Chapitre VI

STANDARDISATION ET DIFFÉRENCIATION

L’HISTORICITÉ DES FORMES DE MISE EN VALEUR

En tant que formes sociales, les différentes façons de mettre en valeur les objets marchands ont sans nul doute une dimension historique. Il est toutefois difficile, et peut-être vain, de prétendre en fixer l’origine ou même d’en établir la généalogie. Chacune d’entre elles se présente en effet comme un ensemble structuré et relativement cohérent tout en étant composée d’éléments plus ou moins disparates, résidus de constructions antérieures et dont chacun a sa propre histoire, comparable en cela — comme le langage dans la fameuse métaphore wittgensteinienne — à une ville ancienne avec ses voies et ses demeures de différentes époques et de différents styles. On pourrait ainsi considérer que la production en grand nombre d’objets plus ou moins semblables, notamment destinés aux armées, n’a pas attendu l’apparition de la forme standard, ou que cette dernière naîtrait avec l’apparition du livre imprimé. Toutefois, comme le relève Roger Chartier, la standardisation ne peut pas être attribuée entièrement à l’imprimerie, car le texte imprimé est, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, « ouvert à la mobilité1 », au sens où les rééditions d’une même œuvre introduisent de nombreuses différences entre elles, notamment parce que des corrections sont apportées en cours de tirage, etc. Par ailleurs, les manuscrits d’auteurs, en France, sont extrêmement rares avant 1750, car le manuscrit de l’auteur, une fois copié, étant considéré comme dénué de prix, est détruit, et la vente et l’achat de manuscrits autographes, ainsi que les collections de signatures autographes ne se développent qu’à la fin du XVIIIe siècle.

On peut s’interroger aussi, en suivant de nombreux débats contemporains, sur la question de savoir quand apparaissent des collections et sur les similitudes et les différences entre les anciens « cabinets de curiosités » et les collections modernes2. On peut se demander encore, à propos de la forme tendance, si l’intérêt porté aux objets en tant qu’indices d’appartenance et que signes de distinction est un trait universel ou bien s’il faut le faire remonter aux principautés de l’Italie du XVe siècle, à la société de cour en France au XVIIe, ou à l’apparition, au XVIIIe siècle anglais d’un nouveau rapport à la consommation, au luxe et à ce que les historiens ont appelé le populuxe, qui deviennent alors des thèmes très répandus de débats et d’essais soit enthousiastes, soit critiques. On pourrait faire des remarques similaires à propos de la forme actif. Sans doute pourrait-on trouver, à des époques plus ou moins reculées, des exemples d’objets « précieux » circulant rapidement dans un but spéculatif, comme dans le cas célèbre des oignons de tulipe dans la Hollande du XVIIe siècle3, ou, à l’inverse, écartés de l’échange et mis en réserve au titre de trésors4.

À la position qui, obsédée par la recherche des antécédents, en vient à reculer indéfiniment le point originel, et qui, se perdant dans les détails, aboutit souvent au constat relativiste, donc historiquement désabusé, selon lequel il n’y aurait jamais rien de nouveau sous le soleil, nous en opposerons une autre — que l’on peut qualifier, pour dire vite, de structurelle. Elle s’efforce de repérer les lieux et les moments où des choses et des pratiques déjà là voient leur sens se modifier profondément parce qu’elles entrent dans des configurations nouvelles sous l’effet de changements qui peuvent n’affecter d’abord qu’une faible partie de leur environnement et paraître marginaux.

Dans le cas qui nous occupe ici, des modifications qui peuvent sembler très lentes et presque continues si on s’attache aux choses en tant que choses prennent un caractère historiquement beaucoup plus marqué si on considère les choses en tant que marchandises. Ou, pour le dire autrement, toutes les choses étaient là, susceptibles de circuler et de changer de mains, en étant payées, d’être utilisées, conservées, transmises ou délaissées, mais sans être pour autant des marchandises au sens que nous donnons à ce terme, parce que le cosmos de la marchandise n’était pas constitué en tant que tel. La marchandise, constituée en tant que telle, nécessite des structures permettant de traiter des objets très divers comme équivalents lorsqu’ils sont échangés en étant dotés d’un prix. Pour que des choses puissent, lors de tels échanges, se réaliser en tant que marchandises, il faut qu’elles puissent être rapportées à un mode d’être des choses ayant un caractère de généralité. Or l’une des particularités centrales de ce mode d’être est de réaménager la relation entre homogénéité et hétérogénéité, c’est-à-dire entre le fait que toutes les choses puissent être réduites à un prix, et maintien de leur diversité mise en valeur par des formes. Autrement dit, il permet d’envisager les choses les plus diverses d’un côté en les identifiant dans ce qu’elles ont précisément de spécifique et de différent, et de l’autre, en les maniant comme si elles étaient susceptibles d’un même traitement. En tant que choses, elles sont réparties entre des catégories qui tiennent compte de leur diversité et qui en organisent la pluralité. Mais, en tant que marchandises, elles font l’objet de dispositions qui les traitent comme si elles étaient du même ordre5.

Un indicateur de la nécessité de diversifier des produits qui risquent de perdre leurs différences en étant plongés dans le cosmos de la marchandise est l’importance accrue donnée à la marque à la fin du XIXe siècle, qui a été prolongée par l’essor du marketing6. La marque devient un moteur surtout à partir de l’entre-deux-guerres. La publicité qui se centre sur les marques met en scène leur image et leur confère une diffusion qui se veut universelle. Les marques, familières et connues de tous, deviennent alors un élément important de la réalité sociale. Ce dispositif ne vise pas seulement à stimuler les ventes. Il joue aussi un rôle central dans la transformation des rapports de force entre fabricants et commerçants et, par là, dans les changements du capitalisme qui accompagnent la montée en puissance de la forme standard. « Durant toute l’époque moderne — écrit Patrick Verley — les marchands tirent plus de profit de la commercialisation des produits que les fabricants de leur travail. Les premiers tendent à contrôler les seconds7. » Ce rapport de force se maintient d’abord et même s’accroît quand apparaissent, dans le dernier tiers du XIXe siècle, des produits standard d’utilisation courante (comme des produits alimentaires ou des produits de toilette) qui parviennent au commerce de détail en transitant par des grossistes, en sorte qu’il est pratiquement impossible d’en connaître la provenance. La confiance que leur accordent les acheteurs dépend essentiellement de celle qu’ils ont à l’égard du détaillant, seule personne humaine à laquelle le produit peut être rapporté et qui est susceptible de lui servir de référence. Le dispositif de la marque a pour objectif de permettre « aux fabricants de s’émanciper des commerçants » en assurant une façon d’identifier les objets qui soit relativement indépendante par rapport à l’identité des personnes qui les mettent en vente. Il vise à reporter la confiance du client sur le fabricant, resté jusque-là dans l’ombre, de façon à fidéliser celui-ci quels que soient les sites où le produit est mis en vente et à exercer des effets de monopole en décourageant les substitutions que peuvent proposer les commerçants désireux d’orienter les acheteurs vers d’autres produits supposés similaires, dont ils disposent en magasin et dont ils veulent se débarrasser8.

Les marques et les publicités qui les font connaître doivent à cet effet à la fois déployer et contrecarrer les propriétés de la forme standard. D’un côté, elles doivent conforter l’être-là des objets, précisément dans ce qu’ils ont d’impersonnel. Elles doivent assurer les consommateurs potentiels du fait que les produits qu’ils peuvent convoiter seront toujours disponibles, toujours présents, et aussi tous également conformes à leur prototype, c’est-à-dire à la présentation analytique qui le définit, s’ils sont achetés neufs, ce qui vise à réduire l’incertitude du consommateur et à le détourner d’acquérir moins cher des objets d’occasion. Et aussi lui donner l’assurance d’une garantie qui peut se prolonger au-delà du moment de l’achat, et celle d’un suivi, s’il arrivait à la chose achetée de dysfonctionner. Mais, d’un autre côté, la marque doit également répondre à des exigences relativement contradictoires. Elle doit, particulièrement si l’objet est coûteux, donner le sentiment que, tout en étant toujours disponible, même sur une toquade, du jour au lendemain, toujours là, il demeure aussi toujours rare, ce qui se fait en mettant en valeur les qualités exceptionnelles de l’objet par opposition à celles d’autres choses apparemment similaires mais banales. Elle doit surtout le ré-humaniser, et cela en orientant l’attention dans trois directions différentes. Premièrement, vers le fabricant (ou le fondateur de la fabrique) qui donne fréquemment son nom à la marque (Gillette, Renault, Guerlain, etc.). Cela s’est fait souvent, surtout à l’époque où la forme standard se déploie et est encore fragile, en associant chaque spécimen du produit à une image supposée être celle du patron de la fabrique d’où ce produit est censé provenir, et parfois à une signature, qui est la trace graphique d’une personne. Deuxièmement, vers le consommateur potentiel en associant le produit à une image typifiée du genre de personnes pour lesquelles il est fait — un enfant, une ménagère, un cadre, un jeune, etc. (un procédé qui est poussé à la limite dans la forme tendance où la photographie de personnes réelles et célèbres est substituée à celle de personnes génériques). Troisièmement, vers le produit lui-même, surtout quand, prétendant à une diffusion mondiale, il ne peut plus être identifié par référence à une personne localisée, en l’associant à une symbolique, qui prend modèle sur les blasons, et est chargée de le représenter et de fournir des repères stables, comme ce fut le cas, parmi les plus anciens, du Bibendum de Michelin (1898) ou des chevrons de Citroën (1922) qui fut l’un des premiers constructeurs automobiles à avoir systématiquement entrepris de construire une image de marque.

Ces moyens sont surtout censés réduire l’incertitude du consommateur distant en favorisant son adhésion aux informations, que la publicité ne fournit que très imparfaitement sous une forme imagée et/ou discursive, mais qui sont supposées être publiques, concernant la présentation analytique du produit, de façon à en justifier le prix. Ces informations sont largement contrôlées par le producteur. Pour se faire une opinion sur le produit proposé à la vente et le comparer à d’autres produits supposés répondre à des usages similaires, l’acheteur potentiel doit donc faire confiance au producteur et/ou à des personnes de connaissance ayant une expérience préalable de l’objet. Cela jusqu’à la constitution d’associations de consommateurs qui, ayant émergé dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle9, se sont développées, conjointement aux instituts de consommation, à partir des années 1970, stimulés notamment par le travail critique du juriste Ralph Nader10. Ces institutions de consommation soumettent différents objets aux fonctions jugées similaires, commercialisés sous des noms de marques concurrents, à des tests dont les résultats sont rendus publics. On remarquera que ces évaluations, qui visent à fournir aux consommateurs une information moins intéressée que celle diffusée sous les noms de marques, se plient elles-mêmes à un formalisme standard au sens où elles reposent sur un travail de codification qui, à partir d’une grille jugée applicable à différents prototypes, décompose les spécimens mis à l’épreuve en un ensemble de propriétés pertinentes.

DU NÉGOCE DES CHOSES
À LA CIRCULATION DES MARCHANDISES

Pour envisager les choses en tant que marchandises, aucun exemple n’est sans doute plus parlant que ces nouveaux dispositifs commerciaux, les grands magasins, dont l’apparition, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, fut préfigurée par la multiplication des « passages » qu’ont illustrés les analyses de Walter Benjamin11. Dans les grands magasins, comme dans les foires et expositions internationales qui se multiplient à la fin du siècle, les choses sont réparties entre différents départements qui présentent chacun une pluralité d’objets, de prix inégal, dont le rapprochement en un même lieu permet de mettre en avant à la fois les similitudes et les différences, ce qui enclenche des effets de substituabilité. Mais, quelles que soient leur substance, leur forme, leur fonction, et les raisons invoquées pour les rendre attrayantes, ces choses diverses, distribuées entre différents rayons dont chacun est dirigé par un vendeur spécialisé (le « chef de rayon ») capable d’orienter les acheteurs potentiels et de répondre à leurs questions, font toutes l’objet d’un traitement commercial similaire, en amont, au niveau de la relation avec les fournisseurs, des assurances et de la gestion des stocks et, en aval, à celui du service après-vente, des garanties et surtout de la comptabilité, puisque les entrées et les sorties s’inscrivent dans des formes comptables largement unifiées.

À cela s’ajoute un fait primordial qui concerne la relation au temps, à l’espace, et aux personnes. Dans le dispositif du grand magasin, toutes les choses exposées figurent dans le même présent et aussi dans le même espace quelle que soit leur origine, notamment géographique. Mais surtout, elles sont détachées des personnes qui les ont confectionnées et acheminées, en sorte que l’acheteur ne peut leur conférer une identité personnelle qu’en les associant à la personne du vendeur et, à la rigueur, à la personnalité dont le grand magasin est parvenu à se doter, en tant que personne juridique et collective, notamment par le truchement de la publicité. Et cela même si le développement progressif des marques, surtout dans la première moitié du XXe siècle, tend à redonner aux objets une sorte d’identité substantielle supposée identique quel que soit le lieu de leur marchandisation.

Cette homogénéisation de la relation marchande à des objets hétérogènes constitue un processus historique de première importance qui rompt avec les économies qui, à des degrés et à des titres divers, peuvent être qualifiées de précapitalistes. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire des descriptions de ce que furent les formes les plus fréquentes de l’échange dans la société française du XVIIIe siècle, c’est-à-dire moins de cent ans avant que, avec la révolution du commerce, ne s’amorce une transformation radicale qui fait apparaître, sous des choses multiples, leur unicité en tant que marchandises. En se référant aux analyses de Jean-Yves Grenier, ainsi qu’à l’important commentaire que leur a consacré Alain Guerreau12, on peut résumer de la façon suivante l’état de choses qui prévaut vers le milieu du XVIIIe siècle.

Les objets en circulation sont relativement peu nombreux, une grande partie de l’économie reposant sur l’autoproduction et sur une rente qui demeure souvent versée en nature. La fabrication et la vente d’objets constituent un mode secondaire d’enrichissement dont les bénéfices sont reconvertis en rentes foncières, en sorte que « les revenus tirés du contrôle de la terre ont une position strictement dominante ». La monnaie est loin d’être unifiée, ce qui fait dire à Alain Guerreau « qu’il n’existe aucun équivalent général sous l’Ancien Régime » où il y a « autant de rapports monétaires, donc de fixations de la valeur de la monnaie, que de formes d’échanges13 » notamment du fait du plurimétalisme. Les objets en circulation sont « entièrement déterminés par une structure d’identification et de personnalisation spécifique, entraînant tendanciellement une très faible substituabilité » si bien que « les ajustements sont partiels, ponctuels et incertains14 », et que « les biens produits pour l’échange » sont fortement individualisés15.

Le troc demeure important en sorte que l’échange monétaire n’est pas dominant16. Pour certains biens, comme les biens de luxe ou les objets d’art, le don, en échange de statut et de prestige, l’octroi, en échange de privilèges, et même parfois l’extorsion, voire le vol, demeurent des moyens de circulation non négligeables17. Les objets étant déterminés par référence à des personnes et par rapport à un lieu, ils circulent facilement localement mais de plus en plus difficilement et à des coûts de transaction élevés quand la distance augmente. Dans cet état de choses, les « variables spatiales » jouent un rôle de premier plan (ce dont témoigne l’intérêt que leur portent les premiers économistes du XVIIIe siècle, qui associent les différentiels de prix à des différentiels spatiaux, intérêt qui disparaît de la pensée économique du XIXe siècle). L’espace de circulation marchande n’est pas un « espace cartésien », mais « un ensemble de points munis de propriétés différentielles et reliés par des distances18 », où « chaque centre de production possède une relative autonomie par rapport à la conjoncture générale ». Ces points saillants sont écartés les uns des autres par la difficulté des transports, le mauvais état des voies de circulation ainsi que par la multiplicité et la diversité des péages. Étant donné que les profits sont liés à l’exploitation de différentiels spatiaux, l’« intérêt à l’homogénéisation » et à la « fluidification des échanges » est faible19.

Comme le montre Jean-Yves Grenier, la détermination du profit dépend pour une large part de « rapports de force » qui sont liés « au contrôle de l’échange et non du processus productif » (ce que Fernand Braudel appelle la plus-value marchande pour la distinguer de la plus-value tirée de l’exploitation du travail). Or ces rapports de force soit s’expriment sous la forme de règlements légitimés par l’institution royale20, soit dépendent des avances qui précèdent la circulation et la rendent possible. Mais le crédit conserve un caractère personnel prenant lui-même appui sur les institutions, en sorte que « la domination économique n’est pas réalisable sans un pouvoir social plus large ». Ce qui fait dire à Jean-Yves Grenier que l’on peut, dans une situation de ce type où « l’objectivation des relations sociales est incomplète », constater l’importance du « capital » sans que l’on puisse pour autant parler de « capitalisme », parce que « la relation s’investit dans un cadre plus vaste qui crée en sous-ordre les conditions d’un rapport économique », en sorte que « rien dès lors ne permet d’unifier les formes de domination économique qui échappent ainsi au concept de rapport social de production21 ».

Si l’on suit ces analyses, il existait bien, dans les économies d’Ancien Régime une multitude d’objets (quoique en nombre beaucoup moins élevé que cent ans plus tard) qui passaient de main en main. Mais ces choses qui circulaient, comme le faisaient aussi les personnes (dont la démographie historique a retracé, contre l’illusion rétrospective du village immobile, les déplacements fréquents22), n’étaient cependant pas assimilables à de la marchandise, parce qu’elles n’étaient pas toutes assignables à une même sorte de mainmise, ce qui restreignait la possibilité d’une saisie globale faisant appel à un même mode de totalisation. La détermination des choses étant largement subordonnée à celle des personnes, elle suivait les divisions « fondamentales de l’organisation sociale concrète23 », c’est-à-dire avant tout les rapports de pouvoir et de dépendance personnelle.

L’apparition des formes de mise en valeur se comprend donc par contraste avec la manière dont les choses circulaient sous l’Ancien Régime. Tout d’abord, d’une part, compte tenu du fait que la monnaie n’était pas unifiée et ne pouvait donc servir de métrique commune pour les prix, d’autre part, étant donné l’importance du troc, nous pouvons faire l’hypothèse selon laquelle le prix occupait une place moins centrale que celle que lui a donnée la forme standard, fondée, elle, sur le prix « neuf » et c’est pourquoi ces prix constituent, pour un historien qui souhaite les répertorier, « un fouillis littéralement indescriptible24 ». Par conséquent, le mouvement consistant à se détourner d’une chose pour une autre en fonction de son prix, qui permet une forme de critique par les prix, était peu pertinent, ou était inopérant. De plus, ces choses pouvaient être produites en étant plus ou moins copiées les unes par rapport aux autres, sans que se pose la question de l’exclusivité ou d’une interdiction de la reproduction. En effet, c’est seulement à partir de la mise en place du brevet, et plus généralement d’un droit de la propriété intellectuelle, que les monopoles de reproduction d’objets manufacturés sont effectifs.

Les choses ne se présentent pas comme prédéterminées par le prix que l’offreur veut en tirer ou encore comme prédéfinies par la mise en scène d’une valeur qui, tout en étant destinée à en justifier le prix, ne connaît, in fine, d’autre expression que monétaire. Avec le développement de la forme marchandise, la distribution des choses entre des situations types et des usages ajustés aux contraintes pratiques, c’est-à-dire aux circonstances de l’action, n’est pas abolie. Mais elle ne commande plus la circulation de choses qui, en tant que marchandises, se déterminent plutôt par référence au profit exprimé en termes monétaires et comptables, qui devient, explicitement ou implicitement, le telos de l’échange.

Toutefois, cette homogénéisation ne peut aller jusqu’à l’uniformisation — comme ont pu le penser, pour le condamner, certains analystes de la forme standard au temps de son plein développement — dans la mesure où la logique du capitalisme, qui a pour fin de tirer du commerce de chaque chose le plus grand profit possible, exige à cet effet que soient diversifiés les moyens mis en œuvre pour en poser la valeur. Bien que dotées de prix exprimés dans une métrique commune et unifiées du fait de leur polarisation par l’argent et le profit, les choses n’en sont pas moins redistribuées, mais sous un autre rapport, qui est celui de la valeur qu’on leur attribue. Les prix, en eux-mêmes, sont des signifiants dépourvus de signifiés, en sorte que, même hiérarchisés, ils ne suffisent jamais à donner un sens à la circulation. Or, précisément, parce qu’ils sont flottants — un même prix pouvant qualifier les choses les plus diverses —, ces signifiants sont confrontés à la critique qui réclame que soient informées les choses auxquelles ils se rapportent et, par là, que soient justifiés les prix qu’on leur attribue. Ce sont ces dispositifs de rapprochement entre des choses traitées comme similaires sous le rapport de la façon dont un prix leur échoit que nous avons appelés des formes de mise en valeur.

L’EFFET DE LA STANDARDISATION
SUR LA CONSTITUTION DES FORMES
DE MISE EN VALEUR

L’histoire de la réflexion économique des Lumières, en un temps où l’économie n’en était pas encore venue à dénier sa dimension politique pour se redéfinir sur le modèle des sciences positives, a largement mis l’accent sur les changements idéologiques qui, notamment à la suite de Mandeville, ont légitimé l’intérêt individuel25, et sur les changements de l’ordre juridique qui, avec la Révolution française, ont tiré parti de thématiques libérales26 pour abolir les entraves à la circulation des personnes et des biens afin, à la fois, de détacher les choses des personnes et de libérer les échanges. Mais la réorientation du point de vue porté sur les choses n’aurait pas suffi à modifier profondément les structures du commerce et à favoriser le déploiement de la marchandise sans une transformation des choses elles-mêmes. Cette dernière est liée à l’invention et à la diffusion, dont on a vu qu’elle ne connaît son plein essor qu’à partir du dernier tiers du XIXe siècle, de la forme standard. En permettant la production d’un nombre a priori illimité de spécimens reproduisant un même prototype, la forme standard n’a pas pour seul effet de multiplier dans des proportions considérables le nombre des objets proposés à l’échange et d’en diminuer le prix. Elle tend à détacher les choses des personnes et, en se jouant des contraintes liées à l’espace, à rendre possible l’accès, n’importe où, de n’importe qui à n’importe quoi, à condition d’y mettre le prix. À l’anonymat des choses répond l’anonymat des acheteurs de ces choses, qui n’interviennent désormais dans l’espace marchand qu’au titre de consommateurs.

C’est précisément cette anonymisation généralisée, d’ailleurs souvent plus souhaitée et invoquée que réelle, qui constituera le trait principal de la société de marché. Elle a été, comme on sait, l’un des points centraux autour desquels n’ont cessé de tourner, d’une part, la critique des rapports marchands et, de l’autre, le prophétisme du marché. Du côté de la critique, l’anonymat des relations marchandes associé à une critique de la standardisation, sans que les deux thèmes soient nettement distingués tant le développement du capitalisme est alors identifié à celui de la forme standard, a été au cœur des arguments anticapitalistes développés, surtout en Allemagne pendant l’entre-deux-guerres par des philosophes plus ou moins proches de l’École de Francfort, qui ont dénoncé une extension de la standardisation se déplaçant des choses vers les êtres humains eux-mêmes, dont le résultat a été une réification des relations sociales et des personnes27.

D’un autre côté, on peut placer des philosophies politiques qui, mettant l’accent sur le rôle libérateur du marché, l’associent à la démocratie28. Et bien sûr, surtout, l’économie qui, ayant accédé au statut de science, se redéploie largement, avec les néoclassiques dans la seconde moitié du XIXe siècle, autour de la production et de la circulation d’objets qui relèvent de la forme standard. Cela, en ne tenant plus compte ni de la spatialité, ni des relations personnelles unissant les choses à ceux qui les ont confectionnées et à ceux qui les acquièrent. Mais l’effet principal d’une re-centration de l’économie sur la forme standard est de lui permettre de se reconstruire autour de la relation entre deux instances. Soit, d’un côté, des personnes humaines équipées de désirs et, de l’autre, des choses équipées de prix. Toutefois cette relation ne peut fonctionner, à la façon d’un mécanisme impersonnel et autoentretenu, que si les désirs sont définis comme relativement malléables, susceptibles de se modifier et de s’ajuster aux circonstances, et les choses comme substituables, la préférence pour une chose d’un certain prix pouvant se reporter sur une autre chose, similaire mais de moindre prix. Or la substituabilité, qui joue dans ce modèle un rôle central, suppose, d’une part, que soit constitué le cosmos unifié de la marchandise ; d’autre part, qu’elle puisse prendre appui sur une classification générale des biens de façon à en soutenir la comparaison ; enfin, que les choses soient garanties conformes à leur modèle, à condition de n’être commercialisées qu’à l’état neuf. Toutes propriétés que seule la forme standard permet d’assurer.

On peut donc faire l’hypothèse que le développement de la forme standard a eu pour effet non seulement de favoriser la formation d’un cosmos autonome de la marchandise, mais aussi de lui conférer un mode spécifique de structuration. Toutefois ce dernier a fait l’objet d’une complexification croissante à mesure que le développement du capitalisme, à la recherche de nouvelles sources de profit, a suscité une extension de la forme marchandise de façon à rendre possible l’arraisonnement d’entités — des choses, mais aussi des expériences, voire des personnes — demeurées en marge de la forme standard. Dans la période au cours de laquelle s’opère la montée en puissance de la forme standard, la structure de la marchandise repose principalement sur la distinction entre les objets standard et les autres. La référence à cette pluralité floue de choses non standard sert de point d’appui à la critique de la standardisation, et, la standardisation étant associée au capitalisme, à une forme de critique du capitalisme (que l’on a qualifiée ailleurs, à la suite de César Graña29, de critique artiste pour la distinguer de la critique sociale).

La pluralité des choses non standard en vient ainsi à constituer une sorte de dehors du capitalisme, mais, la propriété principale de ces choses étant définie de façon privative — elles ne sont ce qu’elles sont que du fait qu’elles ne sont pas standard —, ce dehors peut demeurer relativement vague et faiblement structuré. Y appartiennent au premier chef les objets d’art ou de culture, mais aussi toutes les choses qui sont liées à l’expérience personnelle, dans ce qu’elle peut avoir d’intime, c’est-à-dire, dans cette logique, de non marchandisable, comme le sont, par exemple, l’expérience du voyage ou encore celle du luxe, et plus généralement celle de l’esprit30, rapportée au mode d’existence du dandy, qui est précisément défini par le fait qu’il se soustrait, à ses risques et périls, à l’attrait des choses standard qui s’empare des foules, et à la standardisation de ses expériences sous l’effet d’un arraisonnement de tout par le capital. Dans cet esprit, le rejet de la standardisation trouve son point culminant — particulièrement dans l’œuvre de Georges Bataille31 — dans la sacralisation de l’excès qui s’exprime, indissociablement, par la gratuité et par la dépense, mais la dépense en pure perte, comme dans le potlach, et dont la matrice est la sexualité. C’est la possibilité de cet arraisonnement de tout et surtout de l’art et de la culture, par le capitalisme, qui est mis en scène de façon particulièrement dramatique par les principaux auteurs de l’École de Francfort. Mais cet arraisonnement ne peut être conçu dans l’entre-deux-guerres qu’en l’espèce d’une extension illimitée de la standardisation.

Dans cette logique, il est possible d’associer la formation des trois autres formes dont nous avons tracé les contours (les formes tendance, collection et actif) à une extension progressive du capitalisme vers ce qui, à l’époque où il se nourrissait surtout des profits obtenus par la production et la commercialisation d’objets standard, en constituait le dehors. La particularité de cette extension a été de se plier à une double contrainte. Soit, d’un côté, celle d’intégrer ces objets au cosmos de la marchandise, dont la notion même s’était formée au contact de la forme standard, en en maintenant l’homogénéité. Et, de l’autre, de tenir compte du caractère hétérogène des choses nouvelles susceptibles d’être pleinement insérées dans ce cosmos, c’est-à-dire de devenir source d’un profit monétaire satisfaisant aux exigences des formes comptables existantes. C’est cette façon d’articuler l’homogène et l’hétérogène qui donne sa consistance aux structures de la marchandise telles qu’elles se déploient aujourd’hui. Elles reposent en effet sur des oppositions primaires qui se re-dupliquent au sein d’une pluralité limitée de formes, au prix de transformations permettant de les plier à la diversité des objets rencontrés, à condition que ces objets puissent être distribués entre les quatre formes que génère ce groupe de transformation.

ÉCONOMIE MATÉRIELLE,
ÉCONOMIE IMMATÉRIELLE

Les quatre formes que nous avons dégagées n’épuisent certainement pas tous les moyens qui, potentiellement, pourraient être mis au service de la valorisation des choses. Mais, en l’état actuel des structures de la marchandise, il paraît difficile de mettre en valeur quelque chose sans faire appel à l’une ou l’autre de ces formes, et cela même si ce dont il est question est relativement éloigné des objets paradigmatiques qui occupent le cœur de chaque forme et en facilitent l’exemplification. On peut pourtant supposer que l’expansion de la marchandisation, conjuguée avec les changements techniques importants qui affectent actuellement l’univers de la marchandise et qui en redessinent les contours, particulièrement en estompant la limite entre composants matériels et immatériels, rendra de plus en plus difficile le fait de valoriser toutes choses en les subsumant sous l’une ou l’autre de ces formes.

Dans les dernières décennies, des modalités de création de richesse qui paraissent échapper aux formes de mise en valeur sur lesquelles portent nos analyses ont pris une ampleur sans précédent. Outre à l’économie de la finance, qui a largement contribué à créer les disponibilités numéraires dont s’est nourrie l’économie de l’enrichissement, on peut penser aux profits que génèrent des biens souvent qualifiés d’immatériels, non seulement au sens où ils auraient une dimension « symbolique », ce qui est le cas de toute chose quand elle devient objet d’échange, mais au sens où ils seraient considérés indépendamment de leur assise physique, et qui renvoient plus précisément au développement conjoint d’Internet et de la numérisation32, changements qu’on l’a appelés « capitalisme immatériel » ou « capitalisme cognitif33 ». Ces approches tendent en général à sous-estimer l’importance toujours croissante de la circulation des choses matérielles, quand bien même leur commerce passe désormais largement par des sites internet qui s’inscrivent cependant dans la lignée des catalogues de vente par correspondance, et qui proposent désormais d’organiser aussi la vente et l’achat entre particuliers.

Pour illustrer l’importance économique de ces biens, on prend, en effet, souvent pour exemple les profits que tirent les détenteurs de droits de propriété sur des contenus, quels que soient les supports sur lesquels ces contenus sont fixés. L’apparition et la croissance vertigineuse d’internet ont certes considérablement augmenté ces chances de gain. On se rappellera toutefois que les questions juridiques et économiques qu’elles soulèvent sont loin d’être entièrement nouvelles. Elles se posent, notamment dans le cas du livre à partir du XVIIIe siècle, depuis que le droit de propriété intellectuelle sur le contenu (le texte d’un auteur) est distingué du droit de propriété sur le support matériel (le livre de papier) qui en permet l’inscription, la conservation et la diffusion. La question du « piratage », c’est-à-dire de l’exploitation illégale d’un contenu protégé par un droit de propriété intellectuelle n’a pas attendu la mise en réseau et la numérisation pour être posée, et, comme le remarque Robert Darnton à propos des livres, « le piratage était si répandu au début de l’époque moderne en Europe que les meilleures ventes ne pouvaient connaître de grands succès de librairie comme c’est le cas aujourd’hui34 ».

Toutefois le développement d’internet et de la numérisation ont profondément complexifié ces problèmes, notamment parce que les personnes et les firmes qui disposent d’un droit de propriété sur des logiciels et des sites, dont l’accès peut être libre ou non, gratuit ou payant, peuvent mettre à profit des dispositifs pour contrôler et enregistrer les adresses et les comportements des personnes très nombreuses qui fréquentent ces sites, ce qui leur donne la possibilité de vendre les adresses de ces internautes, des renseignements sur leur mode de comportement, ou encore des espaces publicitaires dont l’impact peut être à la fois très large et finement ciblé. Il faut noter cependant, en ce qui concerne la publicité, d’une part, que des fonctions similaires ont été longtemps assurées par les organes de presse, et en ont dans une large mesure soutenu le financement jusqu’à ce que ces derniers soient, précisément, concurrencés par internet. Et, d’autre part, qu’au terme de « vente », dans ce cas, assez impropre, il serait préférable de substituer celui de « location » puisque les espaces publicitaires concédés pour une période, limitée par contrat, à un client, demeurent la propriété de ceux qui détiennent les droits de propriété sur le support, que ce dernier soit matérialisé par du papier ou, sur un écran, par des algorithmes informatiques.

Ces remarques ne visent pas à minorer le rôle joué par l’économie numérique et du réseau dans les changements économiques qui, sur un plan mondial, ont marqué les dernières décennies, mais à suggérer que son étude supposerait de poser dans leur cas à nouveaux frais la question des formes de mise en valeur que nous avons développée dans ce livre en prenant appui sur le commerce des choses. Il ne s’agirait alors ni de chercher à insérer le contenu numérique, en tant que bien économique, au sein des quatre formes que nous avons dégagées, ni à en créer une cinquième qui lui serait exclusivement consacrée, ce qui désarticulerait l’approche structurelle de la marchandise. Il conviendrait de développer un travail spécifique, parallèle à celui que nous avons mené à propos du commerce des choses, qui prendrait en compte l’évolution des droits de propriété intellectuelle et les conséquences économiques de leur importance croissante.

Ajoutons qu’il est difficile d’estimer les effets que la croissance d’une économie reposant sur le commerce de biens « immatériels », par opposition à une économie reposant sur le commerce des choses, pourrait avoir sur la façon dont les choses seraient mises en valeur et peut-être, plus généralement, sur les formes mêmes de la richesse, si la logique économique de l’accès devenait prépondérante par rapport à celle de la possession dite pleine et entière. Plusieurs possibilités pourraient alors être envisagées. Soit, par exemple, la redistribution des biens entre différents univers dont chacun serait défini par un type particulier de mainmise, comme on le voit déjà avec l’accroissement du rôle joué par la location ou le paiement à l’accès sans changement de propriété. Soit encore, l’émergence de nouvelles constantes structurelles, ce qui susciterait l’extinction du groupe de transformation que nous avons analysé et son hypothétique remplacement par d’autres formations. Car, comme le relevait Claude Lévi-Strauss, « chaque état antérieur d’une structure est lui-même une structure35 ». Les formes de mise en valeur qui donnent une assise au commerce, notamment en favorisant l’émergence de métaprix susceptibles de jouer le rôle de points focaux vers lesquels peuvent converger les critiques et les justifications des offreurs et des demandeurs, sont — comme tout notre travail entend l’illustrer — des formations historiques. Elles n’ont pas par là vocation à demeurer immuables.