots d'ordre seulement que résonne le cri de guerre.

V. L'“objectivité” doit toujours être sacrifiée à l'esprit de parti, si l'objet vaut ce pour quoi il y a combat.

VI. La critique est une affaire morale. Si Goethe méconnut Hölderlin, Kleist, Beethoven et Jean Paul, cela ne concerne pas sa compréhension de l'art mais sa morale.

VII. Pour le critique, ses collègues représentent l'instance supérieure. Pas le public. Ni à plus forte raison la postérité.

VIII. La postérité oublie ou glorifie. Seul le critique juge à la face de l'auteur.

IX. La polémique, c'est anéantir un livre à travers un petit nombre de ses phrases. Moins on l'a étudié, mieux cela vaut. Seul celui qui peut anéantir peut critiquer.

X. La vraie polémique attaque un livre avec autant d'amour qu'un cannibale s'accommode un nourrisson.

XI. L'enthousiasme esthétique est étranger au critique. L'œuvre d'art est dans sa main l'arme blanche dans le combat des esprits.

XII. L'art du critique in nuce 2 : forger des mots d'ordre sans trahir les idées. Les mots d'ordre d'une critique insuffisante bazardent l'idée à la mode.

XIII. Le public doit constamment souffrir d'avoir tort et se sentir cependant toujours représenté par le critique.

No 13

Treize – j'eus un plaisir cruel de m'arrêter sur ce nombre.

Marcel Proust

Le reploiement vierge du livre, encore, prête à un sacrifice dont saignera la tranche rouge des anciens tomes ; l'introduction d'une arme, ou coupe-papier, pour établir la prise de possession.

Mallarmé

I. On peut prendre les livres et les catins dans son lit.

II. Livres et catins croisent le temps. Ils dominent la nuit comme le jour et le jour comme la nuit.

III. À voir livres et catins, personne ne mesure combien les minutes leur sont précieuses. Mais lorsque l'on entre en relations avec eux de façon plus intime, on remarque à quel point ils sont pressés. Ils calculent en même temps que nous nous plongeons en eux.

IV. Livres et catins sont depuis toujours liés par un amour malheureux.

V. Livres et catins ont chacun leur genre d'hommes, qui vivent sur eux et les harcèlent. Les livres ont les critiques.

VI. Livres et catins dans des maisons publiques – pour étudiants.

VII. Livres et catins – il est rare que celui qui les a possédés voie leur fin. Ils ont coutume de disparaître avant de s'éteindre.

VIII. Livres et catins racontent bien volontiers et avec nombre de mensonges, comment ils le sont devenus. En vérité, ils ne le remarquent souvent pas eux-mêmes. Pendant des années, on suit tout “par amour” et un jour un corpus bien en chair qui ne faisait que planer au-dessus de là “pour étude”, se retrouve à faire le trottoir.

IX. Livres et catins aiment à tourner le dos quand ils s'exposent.

X. Livres et catins font beaucoup de petits.

XI. Livres et catins – “vieille bigote – jeune catin”. Combien de livres ne furent discrédités, desquels la jeunesse doit aujourd'hui apprendre ?!

XII. Livres et catins portent leurs querelles devant les gens.

XIII. Livres et catins – les notes en bas de page sont pour les uns ce que sont les billets de banque glissés dans le bas pour les autres.

ARMES ET MUNITIONS

J'étais arrivé à Riga pour rendre visite à une amie. Sa maison, la ville, la langue m'étaient inconnues. Personne ne m'attendait, personne ne me connaissait. J'allais deux heures, seul, par les rues. Je ne les ai jamais revues ainsi. De chaque porche surgissait un jet de flamme, de chaque pierre d'angle jaillissaient des étincelles et chaque tramway débouchait comme une voiture de pompiers. L'amie pouvait en effet sortir du porche, tourner à l'angle et se trouver assise dans le tramway. Mais, de nous deux, je devais à tout prix être le premier à voir l'autre. Car si elle avait posé sur moi la mèche de son regard, je n'aurais pas manqué d'exploser comme un dépôt de munitions.

PREMIER SECOURS

Un quartier extrêmement confus, un réseau de rues que j'avais évité des années durant, m'apparut d'un coup saisissable du regard, lorsqu'un jour un être aimé s'y installa. C'était comme si à sa fenêtre était installé un projecteur et qu'il découpait le site avec des aigrettes lumineuses.

ARCHITECTURE INTÉRIEURE

Le traité est une forme arabe. Son extérieur est continu et discret, correspondant en cela à la façade des constructions arabes, dont l'organisation ne commence que dans la cour. De même, la structure articulée du traité n'est pas perceptible de l'extérieur, mais ne s'ouvre que de l'intérieur. Quand il est constitué de chapitres, ceux-ci ne sont pas indiqués verbalement mais désignés en chiffres. L'étendue de ses délibérations n'est pas animée de façon pittoresque, mais bien davantage recouverte par les réseaux de l'ornementation qui s'entrelacent sans rupture. Dans la densité ornementale de cette présentation, la différence entre les développements thématiques et digressifs s'abolit.

ARTICLES DE PAPETERIE

Les plans Pharus. J'en connais une qui est distraite. Là où me sont familiers les noms de mes fournisseurs, l'endroit où je conserve mes documents, les adresses de mes amis et de mes connaissances, l'heure d'un rendez-vous, là donc se sont fixés chez elle des concepts politiques, des mots d'ordre de parti, des formules de profession de foi et des directives. Elle demeure dans une ville de slogans et habite un quartier de vocables qui parlent de conspiration et de fraternisation, où chaque ruelle annonce une couleur et où chaque mot a pour écho un cri de combat.

CARTE DE VŒUX.

“Un roseau surgit

Pour adoucir le monde :

Puissent de mon roseau de poète

S'écouler d'aimables choses ?!” 3

Cela suit “Nostalgie bienheureuse” comme une perle qui a roulé de l'huître ouverte.

Calendrier de poche. Peu de choses caractérisent moins l'homme du nord que ce trait : quand il aime, il doit, en premier lieu et à tout prix, être seul avec soi, considérer d'abord lui-même son sentiment, le savourer avant d'aller le déclarer à la femme.

Presse-papiers. Place de la Concorde : l'Obélisque. Ce qui y fut gravé il y a quatre mille ans se dresse aujourd'hui au centre de la plus vaste de toutes les places. Si on le lui avait prédit – quel triomphe pour le Pharaon ?! La première civilisation occidentale portera un jour en son centre le monument commémoratif de sa domination. À quoi ressemble en vérité cette gloire ? Pas un sur dix mille individus passant ici ne s'arrête ; pas un sur dix mille qui s'arrêtent ne peut lire l'inscription. Ainsi, chaque gloire honore ce qui fut promis, et aucun oracle n'égale celle-ci en rouerie. Car l'immortel se dresse là comme cet obélisque : il règle une circulation spirituelle qui bruisse autour de lui, et l'inscription gravée ici n'est utile à personne.

COLIFICHETS À VENDRE

Langue incomparable de la tête de mort : elle unit la totale inexpressivité – le noir de ses orbites – avec l'expression la plus sauvage – les rangées de dents ricanant.

Un homme qui se croit abandonné, lit et souffre de ce que la page qu'il veut tourner est déjà coupée et qu'elle n'a même plus besoin de lui.

Les dons doivent toucher si profondément celui qui les reçoit qu'il s'en effraie.

Lorsqu'un ami estimé, cultivé et élégant m'adressa son nouveau livre, je me surpris, alors que j'allais l'ouvrir, à réajuster ma cravate.

Qui prête attention aux bonnes manières mais rejette le mensonge ressemble à un homme qui s'habille à la mode mais n'a pas une chemise à se mettre.

Si la fumée de la cigarette à sa pointe et l'encre dans le stylo avaient le même souffle léger et le même tirage, alors je serais dans l'Arcadie de mon activité d'écrivain.

Être heureux, c'est pouvoir sans effroi prendre conscience de soi.

AGRANDISSEMENTS

ENFANT LISANT. On reçoit un livre de la bibliothèque scolaire. Une distribution a lieu dans les petites classes. De temps à autre, seulement, on ose un vœu. Souvent, on voit avec envie des livres ardemment désirés parvenir dans d'autres mains. Enfin, on recevait le sien. Pendant une semaine, on était entièrement livré au mouvement du texte qui nous enveloppait doucement et secrètement, densément et continûment comme des flocons de neige. On y pénétrait avec une confiance sans borne. Silence du livre qui charmait encore et toujours. Son contenu ne comptait pas tant. Car la lecture était encore d'un temps où l'on s'inventait soi-même des histoires au lit. L'enfant scrute les chemins à demi effacés. Il se bouche les oreilles en lisant ; son livre est placé sur une table bien trop haute et une main reste toujours posée sur la page. Il doit encore lire les aventures du héros dans le tourbillon des lettres, comme une figure et un message dans l'agitation des flocons. Sa respiration se tient dans l'air des événements et toutes les figures l'effleurent de leurs souffles. Le voici mêlé aux personnages de façon bien plus proche que l'adulte. Il est indiciblement touché par ce qui arrive et par les paroles échangées et quand il se lève, il se voit entièrement recouvert de la neige de ses lectures.

ENFANT ARRIVÉ EN RETARD. L'horloge, dans la cour de l'école, semble détraquée par sa faute. Elle marque : “En retard”. Et dans le couloir s'échappe à travers les portes des classes devant lesquelles il passe, le murmure de délibérations secrètes. Maîtres et élèves, là-derrière, sont amis. Ou bien chacun se tait comme en attente de quelqu'un. Sans bruit, il pose la main sur la poignée. Le soleil inonde l'espace où il se trouve. Alors, outrageant le jour naissant, il ouvre. Il entend la voix du maître claquer comme une roue de moulin ; le voici devant le mécanisme broyeur. La voix claquetante garde son rythme, mais les valets rejettent maintenant tout cela sur le nouveau ; dix, vingt lourds sacs lui tombent dessus, qu'il doit transporter jusqu'au banc. Sur son petit manteau, chaque fil est couvert de poudre blanche. Telle une pauvre âme à minuit, il déclenche un vacarme à chaque pas et personne ne le voit. Une fois qu'il a rejoint sa place, il s'active en silence avec les autres jusqu'à ce que la cloche retentisse. Mais il n'en tire aucun bonheur.

ENFANT GOURMAND. Dans la fente du garde-manger à peine entrebâillé, sa main progresse comme un amant dans la nuit. Une fois chez elle dans l'obscurité, elle cherche à tâtons le sucre et les amandes, les raisins secs ou les confitures. Et comme l'amoureux avant de donner un baiser à sa bien-aimée, les serre dans ses bras, le toucher a un rendez-vous avec ces denrées avant que la bouche ne goûte leur douceur. Comme s'offrent à la main en la flattant le miel et avec lui les monticules de raisins de Corinthe et même le riz ?! Qu'elle est passionnée, la rencontre de ces deux-là qui ont enfin échappé à la cuillère ?! Reconnaissante et toute ardente, comme une jeune fille enlevée dans la maison de ses parents, la confiture de fraises s'offre ici à la dégustation sans petit pain et en quelque sorte sous le libre ciel de Dieu, et le beurre même répond avec tendresse à l'audace d'un prétendant qui s'est introduit dans sa chambre de bonne. La main, jeune Don Juan, a bientôt fait irruption dans toutes les cellules et tous les réduits, laissant derrière elle des couches dégoulinantes et des quantités torrentielles : virginité qui se renouvelle sans se plaindre.

ENFANT SUR UN MANÈGE DE CHEVAUX DE BOIS. Le plancher du manège, avec les animaux en service, tourne au ras du sol. Le manège a la hauteur idéale pour imaginer qu'on est en train de voler. La musique démarre et, de manière saccadée, l'enfant tourne, enlevé à sa mère. Tout d'abord, il a peur d'abandonner celle-ci. Mais ensuite, il s'aperçoit à quel point il est lui-même fidèle. Il trône, tel un souverain loyal sur un monde qui lui appartient. À la tangente, les arbres et les indigènes forment la haie. Soudain, sa mère surgit de nouveau, dans un Orient. Peu après, une cime émerge de la forêt primitive, comme l'enfant l'a déjà vue il y a des siècles et comme il vient justement de la voir maintenant sur le manège. Son animal lui est attaché : tel un Arion muet, il est emporté sur son poisson muet, un Zeus-taureau de bois l'enlève comme une Europe immaculée. Depuis longtemps, l'éternel retour de toutes choses est devenu sagesse d'enfant et la vie une ivresse de souveraineté séculaire, avec l'orchestrion bourdonnant au milieu comme le trésor de la Couronne. S'il joue plus lentement, l'espace se met à bégayer et les arbres à méditer. Le manège devient un terrain peu sûr. Et la mère surgit, poteau éperonné à nombreuses reprises, autour duquel l'enfant, touchant terre, enroule le cordage de ses regards.

ENFANT DÉSORDONNÉ. Chaque pierre trouvée, chaque fleur cueillie et chaque papillon attrapé sont déjà pour lui le commencement d'une collection et, en général, tout ce qu'il possède, constitue pour lui une seule et unique collection. Cette passion montre en lui son vrai visage, le regard sévère de l'Indien, un regard qui continue à brûler mais encore trouble et maniaque chez les antiquaires, les savants et les bibliomanes. À peine entre-t-il dans la vie qu'il est déjà chasseur. Il se met en chasse des esprits, dont il flaire la trace dans les choses ; entre les esprits et les choses s'écoulent pour lui des années durant lesquelles les hommes n'entrent pas dans son champ de vision. Il en va pour lui comme dans les rêves : il ne connaît rien de durable ; tout lui arrive, pense-t-il, tout va à sa rencontre, tout le heurte. Ses années nomades représentent des heures dans la forêt du rêve. C'est de là qu'il traîne sa proie jusque chez lui pour la nettoyer, la consolider, la désensorceler. Ses tiroirs sont appelés à devenir arsenal et zoo, musée du crime et crypte. “Ranger” signifierait anéantir une construction pleine de marrons piquants qui sont les étoiles du matin, de papiers d'étain qui sont un trésor en argent, de blocs de jeu de construction qui sont des cercueils, de cactus qui sont les arbres-totems et de sous en cuivre qui sont les boucliers. Depuis longtemps déjà, l'enfant aide à l'armoire à linge de sa mère et à la bibliothèque de son père, alors que sur son propre terrain, il est encore et toujours un hôte instable et belliqueux.

ENFANT CACHÉ. Il connaît déjà toutes les cachettes dans l'appartement et y retourne comme dans une maison, où l'on est sûr de tout retrouver à sa place. Son cœur bat, il retient son souffle. Ici, il est enclos dans le monde de la matière, lequel lui apparaît formidablement précis, s'approche de lui, sans voix. Ainsi, seul celui qu'on pend, se rend compte de façon intime de ce que sont la corde et le bois. L'enfant qui se tient derrière la portière devient lui-même un être flottant et blanc, un fantôme. La table de la salle à manger sous laquelle il s'est accroupi le transforme en idole de bois d'un temple, dont les pieds sculptés sont les quatre colonnes. Et derrière une porte, il est lui-même porte, s'en revêt comme d'un masque pesant et, prêtre magicien, va bientôt jeter des sorts sur tous ceux qui entrent, sans se douter de rien. On ne doit le trouver à aucun prix. Quand il fait des grimaces, on lui dit qu'il suffit seulement que l'horloge sonne pour qu'il reste comme cela. Dans sa cachette, il sait ce qu'il y a de vrai là-dedans. Celui qui le découvre peut faire de lui une idole pétrifiée sous la table, le retenir pour toujours en spectre tissé dans la tenture, l'envoûter à vie dans la lourde porte. C'est pour cette raison qu'il laisse s'échapper avec un cri intense le démon qui l'a métamorphosé ainsi, de façon à ce qu'on ne le trouve pas, lorsque celui qui le cherche et l'attrape – oui, il n'attend même pas cet instant, il l'anticipe avec un cri d'auto-délivrance. C'est pourquoi il ne se lasse pas du combat avec le démon. L'appartement est à cette occasion l'arsenal des masques. Pourtant, une fois dans l'année, en des endroits mystérieux, dans leurs orbites vides, dans leur bouche crispée, se trouvent des cadeaux. L'expérience magique devient science. L'enfant désenvoûte l'appartement obscur des parents en devenant son ingénieur et y cherche les œufs de Pâques.

ANTIQUITÉS

MÉDAILLON. Pour tout ce qui, à raison, est appelé beau, son apparition fait l'effet d'un paradoxe.

MOULIN À PRIÈRES. C'est l'image représentée qui seule nourrit de façon vivante la volonté. Au simple mot, à l'opposé, elle peut au mieux s'enflammer pour ensuite continuer à se consumer dans une odeur de roussi. Pas de volonté saine sans représentation exacte. Pas de représentation sans innervation. Or le souffle est ce qui permet leur régulation la plus fine. Le son des formules est une norme de cette respiration. De là vient la pratique du yoga qui médite en respirant les syllabes sacrées. De là sa toute-puissance.

CUILLÈRES ANTIQUES. Une chose est réservée aux plus grands épicuriens : de pouvoir donner à manger à leurs héros.

CARTES GÉOGRAPHIQUES ANCIENNES. Dans un amour, la plupart recherchent une patrie éternelle. D'autres, mais fort peu, un voyage éternel. Ces derniers sont des mélancoliques ayant à craindre ici le contact avec la Terre Mère. Ils recherchent celui qui écarterait loin d'eux l'humeur sombre du pays natal. C'est à celui-là qu'ils demeurent fidèles. Les livres du Moyen Âge sur les tempéraments connaissent l'aspiration aux lointains voyages chez cette sorte d'hommes.

ÉVENTAILS. On aura fait l'expérience suivante : aime-t-on quelqu'un, n'est-on même qu'intensément occupé de lui, on trouve bientôt son portrait quasiment dans chaque livre. Il apparaît en effet en tant que joueur et adversaire. On le rencontre dans les récits, les romans et les nouvelles, dans des métamorphoses toujours renouvelées. Et de là s'ensuit que le pouvoir de l'imagination est le don d'interpoler dans l'infiniment petit, d'inventer la nouvelle plénitude comprimée de toute intensité comme extensive en un mot, de prendre chaque image comme celle d'un éventail replié, qui ne va chercher sa respiration que dans le déploiement et qui, avec la nouvelle ampleur, représente à l'intérieur les traits de l'être aimé.

RELIEF. On se trouve avec la femme qu'on aime, on parle avec elle. Ensuite, des semaines, des mois plus tard, quand on est séparé d'elle, revient ce dont il était question alors dans la conversation. Et maintenant, le sujet est là, banal, cru, peu profond, et on s'aperçoit alors de ceci : elle seule, qui se penchait sur lui gravement par amour, l'a couvert devant nous de son ombre et l'a protégé, et la pensée vivait tel un relief dans tous ses plis et recoins. Si nous sommes seuls, comme maintenant, elle gît plate, désolante et sans ombre, à la lumière de notre connaissance.

TORSE. Seul celui qui saurait regarder son propre passé comme le résultat de la contrainte et de la nécessité serait capable d'en faire à chaque moment présent la valeur la plus haute pour lui-même. Car ce qu'un homme a vécu est comparable dans le meilleur des cas, à la belle statue dont tous les membres furent cassés pendant les transports et qui maintenant ne présente plus qu'un bloc précieux, à partir duquel il lui revient de tailler l'image de son avenir.

HORLOGES ET ORFÈVRERIE

Celui qui, éveillé, habillé, peut-être en randonnée, contemple devant lui le lever du soleil, conserve toute la journée et avant tous les autres, la souveraineté d'un être invisiblement couronné et pour celui chez lequel il fait irruption dans le travail, c'est à midi comme s'il s'était posé lui-même la couronne.

Telle l'horloge de la vie, sur laquelle les secondes ne font que fuir, se tient en suspens au-dessus des personnages de roman, du numéro des pages. Quel lecteur n'aurait pas déjà une fois, à la dérobée, craintif, levé les yeux vers lui ?

Je rêvais que je parcourais avec Roethe – privat-docent frais émoulu – en conversation confraternelle, les vastes salles d'un musée dont il est le directeur. Alors qu'il s'entretient avec un employé dans une salle attenante, je m'avance vers une vitrine. À l'intérieur, à côté d'autres petits objets éparpillés, se tient, reflétant la lumière de façon trouble, le buste presque grandeur nature, en métal ou émaillé d'une femme qui n'est pas sans rappeler la Flore de Léonard du Musée de Berlin. La bouche de cette tête d'or est ouverte et sur les dents de la mâchoire inférieure sont placés à intervalles bien réguliers des joyaux, qui en partie pendent en dehors de la bouche. Il ne me semblait pas douteux qu'il s'agissait d'une horloge. – (Éléments du rêve : le rouge au front 4 ; l'heure du matin a de l'or dans la bouche 5 ; “La tête, avec l'amas de sa crinière sombre / Et de ses bijoux précieux, / Sur la table de nuit, comme une renoncule, / Repose”. Baudelaire 6.)

LAMPE À ARC

Seul connaît un être celui qui l'aime sans espoir.

LOGGIA

GÉRANIUM. Deux êtres qui s'aiment s'attachent par-dessus tout à leurs noms.

ŒILLETS DES CHARTREUX. Pour l'amant, l'être aimé se présente toujours solitaire.

ASPHODÈLE. Derrière celui qui est aimé se referme l'abîme du sexe comme celui de la famille.

FLEUR DE CACTUS. Le véritable amant se réjouit quand, lors d'une dispute, l'être aimé se met dans son tort.

MYOSOTIS. Le souvenir voit toujours l'être aimé en réduction.

PLANTE VERTE. Qu'un empêchement survienne avant l'union, aussitôt l'imagination d'une réunion ultérieure comblant tous les vœux la remplace.

BUREAU DES OBJETS TROUVÉS

OBJETS PERDUS. Ce qui rend dès le premier coup d'œil un village, une ville dans le paysage, si inoubliable et à jamais sans retour, c'est qu'au-dedans le lointain vibre en résonance avec le proche dans les liens les plus étroits. L'habitude n' a pas encore fait son œuvre. Commençons-nous seulement à nous repérer que le paysage a disparu d'un coup, comme la façade d'une maison quand nous y entrons. Celui-ci n'a pas encore reçu la prédominance qui vient d'une exploration constante devenue habitude. Quand nous avons commencé à nous orienter dans l'endroit, cette toute première image ne peut jamais plus se rétablir.

OBJETS TROUVÉS. Le lointain bleu, qui ici ne le cède à aucune proximité et qui d'autre part ne disparaît pas quand on s'approche, qui lorsqu'on s'approche ne se présente pas largement ouvert, mais ne se dresse que plus fermé et plus menaçant, cet horizon est le lointain des toiles peintes des coulisses. Cela donne aux décors de théâtre un caractère incomparable.

ARRÊT POUR 3 VOITURES AU MAXIMUM

Je me trouvais à une station depuis dix minutes et attendais un omnibus. “L'intran… Paris-Soir… La Liberté *”, criait derrière moi une marchande de journaux, sans discontinuer, toujours avec la même intonation. “L'Intran…Paris-Soir… La Liberté – une cellule de prison de plan triangulaire. Je vis devant moi combien l'espace paraissait vide dans les angles.

Je vis en rêve “une maison mal famée”. “Un hôtel, dans lequel un animal est gâté. Presque tous ne boivent que de l'eau gâtée d'animal.” Je rêvais à ces mots et me réveillai aussitôt de nouveau en sursaut. Abattu par une trop grande fatigue, je m'étais jeté sur le lit tout habillé dans la pièce éclairée et m'étais aussitôt endormi quelques secondes.

Il y a dans les casernes locatives une musique d'une exubérance si mortelle qu'on ne veut pas croire qu'elle soit pour qui joue : c'est une musique pour les chambres meublées, où l'on reste assis le dimanche, plongé dans des pensées qui bientôt se garnissent de notes tel un plat de fruits trop mûrs s'ornent de feuilles fanées.

MONUMENT AUX MORTS

KARL KRAUS. Personne n'est plus inconsolable que ses adeptes, personne n'est plus perdu que ses adversaires. Aucun nom n'eût été plus convenablement honoré par le silence. Dans une armure antique, enragé, ricanant, idole chinoise brandissant dans ses deux mains ses épées dégainées, il exécute la danse de guerre devant le sépulcre de la langue allemande. Lui, qui n'est qu'“un des épigones qui habitent dans la vieille maison de la langue”, est devenu le gardien de son caveau. Il patiente en veillant nuit et jour. Aucun poste n'a été plus fidèlement tenu et aucun n'a été jamais si perdu. Ici se tient celui qui puise dans la mer de larmes de ses contemporains, telle une danaïde, et qui voit rouler de ses mains, tel Sisyphe, le rocher destiné à ensevelir ses ennemis. Quoi de plus dépourvu de défense que sa conversion ? Quoi de plus impuissant que son humanité ? Quoi de plus désespéré que son combat avec la presse ? Que sait-il des forces qui sont véritablement ses alliées ? Pourtant, quelle prophétie des nouveaux mages se laisse comparer à l'écoute attentive de ce prêtre sorcier, à qui même une langue défunte inspire les mots ? Qui a jamais évoqué un esprit comme Kraus l'a fait dans les “Abandonnés” avec la “Nostalgie bienheureuse” comme si elle n'avait jamais été mise en vers auparavant ? Le chuchotement des profondeurs chtoniennes de la langue lui prédit l'avenir avec impuissance, comme seules les voix des esprits se font entendre. Chaque son est incomparablement authentique, mais tous laissent déconcerté comme les paroles des esprits. Le langage, aveugle comme les mânes, l'appelle à la vengeance, borné comme les esprits qui ne connaissent que la voix du sang et auxquels est indifférent ce qu'ils excitent dans le royaume des vivants. Mais il ne peut errer. Ses mandats sont infaillibles. Qui se jette dans ses bras est déjà jugé : son nom même devient dans cette bouche un verdict. Lorsqu'il ouvre grand celle-ci, la flamme sans couleur du mot d'esprit tombe de ses lèvres. Et que pas un, qui va sur les chemins de la vie, ne bute sur lui ?! À l'archaïque champ d'honneur, gigantesque champ de bataille d'un travail sanglant, il se déchaîne devant un monument funéraire à l'abandon. Les honneurs de sa mort seront incommensurables, les derniers qui lui seront rendus.

AVERTISSEUR D'INCENDIE

La représentation de la lutte des classes peut égarer. Il ne s'agit pas d'une épreuve de force où se trancherait la question : qui triomphe, qui succombe ? Ni d'un combat à l'issue duquel le vainqueur se porterait bien et le vaincu mal. Penser de cette manière, c'est maquiller les faits de romantisme. En effet, que la bourgeoisie triomphe ou succombe, elle reste condamnée au naufrage par ses contradictions internes, qui au cours de l'évolution seront mortelles pour elle. La question est seulement de savoir si elle périra d'elle-même ou par l'action du prolétariat. La persistance ou la fin d'une évolution culturelle trois fois millénaire seront tranchées par la réponse à cette question. L'histoire ne connaît pas le mauvais infini dans l'image des deux combattants éternellement en lutte l'un avec l'autre. Le véritable politique ne calcule qu'en échéances. Et si la suppression de la bourgeoisie n'est pas accomplie jusqu'à un moment presque prévisible de l'évolution économique et technique (l'inflation et la guerre du gaz le signalent), alors tout est perdu. Avant que l'étincelle n'arrive à la dynamite, il faut couper la mèche qui brûle. L'intervention, le danger et le rythme de l'homme politique sont techniques et non chevaleresques.

SOUVENIRS DE VOYAGE

ATRANI. Un escalier baroque incurvé montant doucement vers l'église. Une grille derrière l'église. Les litanies des vieilles femmes à l'Ave Maria : initiation à la mort de première classe. Quand on se retourne, l'église s'approche de la mer comme de Dieu lui-même. Tous les matins, l'ère chrétienne ébrèche le rocher, mais entre les murs, en-dessous, la nuit se désagrège sans cesse dans les quatre vieux quartiers romains. Des ruelles comme des puits d'air. Sur la place du marché, une fontaine. En fin d'après-midi, des femmes à l'entour. Ensuite, seul un clapotement archaïque.

MARINE. La beauté des grands voiliers est unique. Car non seulement ils sont restés inaltérés dans leurs silhouettes à travers les siècles, mais ils apparaissent dans le paysage le plus immuable qui soit : sur la mer, se découpant sur l'horizon.

FAÇADE DE VERSAILLES. C'est comme si on avait oublié ce château, là où il y a des centaines d'années on l'a érigé par ordre du roi pour seulement deux heures, comme décor mobile d'une féerie. De sa magnificence, il ne garde rien pour lui, il l'offre sans partage à ce site royal qui se referme avec lui. Sur cet arrière-plan, il devient la scène où la monarchie absolue fut portée comme un ballet allégorique. Pourtant, aujourd'hui, c'est seulement le mur dont on recherche l'ombre, pour jouir du regard au loin dans le bleu du ciel que créa Le Nôtre.

CHÂTEAU DE HEIDELBERG. Des ruines dont les fragments se dressent vers le ciel apparaissent quelquefois doublement belles, les jours clairs, quand le regard rencontre les nuages traversant leurs fenêtres ou leurs étages. La destruction renforce, par le spectacle fugitif qu'elle ouvre dans le ciel, l'éternité de ces ruines.

ALCAZAR DE SÉVILLE. Une architecture qui obéit au premier élan de l'imagination. Elle n'est pas entamée par des préoccupations pratiques. Seuls les rêves, les fêtes et leurs réalisations sont prévus dans les hautes salles du palais. À l'intérieur de celles-ci, la danse et le silence deviennent un leitmotiv, parce que tout mouvement humain est aspiré par le tumulte muet de l'ornement.

CATHÉDRALE DE MARSEILLE. La cathédrale se dresse sur la place la plus déserte et la plus ensoleillée. Ici, tout est mort, quoique au sud, à ses pieds, elle touche de près le port de la Joliette, et au nord un quartier prolétarien. Comme place de transbordement pour une marchandise insaisissable, impénétrable, le bâtiment désert se tient entre le môle et l'entrepôt. On lui a consacré près de quarante ans. Cependant, lorsqu'en 1893 tout fut terminé, le lieu et le temps s'étaient ligués victorieusement dans ce monument contre les architectes et les maîtres d'œuvres et, grâce aux riches moyens du clergé, une gigantesque gare vit le jour, qui ne put jamais être livrée au trafic. Sur la façade, on peut reconnaître les salles d'attente à l'intérieur, où les voyageurs de la première à la quatrième classe (pourtant ils sont tous égaux devant Dieu), serrés comme entre des valises dans leurs avoirs spirituels, sont assis et lisent des livres de cantiques, ressemblant beaucoup, avec leurs concordances et leurs correspondances, aux indicateurs internationaux des chemins de fer. Des extraits du règlement du trafic ferroviaire sont accrochés aux murs comme des lettres pastorales ; on prend connaissance des tarifs pour les réductions des voyages spéciaux dans les trains de luxe de Satan, et les toilettes, où celui qui vient de loin peut discrètement se purifier, sont tenues à disposition comme des confessionnaux. C'est la gare religieuse de Marseille. Des trains de wagons-lits sont expédiés ici, à l'heure de la messe, dans l'éternité.

CATHÉDRALE DE FRIBOURG. Le sens le plus propre du pays natal lié à une ville se rattache pour ses habitants – et peut-être même, encore dans son souvenir, pour le voyageur qui y a séjourné – à la sonorité et à la régularité avec lesquelles commencent les coups de ses horloges.

CATHÉDRALE SAINT-BASILE DE MOSCOU. Ce que la Madone byzantine tient dans ses bras n'est qu'une poupée en bois grandeur nature. Son expression douloureuse devant un Christ dont l'enfance reste seulement suggérée, seulement représentée, est plus intense que celle qu'elle pourrait jamais montrer devant l'image véritable d'un enfant.

BOSCOTRECASE. Élégance des forêts de pins-parasols : leur toit se forme sans qu'ils entrelacent.

MUSÉE NATIONALE DE NAPLES. Les statues archaïques donnent dans leur sourire la conscience de leur corps au regardeur, comme un enfant nous tend des fleurs fraîchement cueillies, sans attache et éparses, tandis que l'art plus tardif enferme de façon plus stricte les expressions, tout comme l'adulte tresse le bouquet persistant avec des herbes coupantes.

BAPTISTÈRE DE FLORENCE. Sur le portail, la “Spes” d'Andrea Pisano. Elle est assise et tend les bras, impuissante, vers un fruit qui lui reste inaccessible. Cependant elle est ailée. Rien n'est plus vrai.

CIEL. En rêve, je sortis d'une maison et j'aperçus le ciel nocturne. Un éclat tumultueux s'en dégageait. Car constellé comme il était, les images d'après lesquelles on réunit les étoiles, se trouvaient là dans leurs présences sensibles. Un Lion, une Vierge, une Balance et beaucoup d'autres regardaient fixement la terre comme une masse compacte d'étoiles. Aucune lune n'était visible.

OPTICIEN

En été, on remarque les grosses personnes, en hiver, les minces.

Au printemps, on perçoit par temps clair et ensoleillé le jeune feuillage et par une pluie froide, les branches encore dénudées.

Comment s'est déroulée une soirée d'invités, celui qui est resté à la maison le voit d'un coup d'œil, à la position des assiettes et des tasses, des verres et des mets.

Principe pour faire la cour : se mettre en sept autour de celle que l'on désire.

Le regard est le dernier fond de l'homme.

JOUETS

PLANCHE D'IMAGES À DÉCOUPER ET À ASSEMBLER.  Les baraques ont fait escale comme de grandes embarcations vacillantes, des deux côtés du môle de pierre sur lequel les gens se poussent. Il y a des voiliers qui font se dresser les mâts sur lesquels sont accrochés les fanions, des vapeurs dont les cheminées laissent s'échapper de la fumée, des péniches qui gardent longtemps arrimée leur cargaison. Parmi eux, des bateaux dans le ventre desquels on disparaît ; seuls les hommes sont autorisés à y descendre, mais à travers les hublots, on voit des bras de femmes, des voiles et des plumes de paons. Ailleurs, des étrangers se tiennent sur le pont et semblent vouloir effrayer le public par une musique excentrique. Mais avec quelle indifférence n'est-elle pas accueillie ?! On monte en hésitant, à grands pas, balancé comme sur une sorte de passerelle de navire, et aussi longtemps qu'on est en haut, on reste à attendre que le tout se détache de la rive. Ceux qui réapparaissent ensuite, silencieux et légèrement ivres, ont vu leur propre mariage se faire et se défaire sur les échelles rouges, où monte et descend l'esprit de vin coloré ; l'homme jaune qui commençait à faire sa cour en bas, abandonnait au sommet de cette échelle la femme bleue. Ils ont regardé dans des miroirs, là où, liquide, le sol se dérobait sous leurs pieds, et sont remontés à l'air libre en trébuchant par des escaliers roulants. La flotte apporte le trouble dans le quartier : femmes et filles y sont d'humeur insolente et tout ce qui est comestible a été embarqué au Pays de Cocagne même. On est si totalement coupé du monde par l'océan qu'on trouve ici tout comme pour la première et la dernière fois en même temps. Des lions de mer, des nains et des chiens sont sauvegardés comme dans une arche. Jusqu'au chemin de fer même qui est installé ici une fois pour toutes et fait sans arrêt la navette, en traversant un tunnel. Pour quelques jours, le quartier est devenu la ville des mers du Sud, et les habitants des sauvages qui, avides et étonnés, passent devant ce que l'Europe jette à leurs pieds.

CIBLES POUR STANDS DE TIR. Les sites de stands de tir devraient être rassemblés dans un corpus et décrits. Là, il y avait un désert de glace sur lequel se découpaient en maints endroits des têtes de pipes en terre blanche, des cibles, disposées en faisceau. Derrière, devant une bande inarticulée de forêt, deux gardes forestiers étaient peints à l'huile, avec sur le devant, semblables à des décors mobiles, deux sirènes aux poitrines provocantes. Ailleurs, se hérissent des pipes dans les cheveux de femmes qui sont rarement peintes avec des robes, mais la plupart du temps en maillot. Ou bien, elles surgissent d'un éventail, qu'elles déploient de la main. Des pipes mobiles tournent lentement dans l'arrière-fond du “Tir aux pigeons”. D'autres baraques présentent des théâtres dans lesquels le spectateur conduit la mise en scène avec une carabine. S'il met dans le mille, la représentation commence. Il y avait ainsi trente-six caisses et au-dessus de chaque cadre de scène était écrit sur chacune ce qu'on pouvait s'attendre à voir derrière : “Jeanne d'Arc en prison”, “L'hospitalité”, “Les rues de Paris”. Dans une autre baraque : “Exécution capitale”. Devant la porte fermée, une guillotine, un juge en robe noire et un homme d'Église qui tient la croix. Si le coup atteint sa cible, la porte s'ouvre, une planche de bois s'avance sur laquelle se tient le criminel entre les deux bourreaux. Il se couche comme un automate sous le couperet et on lui tranche la tête. Même baraque : “Les délices du mariage”. S'ouvre un intérieur misérable. On voit le père au milieu de la pièce, il tient un enfant sur les genoux et de sa main libre, il balance le berceau dans lequel un autre enfant est couché. “L'enfer” – quand les portes s'ouvrent, on aperçoit un diable qui tourmente une pauvre âme. À côté, un autre pousse un prêtre vers le chaudron, dans lequel les damnés doivent cuire à petit feu. “Le bagne” – un portail devant lequel se tient un gardien de prison. Si on atteint la cible, il tire une cloche. Elle sonne, le portail s'ouvre. On voit deux prisonniers manipulant une grande roue ; ils semblent devoir la faire tourner. Nouvelle constellation : un violoniste avec son ours qui danse. On tire dessus et l'archet du crincrin s'agite. L'ours frappe la grosse caisse avec une patte et lève une jambe. On pense au conte du vaillant petit tailleur, on pourrait aussi voir la Belle au bois dormant réveillée par un coup de feu, Blanche-Neige délivrée de la pomme par un coup de feu, le Petit Chaperon Rouge désintégrée d'un coup. Le coup frappe dans l'existence des marionnettes à la façon des contes, avec cette violence salutaire, qui sépare la tête des monstres de leur tronc et dévoilent les princesses. Tout comme pour ce grand porche sans inscription : si l'on vise bien, il s'ouvre et devant des rideaux de peluche rouge se tient un Maure, qui semble s'incliner légèrement. Il porte devant lui un plat doré. Sur celui-ci, il y a trois fruits. Le premier s'ouvre et un personnage minuscule apparaît et fait la révérence. Dans le second, deux marionnettes non moins minuscules pivotent sur elles-mêmes en dansant. (Le troisième ne s'ouvre pas.) Dessous, devant la table sur laquelle est en outre installée le reste du décor, un petit cavalier en bois avec l'inscription : “Route minée”. Si l'on tire dans le mille, un claquement retentit et le cavalier fait la culbute avec son cheval, tout en demeurant, bien entendu, en selle.

STÉRÉOSCOPE. Riga. Le marché quotidien, la ville comprimée faite de petites boutiques basses en bois s'étire sur le môle, tout au long de l'eau de la Dvina, un remblai de pierre, large et sale, sans entrepôts. De petits vapeurs, qui souvent dépassent à peine le mur du quai de leur cheminée, ont abordé la ville naine et noirâtre. (Les plus grands bateaux sont amarrés en aval de la Dvina.) Des planches sales forment le fond argileux sur lequel, brillant dans l'air froid, quelques rares couleurs se fondent. Dans bien des coins, à côté des baraques de poisson, de viande, de bottes et de vêtements, se trouvent ici toute l'année des femmes de la petite bourgeoisie avec des verges en papier multicolores, qui avancent vers l'ouest uniquement autour de la période de Noël. Être morigéné par la voix la plus chère – telles sont ces verges. Pour quelques centimes, un fouet multicolore. Au bout du môle se trouve enclos par des barrières de bois, à seulement trente pas de l'eau, le marché aux pommes avec ses montagnes rouges et blanches. Les pommes à vendre sont dans la paille et celles qui sont vendues sans paille dans le panier des ménagères. Derrière s'élève une église rouge foncé qui dans l'air frais de novembre ne peut rivaliser avec les joues des pommes. Plusieurs magasins d'articles de marine dans de petites maisonnettes, non loin du môle. Des cordages sont peints dessus. Partout, on voit la marchandise reproduite sur des enseignes ou peinturlurée sur le mur d'une maison. Un magasin en ville a sur son mur de briques sans enduit des coffres et des courroies plus grands que nature. Une maison basse, à l'angle, avec un magasin de corsets et de chapeaux de femme est décorée de visages maquillés et de corsets stricts. Devant, dans un recoin, il y a un lampadaire qui donne à voir la même chose sur la vitre. L'ensemble est comme la façade d'un bordel de fantaisie. Une autre maison, également non loin du port, a des sacs de sucre et du charbon représentés en relief gris et noir sur son mur gris. Encore ailleurs, des chaussures pleuvent comme sortant de cornes d'abondance. Des articles de quincaillerie sont peints sur un panneau dans les moindres détails, des marteaux, des roues dentées, des pinces et les plus petites vis, au point de ressembler à un modèle pris dans un livre de coloriage ancien. La ville est parsemée de telles images : disposées comme sorties des tiroirs. Mais, intercalés, s'élèvent de nombreux bâtiments hauts comme des forteresses tristes à mourir, qui réveillent toutes les terreurs du tsarisme.

HORS COMMERCE. Un cabinet mécanique à la foire de Lucques. L'exposition est installée dans une tente oblongue et partagée de façon symétrique. Quelques marches y conduisent. L'enseigne extérieure représente une table avec quelques marionnettes immobiles. On entre dans la tente par l'ouverture de droite et on en ressort par celle de gauche. Dans la pièce intérieure, claire, deux tables s'enfoncent dans la profondeur. Elles se touchent par les bords dans la longueur, de sorte qu'il ne reste qu'un espace étroit pour circuler. Les deux tables sont basses et recouvertes de verre. Les marionnettes sont posées dessus (elles mesurent de vingt jusqu'à vingt-cinq centimètres de haut en moyenne), tandis que, dans la partie inférieure, dissimulé, le mécanisme d'horlogerie qui fait marcher les automates tictaque de façon perceptible. Une petite marche pour les enfants court le long des bords des tables. Aux murs sont accrochés des miroirs déformants. Tout près de l'entrée, on voit des princes. Chacun fait un mouvement : les uns décrivent un large geste d'invitation avec le bras droit ou gauche, les autres bougent leurs yeux de verre ; plusieurs roulent les yeux et remuent le bras en même temps. François-Joseph, Pie IX, trônant et flanqué de deux cardinaux, la reine Hélène d'Italie, la Sultane, Guillaume Ier à cheval, Napoléon III, petit et plus petit encore, Victor-Emmanuel en prince héritier : tous sont là. Suivent des figurines bibliques, puis la Passion. Hérode ordonne, avec des mouvements très variés de la tête, le massacre des Innocents. Il ouvre grand la bouche et acquiesce de la tête, étend le bras et le laisse retomber. Deux bourreaux se tiennent devant lui : l'un court sur place avec une épée tranchante, un enfant décapité sous le bras, l'autre sur le point de porter un coup, se tient debout, immobile, à l'exception de roulements d'yeux. Et à côté, deux mères : l'une bougeant doucement mais constamment la tête, comme une mélancolique, l'autre, levant lentement les bras en implorant. – Le clouage sur la croix. Celle-ci est couchée sur le sol. Les sbires enfoncent les clous. Le Christ incline la tête. – Le Christ crucifié, buvant à l'éponge de vinaigre, que lui tend lentement par à-coups, un lansquenet, qui la lui retire aussitôt. Le Sauveur lève un tout petit peu le menton. De derrière, un ange se penche sur la croix avec le calice pour recueillir son sang, il l'avance et le retire ensuite comme s'il était rempli. – L'autre table exhibe des tableaux de genre. Gargantua avec des boulettes de viande. Devant une assiette, il les enfourne des deux mains dans sa bouche, tout en levant tour à tour le bras droit et le bras gauche. Les deux mains tiennent chacune une fourchette sur laquelle est piquée une boulette. – Une demoiselle des Alpes filant. – Deux singes jouant du violon. – Un magicien a devant lui deux réceptacles en forme de tonneau. Celui de droite s'ouvre et en surgit le buste d'une dame. Aussitôt, elle s'enfonce de nouveau. Celui de gauche s'ouvre : en surgit un corps d'homme jusqu'à mi-hauteur. De nouveau, le réceptacle droit s'ouvre et maintenant un crâne de bouc ressort avec le visage de la dame entre les cornes. Après cela, c'est à gauche : un singe se présente à la place de l'homme. Ensuite tout recommence comme au début. – Un autre magicien : il a une table devant lui et tient un gobelet renversé dans chaque main. Là-dessous quand il lève tantôt l'une ou l'autre main, apparaissent alternativement un pain ou une pomme, une fleur ou un dé. – La fontaine magique : un enfant paysan se tient devant un puits en secouant la tête. Une jeune fille tire et le jet de verre épais et ininterrompu s'écoule par l'orifice du puits. – Les amoureux ensorcelés : un buisson d'or ou une flamme d'or s'ouvre en deux volets. À l'intérieur, deux automates apparaissent. Ils tournent la tête l'un vers l'autre pour ensuite la détourner, comme s'ils se regardaient déconcertés, avec étonnement. Sous toutes les figures, une étiquette avec une inscription indiquant une même date : 1862.

POLYCLINIQUE

L'auteur pose la pensée sur la table de marbre du café. Longue observation, car il profite du temps où il n'a pas encore devant lui son verre – la lentille sous laquelle il s'occupe du patient. Ensuite il déballe peu à peu ses instruments : stylo à encre, crayon et pipe. La foule des clients, disposée en amphithéâtre, constitue son public clinique. Le café, précautionneusement versé et aussitôt dégusté, met la pensée sous chloroforme. À quoi il médite n'a pas plus à faire avec la chose même que le rêve du patient anesthésié avec l'intervention chirurgicale. On coupe dans les linéaments précautionneux du manuscrit, l'opérateur déplace les accents au-dedans, brûle les proliférations de mots et insère un terme étranger comme une côte en argent. Enfin la ponctuation lui recoud le tout avec des points délicats et il rémunère en argent comptant le garçon de café, son assistant.

CES SURFACES SONT À LOUER

Ceux qui se plaignent du déclin de la critique sont fous. Car il y a longtemps que son heure est révolue. La critique est une affaire de juste distance. Elle est chez elle dans un monde où ce qui importe, ce sont les perspectives et les arrière-plans alors qu'il était encore possible de prendre position. Cependant, les choses ont serré physiquement la société humaine de façon beaucoup trop brûlante. L'“objectivité”, le “regard indépendant” sont devenus mensonges, sinon l'expression tout à fait naïve d'une plate incompétence. Aujourd'hui, le regard le plus essentiel, le regard mercantile qui va au cœur des choses s'appelle la publicité. Elle anéantit la libre latitude de réflexion et nous lance les choses à la figure aussi dangereusement que surgit de l'écran de cinéma une voiture, grossissant monstrueusement, qui fonce sur nous en trépidant. Et tout comme le cinéma ne présente pas les meubles et les façades en figures accomplies d'une réflexion critique, mais pour qui seule leur proximité têtue et changeante est sensationnelle, ainsi la véritable publicité se rapproche-t-elle des choses d'un coup de manivelle et a un rythme qui correspond à celui d'un bon film. Avec cela, l'“objectivité” est donc enfin révoquée et devant les gigantesques images sur les murs des maisons, où le “Chlorodont” et le “Spleipnir” se trouvent à portée de main pour des géants, la saine sentimentalité à l'américaine se libère, comme les êtres que plus rien n'atteint ni ne touche, apprennent au cinéma à pleurer de nouveau. Mais pour l'homme de la rue, c'est l'argent qui, de cette façon, rapproche de lui les choses et qui établit le contact décisif avec elles. Et le critique rétribué qui, dans la galerie d'art du marchand, s'adonne à un trafic de tableaux, sait à leur propos, sinon rien de mieux, du moins rien de plus important que l'amateur d'art qui les regarde en vitrine. La chaleur du sujet se dégage pour lui et le rend sentimental.  Qu'est-ce qui rend enfin la publicité si supérieure à la critique ? Non pas ce que disent les lettres défilant en néon rouge  mais la flaque de feu qui les reflète sur l'asphalte.

NÉCESSAIRE DE BUREAU

Le bureau du patron est hérissé d'armes. Le confort qui séduit le visiteur est en vérité un arsenal déguisé. Un téléphone sur le bureau sonne à tout instant. Il coupe la parole à celui qui en arrive au moment crucial et donne au vis-à-vis le temps de préparer sa réponse. Cependant des bribes de conversation montrent combien nombreuses sont les affaires ici traitées, affaires plus importantes que celle dont c'est le tour. On se le dit et on se met lentement à décrocher de son propre point de vue. On commence à se demander de qui il question là, on apprend avec terreur que l'interlocuteur part demain pour le Brésil et est bientôt tellement solidaire avec l'entreprise que la migraine dont il se plaint au téléphone est consignée comme un regrettable dérangement dans le service (et non comme une opportunité). Qu'on l'ait appelée ou non, la secrétaire entre. Elle est très jolie. Et, que son employeur reste invulnérable à ses charmes ou qu'il soit comme admirateur depuis longtemps en règle avec elle, le nouveau venu lorgnera vers elle plus d'une fois et elle s'y entend à agir de façon à satisfaire son patron. Son personnel s'agite pour sortir des fichiers dans les rubriques desquels le visiteur sait qu'il est inséré en rapport avec les contextes les plus divers. Il commence à se lasser. Mais l'autre, qui a la lumière dans le dos, lit avec satisfaction sur les traits du visage éclairé de manière aveuglante. Le fauteuil produit également son effet : on y est si profondément installé, penché en arrière comme chez le dentiste, que l'on prend finalement le pénible procédé pour le cours régulier des choses. Aussi, tôt ou tard, une liquidation succède à ce traitement.

COLIS : EXPÉDITION ET EMBALLAGE

Tôt le matin, je traversai Marseille en voiture en direction de la gare et comme en chemin je tombai sur des lieux connus, puis des endroits nouveaux ou d'autres dont je ne pouvais me souvenir que de manière imprécise, la ville devint un livre entre mes mains, sur lequel je jetai encore à la hâte quelques coups d'œil, avant qu'il n'allât dans la caisse du grenier, loin de mon regard, qui sait combien de temps.

FERMÉ POUR CAUSE

DE TRANSFORMATIONS

En rêve, je m'ôtai la vie avec un fusil. Quand le coup partit, je ne me réveillai pas mais me vis un moment gésir en cadavre. C'est seulement après que je me réveillai.

“AUGIAS” RESTAURANT EN LIBRE-SERVICE

La plus forte objection que l'on peut faire au mode de vie du célibataire endurci : qu'il prenne ses repas tout seul. Manger en solitaire rend facilement dur et rude. Celui qui en a l'habitude doit vivre en spartiate pour ne pas déchoir. Les ermites, ne serait-ce que pour cela, s'alimentent avec frugalité. Car c'est seulement en communauté que l'on rend justice à la nourriture ; elle doit être partagée et répartie si elle doit profiter. Et peu importe à qui : jadis, un mendiant à table enrichissait chaque repas. Seuls le partage et le don importent, pas la conversation sociale à la ronde. Mais il est étonnant aussi, que la sociabilité devienne critique sans nourriture. Inviter à un repas nivelle et rassemble. Le comte de Saint-Germain restait sans manger devant des tables pleines et demeurait par là même maître de la conversation. Mais quand chacun s'en va le ventre vide, alors surviennent les rivalités avec leur querelle.

COMMERCE DE TIMBRES

À qui parcourt des piles de vieilles missives, un timbre depuis longtemps hors cours collé sur une enveloppe en mauvais état, en dit plus que des dizaines de pages lues de bout en bout. Parfois, on les rencontre sur des cartes postales et on ne sait plus alors si on doit les décoller ou s'il faut conserver la carte telle quelle, tout comme la feuille d'un vieux maître sur les deux côtés de laquelle figurent deux dessins différents, l'un comme l'autre d'une grande valeur. Il y a aussi, dans les boîtes de verre des cafés, des lettres qui ont quelque chose sur la conscience et qui sont au pilori, aux yeux de tous. Ou bien qui ont été déportées et doivent languir dans cette boîte depuis des lustres, sur un Sala y Gomez de verre 7. Les lettres qui restent longtemps sans être ouvertes ont quelque chose de brutal ; elles sont des déshéritées qui fomentent sournoisement en silence une vengeance pour de longs jours de douleur. Beaucoup d'entre elles exposent plus tard, aux vitrines des marchands de timbres, des entiers criblés d'oblitérations, comme marqués au fer rouge.

On sait que certains collectionneurs ne s'occupent que de timbres oblitérés, il en faut peu pour croire qu'ils sont les seuls à en avoir pénétré le secret. Ils s'en tiennent à la partie occulte du timbre : son cachet. Car c'est là son côté nocturne. Il y en a de solennels qui entourent la tête de la reine Victoria d'une sainte auréole, et de prophétiques qui déposent une couronne de martyr sur Humbert. Mais aucune imagination sadique n'atteint la noire procédure qui recouvre les visages de traces de coups et ouvre des failles dans le sol de continents entiers, tel un tremblement de terre. Et cette joie perverse du contraste entre ce corps du timbre flétri avec sa robe de tulle blanche garnie de dentelles : la dentelure. Celui qui entreprend des recherches sur les oblitérations doit être détective et posséder les signalements des bureaux de poste les plus douteux, mais aussi archéologue et posséder l'art d'identifier le torse des noms de lieux les plus exotiques, cabaliste enfin et maîtriser l'inventaire des dates sur un siècle entier.

Les timbres se hérissent de petits chiffres, de lettres minuscules, de petites feuilles et de petits yeux. Ce sont de véritables tissus de cellules graphiques. Tout cela pullule en pagaille et continue de vivre, comme les animaux inférieurs quand bien même ils sont coupés en morceaux. C'est pourquoi on fabrique à partir de fragments de timbres collés ensemble des images si pénétrantes. Mais la vie comporte toujours une nuance de putréfaction, preuve qu'elle se compose de choses déjà mortes. Leurs portraits et groupes obscènes sont pleins d'ossements et de monceaux de vers.

La lumière d'un soleil étrange ne se brise-t-elle pas dans le spectre des couleurs des longues séries ? Des rayons que nous ne connaissons pas ont-ils été capturés dans les ministères des postes des États du Saint Siège ou de l'Équateur ? Et pourquoi ne nous montre-t-on pas les timbres des meilleures planètes ? Les mille degrés de rouge feu qui ont cours sur Vénus, les quatre grandes valeurs de gris de Mars et les timbres sans chiffre de Saturne ?

Les pays et les mers ne sont sur les timbres que les provinces, les rois ne sont que les mercenaires des chiffres qui déversent sur eux leurs couleurs suivant leur bon plaisir. Les albums de timbres sont des ouvrages de référence magiques dans lesquels sont inscrits les chiffres des monarques et des palais, des animaux, des allégories et des États. Le trafic postal repose sur l'harmonie de ces chiffres comme le mouvement des planètes sur l'harmonie des nombres célestes.

De vieux timbres à dix sous qui ne montrent dans leur ovale qu'un ou deux grands chiffres. Ils ressemblent à ces premières photos du haut desquelles nous regardent, dans leurs cadres laqués noirs, des parents que nous n'avons jamais connus : des grands-tantes ou des ancêtres chiffrés. La famille Thurn und Taxis 8 a également les grands chiffres sur ses timbres ; ils sont comme des numéros ensorcelés de taximètres. Il ne serait pas étonnant de voir, un soir, la lumière d'une bougie brûler derrière. Mais ensuite, il y a de petits timbres sans dentelure, sans indication de monnaie ou de pays. Dans cette toile d'araignée serrée, ils portent seulement un numéro. C'est là peut-être le véritable lot du destin. 

Les traits d'écriture sur les timbres en piastres turques sont comme l'épingle trop élégante, trop clinquante et accrochée de biais sur la cravate d'un négociant de Constantinople roué, seulement à moitié européanisé. Ils sont de l'espèce de ces parvenus postaux, des grands formats mal dentelés et criards du Nicaragua ou de Colombie qui s'affichent en billets de banque.

Les timbres de surtaxe représentent les esprits parmi les timbres. Ils ne varient pas. Les changements de monarques et de régimes passent devant eux sans laisser de trace, comme sur des esprits.

L'enfant regarde le lointain Liberia à travers des jumelles de théâtre tenues par le mauvais côté : le pays est là derrière sa petite étendue de mer et ses palmiers, exactement comme le montrent les timbres. Il navigue avec Vasco de Gama autour d'un triangle isocèle comme l'espérance et dont les couleurs changent avec le temps. Vue touristique du Cap de Bonne-Espérance. Quand il voit le cygne des timbres australiens, alors c'est également dans les valeurs de bleu, vert et brun le cygne noir qui existe seulement en Australie et glisse ici sur les eaux d'un étang comme sur l'océan le plus calme.

Les timbres sont les cartes de visite que les grands États déposent dans la chambre des enfants.

Devenu Gulliver, l'enfant voyage par les pays et les peuples de ses timbres. Il apprend en dormant la géographie et l'histoire des Lilliputiens, toute la science du petit peuple, tous ses nombres et ses noms. Il prend part à leurs affaires, participe à leurs assemblées populaires couleur pourpre, regarde la mise à l'eau de leurs petits navires et célèbre des jubilés avec leurs têtes couronnées qui trônent derrière des haies.

Il y a, comme on sait, un langage des timbres qui est au langage des fleurs ce que l'alphabet morse est à l'alphabet écrit. Mais combien de temps la débauche de fleurs vivra-t-elle encore entre les poteaux télégraphiques ? Les grands timbres artistiques de l'après-guerre, avec leurs couleurs pleines, ne sont-ils pas déjà les asters et les dahlias automnaux de cette flore ? Stephan, un allemand, et non par hasard un contemporain de Jean Paul, a planté cette semence au milieu de l'été du XIXe siècle. Elle ne survivra pas au XXe.

SI PARLA ITALIANO

J'étais assis sur un banc une nuit en proie à de violentes douleurs. En face de moi, deux jeunes filles prirent place sur un deuxième banc. Elles semblaient vouloir se faire des confidences et commencèrent à chuchoter. Personne en dehors de moi ne se trouvait à proximité et je n'aurais pas pu comprendre leur italien, si sonore fût-il. Alors écoutant ce murmure sans motif dans une langue inaccessible pour moi, je ne pus me défendre du sentiment qu'il posait sur l'endroit douloureux un pansement rafraîchissant.

ASSISTANCE TECHNIQUE DE PREMIER SECOURS

Il n'y a rien de plus misérable qu'une vérité exprimée telle qu'on l'a pensée. Dans un tel cas, sa mise par écrit n'est pas même qu'une mauvaise photographie. Devant l'objectif de l'écriture, lorsque nous nous sommes glissés sous le drap noir, la vérité (comme un enfant, ou une femme qui ne nous aime pas) se refuse à regarder tranquillement et avec bienveillance. Soudain, comme d'un seul coup, elle est prête à se laisser effaroucher, tirer de son absorption en elle-même et effrayer que ce soit par un tumulte, ou de la musique, ou des appels à l'aide. Qui voudrait compter les signaux d'alarme dont est équipé l'intérieur d'un véritable écrivain ? Et “écrire” ne signifie rien d'autre que les mettre en action. Ensuite, la douce odalisque s'éveille en sursaut, se saisit de la première chose qui lui tombe sous la main dans le tohu-bohu de son boudoir, de notre boîte crânienne s'en enveloppe et s'enfuit ainsi sous nos yeux, presque méconnaissable, rejoindre les gens. Mais comme elle doit être bien pourvue et sainement bâtie pour ainsi s'avancer parmi eux, masquée, traquée et pourtant triomphante, digne d'être aimée.

ARTICLES DE MERCERIE

Les citations dans mon travail sont comme des voleurs de grand chemin qui s'élancent tout armés et dépossèdent le flâneur de sa conviction.

La mise à mort du criminel peut être morale – sa légitimation ne l'est jamais.

Dieu nourrit tous les hommes et l'État les sous-alimente.

L'expression des gens qui parcourent les galeries de peintures laisse voir une déception mal dissimulée tenant au fait qu'il ne s'y trouve que des images.

CONSEIL FISCAL

Aucun doute : il existe une relation secrète entre l'étalon des biens et l'étalon de la vie, je veux dire entre l'argent et le temps. Plus le temps d'une vie s'emplit de néant, plus les instants en sont fragiles, multiformes, disparates, tandis que la grande période caractérise l'existence de l'homme réfléchi. Lichtenberg propose très justement de parler d'un temps rapetissé au lieu d'un temps raccourci, et il remarque encore : “Quelques douzaines de millions de minutes font une vie de quarante-cinq ans et un peu plus.” Là où une monnaie est utilisée, dont une douzaine de millions d'unité ne signifie rien, la vie devra être comptée en secondes plutôt qu'en années pour atteindre une somme respectable. Et conformément à cela, elle sera dilapidée comme une liasse de billets de banque : l'Autriche ne peut se déshabituer de compter en couronnes.

L'argent va de pair avec la pluie. La météorologie elle-même est un indice de l'état de ce monde. La félicité est sans nuage, ne connaît pas le temps qu'il fait. Aussi, un empire sans nuage de biens parfaits s'installe, sur lesquels ne tombe aucun argent.

Il faudrait se livrer à une analyse descriptive des billets de banque. Un livre dont la force satirique illimitée n'aurait son égale que dans la force de sa conformité aux faits. Car le capitalisme drapé dans son sérieux de pape, prend dans ces documents des allures naïves comme nulle part ailleurs. Il y a ici tout un monde constitué de jeunes innocents qui jouent autour des chiffres, de déesses qui tiennent les Tables de la Loi et de ce héros mûri qui rengaine son épée devant les unités monétaires : architecture en façade de l'enfer. – Si Lichtenberg avait trouvé répandu le papier-monnaie, le plan de cette œuvre ne lui aurait pas échappé.

PROTECTION JURIDIQUE POUR INDIGENTS

ÉDITEUR : Mes attentes ont été très profondément déçues. Vos choses n'ont absolument aucun effet sur le public ; elles ne marchent pas le moins du monde avec eux. Et je n'ai pas économisé sur la présentation. Je me suis dépensé en publicité.  Vous savez combien je vous estime depuis toujours. Mais vous ne pourrez pas me tenir rigueur de ce que maintenant ma conscience commerciale s'émeuve aussi. Comme n'importe qui, je fais ce que je peux pour les auteurs. Mais, en définitive, j'ai une femme et des enfants à charge. Je ne veux naturellement pas dire que je vous attribue les pertes de ces dernières années, mais il me restera le sentiment amer d'une déception. Pour l'heure, je ne peux malheureusement plus vous subventionner du tout.

AUTEUR : Monsieur, pourquoi êtes-vous devenu éditeur ? Nous allons le faire voir immédiatement. Mais avant cela, accordez-moi une chose : je figure dans vos archives sous le numéro 27. Vous avez édité cinq de mes livres ; cela signifie que vous avez misé cinq fois sur le 27. Je regrette que le 27 ne soit pas sorti. Au demeurant, vous n'aviez parié sur moi qu'à cheval * 9, seulement parce que je suis à côté du 28, votre chiffre porte-bonheur. – Pourquoi vous êtes devenu éditeur, vous le savez maintenant. Vous auriez tout aussi bien pu embrasser une honnête profession comme Monsieur votre père. Mais toujours vivre au jour le jour – ainsi est la jeunesse. Continuez à suivre vos habitudes. Mais évitez de vous faire passer pour un commerçant honnête. Ne prenez pas des mines d'innocent quand vous avez tout perdu au jeu ; ne nous parlez pas de vos huit heures de travail par jour ni de la nuit durant laquelle vous ne trouverez presque plus le repos. “Une chose avant tout, mon enfant, sois loyal et sincère ?!” Et ne faites pas une scène à vos numéros ?! Sinon, on vous flanquera dehors ?!

SONNETTE DE NUIT POUR LE MÉDECIN

La satisfaction sexuelle délivre l'homme de son secret, qui ne se trouve pas dans la sexualité mais se voit tranché et non pas résolu dans son accomplissement et peut-être en lui seul. Il faut le comparer avec le lien qui l'attache à la vie. La femme le tranche, l'homme devient libre pour la mort, parce que sa vie a perdu son secret. Ainsi parvient-il à une nouvelle naissance et, comme la bien-aimée le délivre de l'envoûtement de la mère, la femme le délivre littéralement de la Terre Mère, telle une sage-femme qui tranche le cordon ombilical tressé du secret de la nature.

MADAME ARIANE, DEUXIÈME COUR À GAUCHE

Qui interroge des voyantes sur son avenir cède sans le savoir un élément de connaissance intime sur ce qui va survenir, mille fois plus précis que tout ce qu'il peut entendre chez elles. L'inertie le conduit plus que la curiosité et rien ne ressemble moins à l'hébétude soumise, avec laquelle il assiste au dévoilement de son destin, que le geste de la main dangereux et rapide, avec lequel l'homme courageux fixe l'avenir. Car la présence d'esprit est sa quintessence : percevoir exactement, ce qui dans une seconde s'accomplit est plus décisif que de connaître à l'avance le plus lointain avenir. Des présages, des pressentiments et des signaux parcourent en effet jour et nuit notre organisme comme des ondes de choc. Les interpréter ou les mettre à profit, c'est toute la question. Mais les deux sont incompatibles. La lâcheté et l'inertie conseillent une chose, la lucidité et la liberté, l'autre chose. Car, avant qu'une telle prophétie ou qu'un avertissement ne devienne un élément médiat, mot ou image, le meilleur de sa force s'est déjà éteint, cette force avec laquelle la prophétie nous touche en plein cœur et nous contraint d'agir selon elle, à peine en doutons-nous. Il suffit que nous la laissions s'échapper pour qu'alors et seulement à ce moment-là, elle se déchiffre. Nous la lisons. Mais maintenant, il est trop tard. De là, lorsqu'un feu se déclare inopinément ou que d'un ciel serein parvient la nouvelle d'une mort, dans un premier instant de frayeur muette un sentiment de culpabilité naît avec ce reproche informe : au fond, ne le savais-tu pas ? Est-ce que, lorsque tu as parlé du mort pour la dernière fois, son nom dans ta bouche n'a pas déjà résonné différemment ? Quelque chose ne te fait-il pas signe dans les flammes d'hier soir, dont tu ne comprends que maintenant le langage ? Et si un objet que tu aimais s'est perdu, n'y avait-il pas déjà des heures, des jours auparavant, autour de lui un halo de raillerie ou de deuil qui le trahissait ? Le souvenir montre à chacun dans le livre de la vie, comme des rayons ultraviolets, une écriture qui, invisible comme une prophétie, commentait le texte. Mais on ne substitue pas impunément les intentions, on ne livre pas la vie non-vécue à des cartes, à des esprits, à des étoiles qui, en un rien de temps, la consomment et en abusent pour nous la restituer flétrie ; on ne trompe pas impunément le corps sur sa puissance à se mesurer avec les destinées sur son propre terrain et à triompher d'elles. L'instant figure les fourches Caudines sous lesquelles le destin se plie devant lui. Changer la menace de l'avenir en présent accompli, ce miracle télépathique seul désirable est l'œuvre de la présence d'esprit corporelle. Les temps anciens, où un tel comportement relevait de l'équilibre de l'économie quotidienne de l'être humain, lui donnaient avec le corps nu l'instrument le plus fiable de la divination. L'Antiquité connaissait encore la vraie praxis, et Scipion, en trébuchant alors qu'il posait le pied sur le sol de Carthage, ouvrit grand les bras dans sa chute et cria le mot d'ordre de la victoire : Teneo te, terra Africana ?! 10 Ce qui allait être signe d'effroi, image de malheur, il le rattache physiquement à la seconde et se fait lui-même factotum de son corps. C'est précisément là que, de tout temps, les anciens exercices ascétiques du jeûne, de la chasteté et de la veille ont célébré leur triomphe le plus éclatant. Le jour se présente chaque matin comme une chemise propre sur notre lit ; ce tissu incomparablement fin et dense, d'une prophétie sans tache, semble moulé sur nous-mêmes. Le bonheur des prochaines vingt-quatre heures est suspendu à la façon dont nous savons nous en saisir au réveil.

VESTIAIRE DE MASQUES

Qui transmet la nouvelle d'un décès fait figure d'important à ses propres yeux. Son sentiment fait de lui – même contre toute raison – le messager du Royaume des Morts. Car la communauté de tous ces morts est si vaste, que même celui qui ne fait que parler de la mort la ressent. “Ad plures ire 11 signifiait chez les Latins “mourir”.

Je remarquai à Bellinzone trois ecclésiastiques dans la salle d'attente de la gare. Ils étaient assis de biais sur un banc, en face de ma place. J'observai de toute mon attention le geste de celui du milieu, qui se distinguait de ses frères par une petite capuche rouge. Il leur parle en tenant ses mains repliées sur son giron et, seulement de temps à autre, il lève un tout petit peu l'une ou l'autre et l'agite. Je pense : la main droite doit toujours savoir ce que fait la gauche.

Qui, en remontant du métro à l'air libre, n'a pas déjà été frappé d'arriver là-haut, dans la pleine lumière du soleil. Et cependant, lorsqu'il était descendu il y a quelques minutes, le soleil était tout aussi resplendissant. Il a vite oublié le temps qu'il faisait dans le monde d'en haut, lequel l'oubliera aussi vite. En effet, qui peut dire que son existence a fait plus que traverser la vie de deux ou trois autres, aussi tendrement et intimement que l'air du temps ?

Chez Shakespeare et chez Calderón, des batailles remplissent toujours de nouveau le dernier acte, et des rois, des princes, des écuyers et leurs suites “entrent en scène en prenant la fuite”. L'instant où ils deviennent visibles pour le spectateur les fait s'immobiliser. La scène ordonne l'arrêt de la fuite des personnages du drame. Leur entrée dans le champ visuel de ceux qui ne prennent pas part à l'action et qui leur sont vraiment supérieurs permet aux abandonnés de reprendre haleine et les enveloppe d'une atmosphère nouvelle. L'indication scénique de l'entrée “en fuite” tient de là sa signification cachée. Dans la lecture de cette formule se joue l'attente de cet endroit, d'une lumière ou de la rampe, dans laquelle notre fuite à travers la vie serait à l'abri des étrangers spectateurs.

GUICHET DES PARIS

L'existence bourgeoise est le régime des affaires privées. Plus un type de conduite est important et riche de conséquences, plus elle le soustrait au contrôle. Les professions de foi politiques, la situation financière, la religion – tout cela veut se dissimuler, et la famille est la construction pourrie et obscure dans les débarras et les recoins de laquelle se sont établis les instincts les plus mesquins. La conduite philistine proclame la privatisation totale de la vie amoureuse. En conséquence, faire sa cour est devenu une entreprise silencieuse et opiniâtre entre quatre yeux et cette cour privée d'un bout à l'autre, dégagée de toute responsabilité, est à vrai dire tout ce qu'il y a de nouveau dans le “flirt”. Au contraire, les types prolétarien et féodal sont analogues en ceci que, dans leur cour, ils doivent moins triompher de la femme que de leurs concurrents. Or, cela signifie respecter la femme beaucoup plus profondément que dans sa “liberté”, cela veut dire accomplir sa volonté sans l'interroger. Féodal et prolétarien est le transfert des accents érotiques dans la sphère publique. Se montrer avec une femme à telle ou telle occasion peut signifier plus que de coucher avec elle. Tout comme avec le mariage, la valeur ne se trouve pas dans la stérile “harmonie” des époux : la puissance spirituelle du mariage se révèle, tel l'enfant, comme un effet excentrique des luttes et des rivalités qui sont les leurs.

DÉBIT DE BIÈRE À CONSOMMER DEBOUT

Les matelots débarquent rarement à terre ; le service en haute mer est un congé dominical en comparaison au travail dans les ports, où il faut charger et décharger de jour comme de nuit. Quand arrive pour un groupe la permission de débarquer quelques heures, il fait déjà sombre. Dans le meilleur des cas, la cathédrale se dresse comme un massif ténébreux sur le chemin du bar. La brasserie est la clef de chaque ville ; pour savoir où il y a de la bière allemande à boire, la connaissance des pays et des peuples ne manque pas. Le bistrot allemand pour matelots déroule le plan nocturne de la ville : il n'est pas difficile de trouver son chemin de là au bordel et aux autres bistrots. Leur nom tombe depuis des jours dans les propos de table. Car quand on a quitté un port, le suivant arbore, telles autant de petites banderoles, des noms de cafés et de salles de danse, de belles femmes et de plats nationaux. Mais qui sait si cette fois on débarquera. Voilà pourquoi le navire vient à peine de faire escale et d'être déclaré alors que déjà des marchands sont montés à bord avec des souvenirs : chaînes, cartes postales, peintures à l'huile, couteaux et figurines de marbre. La ville n'est pas visitée, on l'achète. Dans la malle du matelot, la ceinture en cuir de Hong Kong côtoie le panorama de Palerme et une photo de fille de Stettin. C'est exactement ainsi qu'est leur vrai chez-soi. Ils ne savent rien d'un lointain nébuleux dans lequel gisent aux yeux du bourgeois les mondes étrangers. Ce qui s'impose d'abord dans chaque ville, c'est le service à bord et ensuite la bière allemande, le savon à barbe anglais et le tabac hollandais. La norme internationale de l'industrie est ancrée en eux jusqu'à la moelle, ils ne sont pas dupes des palmiers et des icebergs. Le marin a “bouffé” la proximité et seules les nuances les plus exactes lui parlent. Il sait mieux distinguer les pays d'après la préparation de leurs poissons que d'après la construction de leurs maisons et leurs paysages. Il est à ce point chez lui dans le détail que, dans l'océan, les routes maritimes où il croise d'autres navires (et salue ceux de sa compagnie par un hurlement de sirènes) deviennent des voies bruyantes sur lesquelles il faut céder le passage. Il habite en pleine mer, dans une ville où, sur la Canebière de Marseille, un bistrot de Port-Saïd fait face à une maison close de Hambourg et où le Castel del Ovo napolitain se trouve sur la place Catalogne de Barcelone. La ville natale a encore la primauté chez les officiers. Mais pour le matelot de pont ou le soutier, pour les gens dont la force de travail transportée entretient le contact avec la marchandise dans la cale du navire, les ports croisés ne sont même plus un pays natal mais un berceau. Et lorsqu'on les écoute, on prend conscience du mensonge que recèle le voyage.

INTERDIT AUX MENDIANTS ET AUX COLPORTEURS

Toutes les religions honoraient grandement le mendiant. Car il prouve qu'esprit et maximes, conséquences et principes, échouent honteusement dans une chose aussi sobre et banale, aussi sainte et vivifiante qu'est l'aumône.

On se plaint des mendiants dans le sud et on oublie que leur manière d'insister devant notre nez est aussi justifiée que l'obstination de l'érudit devant des textes difficiles. Pas l'ombre d'une hésitation, pas la moindre volonté ou considération qu'ils ne soupçonnent à nos airs. La télépathie du cocher qui nous fait clairement comprendre par son appel seul qu'il n'est pas hostile à ce que nous montions dans sa voiture, celle du boutiquier qui sort de son bric-à-brac la seule chaîne ou le seul camée qui pourrait nous tenter, sont du même acabit.

VERS LE PLANÉTARIUM

Si, comme jadis Hillel l'a fait avec la doctrine juive, on devait énoncer debout sur une seule jambe la doctrine de l'Antiquité en toute brièveté, la formule devrait en être : “C'est seulement à ceux qui vivent des forces du cosmos qu'appartient la terre.” Rien ne distingue plus l'homme antique de l'homme moderne que se livrer à une expérience cosmique, que le second connaît à peine. Le déclin de celle-ci s'annonce déjà avec le sommet de l'astronomie au début des temps modernes. Kepler, Copernic et Tycho Brahe n'étaient assurément pas mus seulement par des impulsions scientifiques. Mais il y a néanmoins dans l'accent exclusif mis sur la relation optique avec l'univers, auquel l'astronomie a très tôt conduit, un indice de ce qui devait arriver. Les relations de l'Antiquité avec le cosmos s'établissaient autrement : dans l'ivresse. L'ivresse n'est-elle pas la seule expérience dans laquelle nous nous assurons seulement du plus proche et du plus lointain, mais jamais de l'un sans l'autre ? Mais cela veut dire que l'homme en état d'ivresse ne peut communiquer avec le cosmos qu'en communauté. C'est l'égarement qui menace les modernes que de tenir cette expérience pour anodine, pour conjurable et de la confier à l'individu sous forme d'exaltation en de belles nuits étoilées. Bien au contraire, elle ne cesse d'arriver à échéance de nouveau et, alors, peuples et générations lui échappent aussi peu que cela s'est manifesté pendant la dernière guerre de la façon la plus effroyable, comme l'essai de nouvelles épousailles encore inouïes avec les puissances cosmiques. Des masses humaines, des gaz, des forces électriques furent jetés en plein champ. Des courants de haute fréquence traversèrent le paysage, de nouveaux astres se levèrent dans le ciel, l'espace aérien et les profondeurs de la mer grondèrent du bourdonnement des hélices et, en tous lieux, on creusa des fosses sacrificielles dans la Terre Mère. Ces grandes recherches de fusion avec le cosmos s'accomplirent pour la première fois à l'échelle planétaire, et ce dans l'esprit de la technique. Mais comme la recherche avide du profit dans la classe dominante se proposait d'expier sur elle son vouloir, la technique a trahi l'humanité et métamorphosé la couche nuptiale en une mer de sang. La domination de la nature ainsi que l'enseignent les impérialistes est le sens de toute technique. Mais qui voudrait faire confiance à un maître usant du bâton qui qualifierait de sens de l'éducation la domination des enfants par les adultes ? L'éducation n'est-elle pas avant tout le règlement indispensable de la relation entre les générations et, par conséquent, si l'on veut parler de domination, celle des rapports entre les générations et non des enfants ? Et ainsi, la technique elle non plus n'est pas domination de la nature : elle est la maîtrise du rapport entre la nature et l'humanité. Les hommes en tant qu'espèce se trouvent sans doute depuis des millénaires à la fin de leur évolution ; mais l'humanité en tant qu'espèce n'en est qu'à ses débuts. La technique lui organise une physis à l'intérieur de laquelle le contact avec le cosmos s'établit de manière nouvelle et différente de celui qui existait dans les peuples et les familles. Il suffit de rappeler l'expérience des vitesses, en vertu de quoi l'humanité se prépare dorénavant à des voyages temporels hors limites à l'intérieur du temps, pour tomber là sur des rythmes qui redonneront des forces à des malades, comme avant en haute montagne ou près des mers du Sud. Les Luna Park sont une forme préfigurant les sanatoriums. Le frisson de l'authentique expérience cosmique n'est pas lié à ce minuscule fragment de nature que nous avons l'habitude de nommer “la nature”. Dans les nuits d'anéantissement de la dernière guerre, un sentiment ébranlait la structure de l'humanité, ressemblait au bonheur des épileptiques. Et les révoltes qui suivirent cette guerre furent la première tentative de prendre le contrôle du corps nouveau. La puissance du prolétariat est l'échelle qui mesure en degrés sa guérison. Si la discipline de celui-ci ne prend pas possession d'un tel corps jusqu'à la moelle, aucun raisonnement pacifiste ne pourra le sauver. L'être vivant ne surmonte le vertige de l'anéantissement que dans l'ivresse de la procréation.

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Notice

NOTICE

CES textes rédigés entre 1923 et 1926 paraissent en 1928, année de la publication de Origine du drame baroque allemand alors que Walter Benjamin a déjà entamé son travail sur les Passages parisiens. Il se trouve à un carrefour dans son parcours intellectuel : il quitte l'étude philologique sur le XVIIe siècle pour aborder l'actualité immédiate, dans le vif de l'époque et le fait en choisissant, selon l'expression de Philippe Ivernel, “un ancrage en profondeur dans l'âge des commencements”, c'est-à-dire de l'enfance. Car celle-ci manifeste un principe de répétition innovante et la capacité de créer propre à l'écrivain et à l'artiste ; cette proximité avec l'enfance innerve tout le texte.

La tâche de l'écrivain est d'inventer une nouvelle écriture rapide qui saisisse le réel par les cheveux, une écriture gestuelle, la pensée se jetant dans le chaos d'une époque en pleine transformation.

Nous avons donc un montage de textes brefs, ciselés en miniatures, qui nous invite à parcourir une rue fictive et à nous arrêter à des stations qui sont autant de ponctuations sur un chemin. Benjamin multiplie les carrefours, les bifurcations, les perspectives, avec une passion du détail par lequel passe sa sensation aiguë du réel d'un monde menacé de séisme.

Il nous invite à un voyage à travers l'inflation d'une société pétrifiée par la question de l'argent, nous fait traverser le monde, du feu dévorant de la Première Guerre à la crise qui se prépare et dont Benjamin signale minutieusement les signes avant-coureurs.

Ces notes brèves et tranchantes disent, dans l'urgence, l'enchevêtrement du désir, des marchandises et de la publicité dans une société mouvante. L'écriture, mobile à l'extrême, à l'instar de son sujet, se déplace sans cesse de fragment en fragment au moyen d'entrecroisements, de ressemblances et de contradictions.

Benjamin nous apprend qu'une œuvre d'art, contrairement au document, s'augmente d'un regard répété, que les notes en bas de page sont tels les billets de banque glissés dans le bas de la prostituée (nous n'en userons que pour ce que nous jugeons indispensable et éclairant). Il nous rappelle que l'enfant, couvert de la neige de ses lectures, pense que tout ce qui lui arrive va à sa rencontre et qu'ainsi l'appartement familial lui est un arsenal de masques qu'il désensorcelle en en devenant l'ingénieur, tout comme la dédicataire du texte, Asja Lacis, l'amie lettonne présentée à l'orée de ce texte, comme celle qui a “percé” cette rue dans l'auteur, l'a ouverte en ingénieur.

À la fin de 1926, Benjamin fait un séjour de deux mois en Russie où il retrouve Asja Lacis, laquelle, militante bolchévique, a mis en œuvre la vertu éducative et socialisante du théâtre d'enfant à l'établissement d'Orel en 1918-1920. Adorno et Scholem avaient supprimé cette dédicace lors d'une première réédition. Nous la restituons après d'autres : la femme est à l'image de l'enfant, ingénieur et créateur tout à la fois, pariant sur le nouveau.

Benjamin revient, après Proust, sur la relation intime entre le désir d'un lieu et l'être aimé, cet espace réel et cet espace du souvenir et de la conversation, éclairé par la bienveillante lumière de l'autre.

Il nous déclare que la critique est affaire de juste distance, alors que la publicité déjà dominante menace, par l'adhésion au regard mercantile, d'anéantir la libre latitude de réflexion.

La ville est un livre ouvert à l'interprétation dans ses moindres détails, comme les timbres pour l'enfant collectionneur qui voyage dans une vie secrète avec ces premières photos des ancêtres “chiffrés” qui figurent le monde en miniatures.

Il nous rappelle encore que les citations sont comme des voleurs de grands chemins qui dépossèdent le flâneur de sa conviction.

Il s'arrête aussi sur ce qui fait, parfois, cette curieuse relation de pouvoir entre l'auteur et son éditeur.

Enfin, dans le dernier texte, il revient sur ces nuits d'anéantissement de la guerre, la première de ce siècle, les révoltes qui s'ensuivirent, en Allemagne, la première tentative de prendre le contrôle du corps nouveau, qui n'est pas sans faire penser à celui des Illuminations de Rimbaud.

L'univers s'agrandit à l'échelle de la constellation du monde pour l'écrivain qui tient ces points lumineux ensemble et en fait le cœur de son écriture.

A.L.M.

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Du même auteur

Du même auteur aux éditions Allia

Écrits radiophoniques

Petite histoire de la photographie

L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

Paris, capitale du XIXe siècle

About & Around Rue à sens unique

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Titre original et crédits

TITRE ORIGINAL

Einbahnstrasse

Rue à sens unique a paru pour la première fois en 1928 aux éditions Ernst Rowohlt à Berlin.

En couverture : Harold Lloyd dans le film muet de 1923 Safety last! de Fred C. Newmeyer et Sam Taylor.

© Éditions Allia, Paris, 2015.

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Achevé de numériser

Rue à sens unique de Walter Benjamin

a paru aux éditions Allia en octobre 2015.

ISBN :

979-10-304-0054-0

ISBN de la présente version électronique :

979-10-304-0055-7

Éditions Allia

16, rue Charlemagne

75 004 Paris

www.editions-allia.com

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Notes

NOTES

1. Pas un jour sans une ligne. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

2. En peu de mots.

3. Vers de Goethe in Divan occidental-oriental, conclusion du Premier livre, “Le livre du Chanteur”.

4. Jeu de mots sur le nom du directeur : Roethe.

5. Proverbe qui renvoie au dicton français : Le monde appartient à celui qui se lève tôt.

6. Les Fleurs du Mal, “Une Martyre”.

7. Rocher en pleine mer, poème de Chamisso qui porte ce titre.

8. Grande famille aristocrate, conseillère de François-Joseph, à l'origine du système postal en Autriche.

9. À cheval sur deux numéros à la roulette.

10. Je te tiens, Terre Africaine ?!

11. Rejoindre le nombre.