La valeur s’articule au profit. Si on admet en effet, comme nous l’avons proposé, que la référence à la valeur s’impose surtout par rapport à l’échange et quand il s’agit de critiquer le prix d’une chose ou de le justifier face à la critique, on voit que critique et justification concernent surtout la détermination de la marge, c’est-à-dire la relation entre un prix et d’autres prix possibles (des métaprix), marge qui peut être plutôt favorable au demandeur, si elle est faible, ou à l’offreur, si elle est importante. La spécificité du capitalisme est de mettre en concurrence différents centres de profit dont chacun entend vendre au prix optimal, de façon à tirer de cette vente le profit maximal, les biens qui sont en sa possession et qu’il a obtenus à un certain coût, soit qu’il les aient créés, soit qu’il les aient achetés. On conviendra donc facilement que les dispositifs susceptibles de défendre la valeur des biens mis en vente occupent dans ce cadre une place importante.
Dans la même logique, on peut mettre en rapport la pluralité des formes de mise en valeur et la dynamique du capitalisme. La constitution de différentes formes qui s’agencent à la façon d’un groupe de transformation accompagne la dynamique du capitalisme, dont la logique est de poursuivre l’accumulation illimitée de capital en se déplaçant sur différents terrains. Ces déplacements ont pour effet d’étendre et d’homogénéiser le cosmos de la marchandise, mais cela tout en respectant, autant que faire se peut, la diversité substantielle des choses marchandisées, de façon à s’ajuster à différents genres de manques susceptibles d’en justifier l’acquisition, ou d’ailleurs aussi à les créer. La marchandise se trouve ainsi distribuée entre différentes sphères auxquelles correspondent les différentes formes de mise en valeur des choses. Si une même exigence de profit guide ces transformations, il n’en reste pas moins que la formation d’un profit qui, face à la concurrence, doit toujours chercher à être le plus élevé possible (le profit maximal) suppose que soient suivis des chemins de profit différents tenant compte de la particularité de chaque genre de marchandise et des formes qui permettent de les mettre en valeur.
Ce sont sans doute, on l’a vu, les limites atteintes par les profits pouvant être tirés de la production de masse, au moins dans les pays d’Europe occidentale, qui ont stimulé le déplacement du capitalisme vers de nouveaux domaines restés à la marge tant que la standardisation a semblé être la voie royale du profit. Pour esquisser l’analyse de ces façons différentes de générer un profit, il faut donc partir de la forme standard. Sous le rapport du profit, la particularité de la standardisation est de tabler sur la production en série. Les objets sont produits par le centre de profit qui les mettra en vente. Cette production se fait à un coût élevé. Elle suppose de lourds investissements en capital fixe et la mobilisation d’un grand nombre de travailleurs qu’il faut payer. C’est la raison pour laquelle la croissance d’un capitalisme fondé sur la standardisation est allée de pair avec un développement considérable du salariat. Les spécimens sont fabriqués dans la perspective du plus grand nombre possible à partir d’un prototype dont la conception a été très coûteuse.
Mais, pour que les ventes se multiplient, le prix auquel est vendu chaque spécimen doit être conçu de façon à pouvoir satisfaire la demande solvable la plus étendue possible. Ce système incite à réduire au maximum la marge unitaire obtenue par la vente de chaque spécimen, de façon à capter toute la demande solvable, en tablant sur un profit généré par la vente du nombre le plus élevé possible de spécimens (et, au niveau de la production, sur des économies d’échelle), sauf à être parvenu à créer une différence qui instaure une situation de monopole ou de quasi-monopole. Dans la même logique, la relation de concurrence entre centres de profit prend facilement la forme d’une guerre des prix, chacun cherchant à abaisser ses prix pour attirer la demande potentielle. Un problème central est posé par les salaires versés aux très nombreux travailleurs qu’exige la production. Les maintenir à un niveau bas limite les coûts de production. Mais cela tend aussi à entraver l’extension de la demande solvable qui doit être recherchée pour vendre le plus grand nombre possible de spécimens. C’est, comme l’ont montré les travaux de l’école de la régulation, la recherche d’un équilibre entre ces deux exigences qui a été l’une des orientations du mode de production dit fordiste. Enfin, l’organisation du travail et la disciplinarisation des travailleurs jouent dans ce dispositif un rôle central. Des travailleurs « indisciplinés » ou « révoltés » par des salaires trop bas augmentent les coûts de production et font même peser un risque sur la qualité des produits. Mais des travailleurs dont le salaire insuffisant limite la demande font peser sur le système la menace d’une surcapacité productive.
Le risque de saturation de la demande solvable n’est pas seulement occasionné par la faiblesse du pouvoir d’achat des acheteurs potentiels, mais aussi par les nombreux spécimens déjà en circulation, et achetables d’occasion, sans parler des objets déjà possédés. De là découlent l’importance accordée, dans la forme standard, au fait que les objets soient neufs, et la différence considérable de prix entre les objets neufs et les objets d’occasion. Il faut inciter les demandeurs potentiels à préférer le neuf, malgré cette différence de prix. Pour capter la demande solvable, les centres de profit en concurrence doivent mettre en valeur la robustesse des produits qu’ils proposent. Mais il n’est pas nécessaire de remplacer souvent des produits robustes. Comme le montrent ces exemples, l’expansion du profit tiré de la production et de la vente d’objets standard exige non seulement de créer de nouveaux modèles pour l’emporter sur des concurrents, mais aussi de concevoir sans cesse de nouveaux prototypes porteurs de nouvelles différences pour rendre obsolètes les spécimens déjà en circulation, c’est-à-dire pour les disqualifier et par là les déprécier. Peu sensible au commencement de l’âge de la standardisation, quand des produits standard proposaient de remplir des fonctions qui étaient jusqu’alors assurées par des moyens traditionnels, cette contrainte est vite devenue importante quand le monde s’est trouvé peuplé d’une quantité innombrable de spécimens standard déjà là. Un processus qui a stimulé la recherche de nouveaux « marchés », lesquels se sont heurtés alors aux limites de la demande solvable dans les pays où on cherchait à les implanter. C’est dire que, comme l’a défendu Schumpeter, la création de nouveaux objets est toujours aussi, dans ce système de production et de vente, destructrice. Elle doit tabler, en début de période, quand l’usage d’objets standard vient supplanter des moyens de faire coutumiers, sur la destruction de modes de vie, disqualifiés, en tant qu’ils seraient archaïques, au nom d’un impératif de progrès technique, puis, quand la standardisation est devenue le moyen principal de production des objets courants, sur la destruction des spécimens déjà là, transformés en déchets, mise sur le compte d’un perfectionnement continu, c’est-à-dire sur la mise en valeur de différences supposées toujours nouvelles.
Ce sont les limites qui s’imposent au profit dans le cas de la standardisation qu’il faut prendre en compte pour interpréter les déplacements du capitalisme. C’est-à-dire, d’un côté, le déplacement des sites de production des objets standard dans des pays à bas salaires, de façon à diminuer les coûts de production et à soutenir les marges de vente et, de l’autre, l’extension de la marchandisation à d’autres domaines demeurés jusque-là hors de l’aire principale de profit capitaliste. C’est cette extension du cosmos de la marchandise qui vient nourrir le développement d’une économie de l’enrichissement. Cette dernière présente trois spécificités qui peuvent s’articuler différemment selon que la chose dont on attend un profit est mise en valeur en tablant sur l’une ou l’autre des trois autres formes que nous avons dégagées. La première est de faire une part moindre à la production et une part plus importante à la commercialisation dans la formation du profit. La deuxième est de tabler sur l’accroissement de la marge dégagée par la vente de chaque unité plutôt que sur la vente d’un grand nombre d’unités dont chacune apporterait une faible marge. La troisième est de moins chercher à capter l’argent des pauvres, ce qui a été un stimulant de la standardisation et, à l’inverse, de se tourner en priorité vers l’argent des riches, dans une dépense qui est toujours susceptible d’être transformée en accroissement de richesse.
Pour décrire les chemins de profit suivis dans le cas de la forme standard ou prenant plutôt appui sur d’autres formes, on peut partir de la distinction entre deux façons de faire une plus-value associées à deux analyses critiques du capitalisme, celle de Marx, qui met l’accent sur l’extorsion d’une plus-value travail, et celle de Braudel qui met plutôt l’accent sur la captation d’une plus-value marchande.
Les analyses qui, depuis le XIXe siècle, ont défendu l’idée d’une coupure historique marquée par le développement de ce qu’elles ont appelé « le capitalisme » caractérisé par l’accumulation illimitée — non par la guerre ou par la rapine mais par « des moyens formellement pacifiques », comme dit Max Weber — de capital qui, en circulant, se concentre entre les mains d’un nombre limité de personnes, soit individuelles, soit collectives comme le sont, par exemple, les sociétés par action, ont cherché, en priorité, à expliquer la possibilité du profit. Ces analyses ont en commun d’avoir jugé insuffisantes les explications par la division du travail, la rationalisation de la production et du commerce et la nécessité de rémunérer le capital dans une économie concurrentielle faisant intervenir des agents autonomes en interaction dont chacun chercherait à maximiser ses intérêts par le truchement des échanges. Elles ont considéré, en effet, que ces processus ne permettaient pas de comprendre comment le capital pouvait s’accumuler au sein de centres de profit et entre les mains des personnes qui les dirigent et les possèdent. En effet, la multiplicité des échanges, dont chacun est commandé par la rencontre entre une offre et une demande, et qui ont un caractère complémentaire du fait de la division du travail, devrait avoir pour conséquence de neutraliser à terme, dans une aire donnée, les avantages momentanément acquis par chacun des partenaires en interaction1. Ces analyses ont donc toutes une dimension critique au sens où elles mettent l’accent sur les asymétries, de nature juridique, dues à la propriété du capital et à sa transmission par des lignées, que cette transmission ait une base familiale et repose sur l’héritage, ou que, prenant une forme organisationnelle, politique ou réticulaire, elle oriente les capitaux vers les centres de profit où ils s’accumulent sans être redistribués.
De nombreuses interprétations ont été proposées pour expliquer le profit, notamment en mettant l’accent sur l’innovation et sur les qualités de l’entrepreneur (Schumpeter)2, sur des effets de monopole visant à limiter la concurrence (Chamberlin)3, sur l’action en situations d’incertitude comportant des facteurs non problématisables (Knight)4 ou encore sur l’accès à des positions de pouvoir d’où la concurrence peut être paralysée (Veblen)5. Mais, dans le champ des interprétations du profit, nous retiendrons particulièrement deux analyses qui ont pour particularité, pour ce qui est de la première, de mettre l’accent sur la valeur et, pour ce qui est de la seconde, sur les prix. L’une et l’autre cherchent à comprendre comment l’échange d’une marchandise peut générer un profit, inscrit en termes comptables dans le bilan d’un centre de profit, c’est-à-dire objectivé par la marge, qui peut être positive, négative ou neutre, séparant l’équivalent en monnaie de cette marchandise entre deux bilans.
Pour schématiser la première explication, nous prendrons appui sur Salaires, prix et profits, un texte de Marx qui, étant destiné à un large public, la résume en termes simples et lapidaires. Elle a pour particularité de se centrer sur le travail humain qui doit être dépensé pour qu’une marchandise acquière une forme sous laquelle elle puisse être échangeable et met l’accent sur la possibilité d’une plus-value générée par l’exploitation d’un travail non payé (un surtravail), c’est-à-dire sur une plus-value travail. La seconde se concentre sur l’opération même de l’échange. Elle met l’accent sur la différence entre le prix auquel une marchandise a été payée et le prix auquel elle est vendue. Mais, pour que cette différence ne se neutralise pas au cours d’échanges successifs entre des entités interdépendantes, il faut supposer que le lieu et le moment du premier échange — au cours duquel la marchandise est achetée — ne soient pas en interaction directe avec le lieu et le moment du second échange — au cours duquel la marchandise est vendue — ou, autrement dit, que la marchandise fasse l’objet d’un déplacement. Chez Braudel, ce déplacement est essentiellement géographique (le commerce au loin), mais nous chercherons à montrer que l’on peut étendre le terme en envisageant d’autres formes de déplacement ayant également pour effet d’accroître le prix de la marchandise déplacée.
Dans les conférences qu’il prononce en 1865 au cours de deux séances du Conseil général de l’Association générale des travailleurs (Ire Internationale) publiées sous le titre Salaires, prix et profits, Karl Marx entend réfuter les théories économiques selon lesquelles « la valeur du travail ou de toute autre marchandise est, en dernière analyse, déterminée par l’offre et la demande » qui — selon lui — « ne règlent pas autre chose que les fluctuations momentanées des prix du marché. Elles vous expliqueront — ajoute-t-il — pourquoi le prix du marché pour une marchandise s’élève au-dessus ou descend au-dessous de sa valeur, mais elles ne peuvent jamais expliquer cette valeur elle-même ». Retournant un argument de la théorie économique classique, Marx considère qu’« au moment où l’offre et la demande s’équilibrent et par conséquent cessent d’agir, le prix du marché pour une marchandise coïncide avec sa valeur réelle, avec le prix fondamental autour duquel oscille son prix sur le marché ». Il s’ensuit que « lorsque nous recherchons la nature de cette valeur, nous n’avons pas à nous préoccuper des effets passagers de l’offre et de la demande sur le prix du marché. Cela est vrai pour les salaires comme pour le prix de toutes les autres marchandises6 ». On connaît la réponse que Marx propose pour élucider le mystère de la « valeur réelle ». Elle repose sur la détermination de la « substance sociale commune » à toutes les marchandises qui est une « quantité déterminée de travail » considéré en tant que « travail social […] cristallisé en elles7 », ce qui lui permet de dire que « en lui-même, le prix n’est autre chose que l’expression monétaire de la valeur8 ».
Il revient à Marx d’avoir le premier saisi et même anticipé la formation de la marchandise en tant que modalité ontologique spécifique des choses quand elles ne sont pas seulement échangées par le truchement d’un équivalent monétaire, mais qu’elles tirent leur raison d’être de leur capacité à transformer, par l’échange, une certaine quantité de monnaie en une quantité supérieure, c’est-à-dire quand elles ne sont plus envisagées comme des finalités mais seulement comme des intermédiaires dans le procès d’accumulation du capital. Ce changement est modélisé chez Marx sous l’opposition entre deux formes de circulation. Rappelons que dans la circulation simple, le vendeur livre une marchandise pour obtenir un équivalent sous forme d’argent afin d’acheter une marchandise de valeur équivalente (M-A-M). En économie capitaliste, le capitaliste donne de l’argent pour obtenir des marchandises dans l’unique but de les revendre pour les transformer en argent (A-M-A) de façon à obtenir, à la fin de l’opération, plus d’argent qu’il n’en avait mis en circulation (A-M-A’).
Mais, en partant directement de l’analyse du travail humain avant de considérer les choses en tant que telles, Marx ne s’affranchit pas de la dépendance à une représentation substantielle de la valeur, qu’il fait découler du différentiel entre valeur d’usage et valeur d’échange et qui culmine dans la critique du fétichisme. Marx décrit avec précision la façon dont, dans les sociétés précapitalistes, des choses hétérogènes se trouvent dispersées entre des modes d’être différents. Mais il rapporte immédiatement cette dispersion au caractère hétérogène des travaux humains tels qu’ils sont distribués entre les personnes, notamment dans le cadre de l’unité domestique, en sorte que les objets, produits de ces travaux, se trouvent socialisés avant même qu’ils en viennent à apparaître et à circuler par l’échange.
Cette approche par le travail a deux effets. Le premier est de soutenir une critique qui peut, dans certaines formulations, être interprétée comme si elle prenait pour cible le fait même de la mise en équivalence des choses (et, dans le cas du travail, des personnes) par leur expression monétaire, ce qui aurait pour effet d’abolir leur identité et leur singularité. La généalogie de cette critique remonte loin et figure, par exemple, dans nombre de paraboles évangéliques qui mettent en cause l’équivalence monétaire (comme « les ouvriers de la dernière heure ») et même d’ailleurs toute forme d’équivalence (comme « le fils prodigue »).
Le second effet est de chercher un fondement substantiel à l’équivalence qui conduit à faire du travail, en l’espèce du travail social abstrait, l’origine de la valeur de chaque chose et qui se manifeste, mais de façon transfigurée et aliénante, dans l’échange. Il s’ensuit le remplacement des liens communautaires réels par une communauté illusoire qui ne se réalise que par la médiation de l’argent. Mais une telle critique, qui place la référence à la valeur en amont des choses et de l’échange, au lieu de la situer en aval où elle joue un rôle de justification du prix, manque l’une des contradictions fondamentales en régime capitaliste qui est, d’un côté, de reposer sur une pluralité hétérogène de transactions circonstancielles, et par là non totalisables, et, de l’autre, de ne pouvoir se passer d’une référence à la valeur, quelle qu’en soit la définition, comme pour donner sens à la multitude des transactions sur lesquelles repose la formation du profit9.
La façon dont Marx analyse le profit, qui a inspiré de nombreux travaux orientés vers la recherche d’un équivalent travail susceptible d’être rendu manifeste par le truchement d’une métrique spécifique, s’est heurtée, comme on sait, à de nombreuses difficultés10, que Marx avait d’ailleurs en partie devancées, par exemple en posant que « la quantité de travail nécessaire à la production des marchandises […] varie constamment avec la modification de la force productive du travail employé11 ». De ce fait, l’existence d’une plus-value travail a eu le statut ambigu d’une hypothèse à la fois probable et éclairante (on ne comprendrait pas, par exemple, sans y faire appel, l’importance des délocalisations de la production vers des pays à bas salaires) et difficile à illustrer sous une forme numérique et comptable12. Néanmoins on peut mettre sur le compte d’une polarisation autour d’une conception étroite de la plus-value travail les limites qui ont entravé l’analyse des changements du capitalisme au cours des années 1960-197013.
Nous empruntons la conception de la plus-value marchande14 à Fernand Braudel. C’est, pour ce dernier, la possibilité de générer cette plus-value marchande qui caractérise le capitalisme plus encore que l’extraction d’une plus-value travail au sens de Marx qui est, dans son optique, un trait du « mode de production industriel » (« dont je ne crois pas, pour ma part — écrit Braudel —, qu’il soit la particularité essentielle et indispensable de tout capitalisme15 »). Ce n’est pas dire pour autant que Fernand Braudel associe le développement du capitalisme à celui de « l’économie de marché ». Il entend, au contraire, marquer la différence entre, d’une part, l’économie de marché qui — selon lui — est présente dans à peu près toutes les sociétés historiques et, d’autre part, le capitalisme qui opère dans ce qu’il appelle « la zone du contre-marché » où règnent « la débrouille et le droit du plus fort16 », et dans laquelle la réalisation des « profits exceptionnels » est tirée en priorité par le commerce du luxe auquel, à la suite de Werner Sombart, il accorde une importance cruciale dans la formation du capitalisme, parce que les biens de luxe sont ceux dont on peut le plus aisément « changer le prix à l’arrivée17 ». Dans le cas du « commerce au loin », souvent pris en exemple par Braudel, ce qu’il appelle les « surprofits » s’obtiennent en jouant « sur les prix de deux marchés éloignés l’un de l’autre et dont l’offre et la demande, ignorantes l’une de l’autre, ne se rejoignent que par le truchement d’un intermédiaire18 ». Mais le rapprochement souvent fait par Braudel entre « distance » (géographique) et « information » suggère que les effets de déplacement sont loin d’être seulement géographiques. Ceux qui ont « le privilège de l’information […] peuvent tourner constamment et le plus naturellement du monde, sans mauvaise conscience, les règles de l’économie de marché », notamment en « éliminant la concurrence » de façon à bénéficier de quasi-monopoles qui permettent de « diriger les prix19 ».
Les analyses dont nous venons de rappeler les grandes lignes, publiées par Braudel à la fin des années 1970, ont été depuis plus ou moins mises sous le boisseau, sinon par les historiens qui ont poursuivi l’analyse des réseaux marchands, envisagés dans une perspective braudélienne20, au moins par un grand nombre de travaux sur le fonctionnement du capitalisme, qui mettent l’accent sur la primauté quasiment absolue accordée à la notion de marché, au sens de l’économie néoclassique. Cela, d’ailleurs, y compris parfois de façon rétroactive, comme l’illustre avec perspicacité Guido Guerzoni quand il passe en revue21 les nombreuses études qui prétendent décrire le fonctionnement d’un « marché de l’art » dans l’Italie des XVe et XVIe siècles, là où une approche au plus près des choses fait apparaître des modes complexes et très divers de circulation — don, vol, transmission, clientélisme, prêt, etc. — d’œuvres qui passent de main en main dans un contexte économique dominé par les cours princières et par le luxe, qui est loin d’être purement marchand. Nous pensons au contraire que ces thèses de Braudel sont pertinentes pour une analyse critique du capitalisme.
Lorsqu’un objet marchand est déplacé, à chaque étape de son trajet, il est considéré depuis un « point de vue » différent en fonction de la place qu’il occupe dans l’ensemble des choses usuelles, dont dépend sa valeur différentielle (le terme de valeur étant pris ici au sens où Saussure l’applique à la relation entre signes22), en sorte que « le sens » donné de cette chose est posé relativement à celui d’autres choses, et que, de même, son prix, lorsqu’elle fait l’objet d’une transaction, peut être dit relatif, puisqu’il est jugé par référence à celui des autres choses donnant lieu localement à échanges. Ce genre de commerce suppose la confrontation de points de vue profondément asymétriques. Le premier est local ou, si l’on veut, indigène. Le second est global ou, si l’on veut, allogène. Tandis que, considérée d’un point de vue indigène, la chose se détermine par référence à l’ensemble où elle est plongée et où elle trouve son prix, en sorte que deux positions distantes ne comprennent jamais les « mêmes » choses, la particularité du point de vue allogène (ou global) est de se doter de la possibilité de suivre le trajet d’une chose entre différentes positions, où son prix se déterminera de façon différente, en considérant qu’il s’agit bien de la « même » chose, ou, si l’on veut, de prendre un point de vue surplombant sur l’ensemble d’un parcours commercial.
Le commerçant le plus efficace est sous ce rapport celui qui maîtrise une pluralité de points de vue, et qui peut être qualifié par là de plurivalent. C’est la capacité à jouer sur le différentiel de points de vue qui fait la force du commerce au loin et peut-être, plus généralement, du déplacement comme composante du capitalisme, dont on peut penser qu’il a eu, et a toujours, pour propriété de reposer sur des acteurs qui tirent avantage de la connaissance de différentes formes de mise en valeur de la marchandise. En effet, à chaque étape de son trajet, la marchandise s’échange bien à son prix local, en sorte qu’il serait vain de condamner le marchand de malhonnêteté. Mais la profonde asymétrie qui s’établit entre les acteurs dont le point de vue est indigène (ou local) et ceux dont le point de vue est allogène (ou global) engendre un différentiel qui tend à accumuler l’essentiel des profits entre les mains de ceux dont le point de vue est le plus large ou, si l’on veut, surplombant.
Toutefois, parler de « point de vue » surplombant est une approximation insuffisante si on ne pose pas la question des dispositifs et des outils sur lesquels il repose. Ces dispositifs et ces outils ont été, à l’époque moderne, ceux qui ont favorisé les expéditions commerciales lointaines. Ils se sont développés, comme on sait, dans une large mesure à l’initiative des centres de pouvoir politique, c’est-à-dire des États ou des villes-États, seuls à même de mettre au service des entreprises hasardeuses dont dépendait la réussite du commerce au loin des moyens très divers, surtout militaires et liés aux techniques de navigation, mais aussi intellectuels, de l’ordre de la géographie, de la cartographie et peut-être surtout de l’histoire et de l’intérêt pour la connaissance linguistique et ethnographique des peuples indigènes dispersés de par le monde. Mais c’est surtout du développement des instruments de communication, notamment la correspondance commerciale23, et des réseaux financiers, en particulier la lettre de change, qu’a dépendu la possibilité d’un point de vue surplombant.
La particularité de la finance est non seulement de rendre possible le détachement par rapport aux propriétés substantielles de la marchandise, en lui substituant des sommes inscrites dans des livres de comptes, mais aussi de cumuler les gains susceptibles d’être réalisés à terme par une succession d’opérations. Cela même si ces dernières sont fondées sur la disparité entre les prix relatifs locaux de marchandises, dont les qualités et la valeur marchande, déterminées différemment à chaque étape du trajet, ne sont comparables et cumulables qu’à la condition de disposer d’instruments financiers. Ces derniers permettent de lier des acteurs qui, bien que situés eux-mêmes dans des espaces différents, qu’ils soient ou non géographiques, peuvent prendre sur l’ensemble du procès de la marchandise un point de vue surplombant parce qu’ils reconnaissent la validité d’instruments de compte garantis par des centres de profit en position dominante. On peut trouver à l’époque moderne un des exemples les plus troublants et les mieux étudiés de ce type de circulation commerciale dans les entreprises du commerce triangulaire qui chargeaient au départ de France des vaisseaux, spécialement fabriqués à cet effet, d’ustensiles, destinés aux royaumes de la côte ouest de l’Afrique se livrant à la capture d’esclaves. Ces derniers, embarqués sur les vaisseaux (avec environ 25 % de pertes humaines durant le trajet) étaient revendus aux planteurs américains et les navires revenaient chargés de denrées de luxe, commercialisées en Europe à un prix élevé, telles que café ou cacao. Ce commerce ne donnait qu’un bénéfice d’environ 6 % parce qu’il exigeait de lourds investissements, notamment pour construire ou aménager les vaisseaux24, et devait faire face à des risques importants.
C’est donc bien, dans ces cas de figure, sur la dissymétrie entre des points de vue indigènes, reposant sur des instruments locaux, et des points de vue allogènes, reposant sur des instruments globaux, et, au premier chef, sur des instruments financiers, que repose la possibilité d’échanges de choses hétérogènes (comme elles le sont toutes) qui loin de répartir à peu près également les richesses en bouclant des cycles, pouvant s’étendre sur plusieurs générations, comme les échanges de dons dans les sociétés dites traditionnelles, tendent au contraire à accumuler les avantages tirés de la circulation des marchandises dans des centres de profit.
On peut se demander, en outre, si les effets de ces déplacements, difficilement contestables dans le cas de l’obtention de la plus-value marchande, n’interviennent pas également dans celui des bénéfices tirés de l’exploitation du travail humain (plus-value travail). On peut prendre pour exemple les délocalisations dans les pays à bas salaires. En effet, ces délocalisations, pour pallier la baisse des profits industriels en Europe et aux États-Unis, déplacent la production dans des pays où le prix relatif du travail humain est le plus bas possible. Mais si, dans certaines circonstances (par exemple la confection au Bangladesh ou le montage d’outils informatiques à Guadalajara au Mexique25), ces déplacements reviennent à substituer au salariat un régime d’emploi quasi esclavagiste, ce n’est pas nécessairement le cas. Les ouvriers utilisés localement par les firmes occidentales peuvent se juger correctement payés à l’aune du prix relatif du travail dans leur pays. C’est le différentiel entre le prix du travail localement pratiqué en Europe occidentale et le prix du travail localement pratiqué dans les pays à bas salaires qui est source de profit puisque les marchandises produites sont destinées à revenir en Europe pour y être commercialisées. Or ces opérations ne seraient pas réalisables ou ne dégageraient pas de profits équivalents en l’absence d’instruments financiers dérégulés qui permettent une circulation de capitaux susceptibles d’être rapidement déplacés pour être engagés là où les investissements sont les plus profitables.
Suivant Braudel, on a fait dépendre la maximisation de la plus-value marchande d’un déplacement de la marchandise. Prenons d’abord des exemples de déplacements géographiques. Ils sont évidents dans les cas où des produits de luxe associés à un label ou à une marque connus pour leur enracinement national ou régional sont exportés vers des pays plus ou moins lointains où des demandeurs les acquièrent pour le prestige du pays d’origine. Dans le cas des produits de luxe, le profit peut être d’autant plus élevé que les industries combinent la plus-value travail et la plus-value marchande. Comme toute industrie, l’industrie du luxe, qu’elle concerne les parfums et les cosmétiques, l’habillement ou encore l’horlogerie, produit et commercialise des objets fabriqués selon des procédés et des normes d’allure industrielle et cela, de plus en plus souvent, en délocalisant une partie de la production. Les unités, qui reproduisent un prototype, sont fabriquées en un nombre de plus en plus élevé d’exemplaires de façon à satisfaire une demande croissante sur un plan mondial. Mais chaque unité bénéficiant d’opérations intervenant au sommet de la chaîne de valeur, c’est-à-dire le design, le marketing, la publicité et la distribution, qui ne sont pas délocalisées26, et profitant surtout d’un travail de mise en valeur qui met l’accent sur leur caractère traditionnel et sur leur domiciliation dans des pays très appréciés pour leur « art de vivre » et pour leur autorité en matière de « goûts », comme la France ou l’Italie, peut être vendue avec une marge commerciale beaucoup plus élevée que celle des produits standard dont la fabrication et la commercialisation sont pourtant loin d’être radicalement différentes, même si la standardisation croissante des produits de luxe est estompée, voire dissimulée.
La brocante, qui joue un rôle important dans l’approvisionnement des collectionneurs d’objets anciens ou vintage, est également un exemple de négoce où le prix des objets vendus dépend pour une large part de leur déplacement. On peut suivre sur ce point l’ouvrage dans lequel un marchand de meubles et d’objets anciens, Hubert Duez27, s’emploie à dévoiler les ficelles de son activité28. Première remarque, étant en position d’intermédiaire qui prélève une plus-value marchande en déplaçant des objets déjà là, le brocanteur ne fait pas de différence entre les contraintes qui s’imposent à lui quand il s’agit d’acheter ou de vendre. Dans un cas comme dans l’autre, il faut déplacer les objets de façon à acheter là où l’objet est le moins cher pour le revendre là où il est le plus cher. Il ne faut, par exemple, jamais acheter un objet dans son lieu d’origine : « Ce n’est pas à Marseille qu’il faut acheter une soupière de la “Veuve Perrin” (fabrique de faïence de Marseille du XVIIIe siècle) mais à Brest […]. En un mot, c’est dans son lieu d’origine qu’un objet est le plus cher. […] Plus vous vous éloignez du lieu d’origine de vos objets favoris, plus vous multiplierez vos chances de trouver la coupure29. » C’est la raison pour laquelle les choses n’ont pas un prix qui leur serait inhérent et indépendant du lieu où elles sont négociées.
Le but du marchand est de trouver la « coupure », c’est-à-dire la chose qui pourra être revendue à un prix très supérieur à son prix d’achat. Il faut pour cela éviter les boutiques et les salons où « la marchandise est déjà triée » et être présent « au moment du déballage là où atterrissent directement et sans sélection les débarras des maisons, des appartements, des caves, des greniers ». Car, « la “coupure” c’est l’oubli (un objet en argent dans une caisse de métal argenté) ou l’erreur (une faïence XVIIIe au prix du XIXe)30 ». Pour trouver la « coupure », il faut avoir une compétence permettant d’identifier les objets, dont le vendeur ne sait pas ce qu’ils sont : c’est le cas d’un « vieux marchand » qui présente un jour à Hubert Duez un « objet bizarre, un “schmilblick”, espèce de U renversé de 30 cm2, rivé sur un socle ». L’auteur, qui a reconnu dans cette chose « une presse d’orfèvre XVIIe », en demande le prix au marchand qui est incapable de le lui donner. Trouver « la coupure », c’est être capable de reconnaître, dans « une caisse de farfouille », l’objet porteur de différences pertinentes immédiatement transformables en différences de prix : « C’est en chinant les dessins que l’on a le plus de chance de faire une bonne affaire, un “coup” que nous appelons “une différence”. Ils ont le vent en poupe mais leur cote est encore très raisonnable31. » Ce qui suppose de « porter la plus grande attention aux petits détails32 ».
Considéré non en tant qu’acheteur mais en tant qu’offreur, face à un demandeur potentiel, le brocanteur doit développer une politique des prix dont l’auteur livre aussi quelques éléments. Marchander, mais surtout pour « faire plaisir au client » : en conséquence, « nous affichons des prix supérieurs. Ainsi, tout le monde est content : l’acheteur a eu un rabais et le marchand a vendu à son prix ». Mais la baisse ne doit pas être trop importante (supérieure à 30 %), ce qui dénoterait un « manque de sérieux du premier prix affiché » qui est la marque du « marchand improvisé33 ». Se garder d’émettre un « jugement esthétique » sur la chose mise en vente pour se concentrer sur son prix : « Nul n’émet un avis esthétique sur quoi que ce soit car tout se vend. Un objet détesté par les uns enchantera les autres34. » Laisser à l’acheteur l’initiative de proposer un prix : « Si on vous demande le prix répondre “faites-moi une offre” », pour montrer qu’on est « prêt à un effort important ». Prendre les décisions de vente (et d’achat) très rapidement, « pas question de dire, je vais réfléchir35 ». Si l’on a « un bon truc » que l’on ne parvient pas à vendre, en « augmenter le prix » et alors « à notre grande surprise, ça part36 ».
Activité centrale dans l’économie de l’enrichissement, le tourisme tire profit, lui aussi, du déplacement géographique. Mais, dans ce cas, le prix des choses ou, ce qui revient à peu près au même, d’accès à ces choses, dépendant de leur enracinement dans un site, c’est le déplacement des demandeurs dans le site d’accueil qui génère un profit en les amenant à réaliser sur place des dépenses d’entretien, de loisir ou de luxe de niveau équivalent ou supérieur à celui des dépenses qu’ils auraient engagées dans leur pays d’origine. Le tourisme, si on l’envisage sous le rapport de la marchandisation, pose des problèmes spécifiques parce que, dans ce cas, l’accès à la marchandise se fait par le truchement de sa distribution dans un pays, une région ou un site, où sont implantées des constructions, comme des hôtels ou des monuments, mais qui sont aussi peuplés d’habitants. C’est par conséquent de l’activité et même de la manière d’être de ces habitants et, notamment, de leur plus ou moins bonne volonté face à l’accueil des visiteurs venus dépenser leur argent là où ils vivent, que dépend la qualité de la marchandise mise en vente.
C’est sans doute la raison pour laquelle le développement du tourisme n’est jamais seulement le fait d’entreprises capitalistes mais engage toujours aussi l’intervention de l’État, particulièrement dans le cas du tourisme culturel, par opposition au tourisme de masse qui peut être confiné dans des arènes bornées (comme le sont les clubs de vacances). Car il revient à l’État non seulement de prendre la « mesure du danger37 » et de garantir la sécurité des touristes, mais aussi de contrôler la qualité de l’accueil qu’ils reçoivent de la part des habitants, comme, par exemple, leur honnêteté dans la délivrance d’un certain nombre de prestations (restaurants, hôtels, taxis, commerces, etc.), leur disponibilité et leur courtoisie. Il n’y a pas, de ce fait, d’entreprise plus naturellement collective que le tourisme dont la réussite dépend de la coordination tacite d’un très grand nombre d’intervenants qui doivent avoir tous intériorisé l’intérêt que présente, pour chacun de ceux qui ont quelque chose à vendre, pris séparément, mais, tout aussi bien, pour la collectivité dans son ensemble, la qualité de l’accueil. C’est, en effet, de cette qualité totale que dépend la réputation d’un lieu touristique, faite par ceux qui l’ont déjà visité et qui, de retour chez eux, sont autant de prescripteurs susceptibles d’attirer de nouveaux visiteurs.
On peut mettre en série les délocalisations qui déplacent les travailleurs, les ventes au loin de produits de luxe qui déplacent des marchandises, et le tourisme qui déplace des acheteurs comme étant trois procédés permettant d’échapper à la saturation de la demande solvable, en ayant recours à des déplacements spatiaux. Si les produits enrichis sont achetés sur place par les touristes, c’est parce que leur enrichissement repose sur l’ensemble de l’environnement dans lequel ils se trouvent plongés et associés par leur récit à l’histoire de cet environnement. Cet effet est renforcé par le fait que l’achat de choses à des prix hors du commun fait partie de l’expérience hors du commun du séjour touristique. C’est la raison pour laquelle les entreprises du luxe en Europe réalisent une part très élevée de leur chiffre d’affaires avec des acheteurs non européens. Toutefois, ces entreprises doivent aussi se déployer, en contrôlant leur réseau de distribution autant que possible, dans d’autres pays, car, en cas de baisse des flux touristiques dans un pays pour cause d’insécurité, elles doivent pouvoir capter ces mêmes acheteurs mais ailleurs.
On comprend mieux la critique adressée au touriste depuis une position morale qui le condamne en tant qu’il serait l’opposé du « voyageur ». En effet, tandis que le voyageur est censé aller au-devant de l’inconnu, qu’il s’agisse de lieux ou surtout de personnes, dans une logique marquée par l’éthique du désintéressement et du risque, et dont un idéal s’incarne dans la figure de l’ethnologue sur le terrain, le touriste est accusé de n’aller voir que des choses déjà connues, de ne prendre aucun risque, et d’avoir l’intention d’acheter sur place des choses dont l’authenticité est supposée être maintenue par leur appartenance à une « contrée » et à une « culture ». Mais cette mise en regard oublie un tiers, le commerçant au loin qui, lui aussi, se déplace, mais uniquement pour réaliser un profit en faisant circuler des marchandises entre deux collectifs qui ont des façons différentes d’apprécier la valeur de choses, dont il entend se réserver le monopole de la circulation. C’est par opposition à ce commerçant intéressé qu’a été constituée au XIXe siècle l’image du voyageur loué pour son désintéressement. La figure du touriste annule cette opposition entre commerçant au loin et voyageur, parce qu’une des particularités de la condition de touriste est d’occuper une position instable entre la sphère du désintéressement et celle de l’intéressement, entre lesquelles celui-ci ne cesse de basculer.
Toutefois, les déplacements géographiques sont loin d’être seuls en cause. On peut en effet, dans un grand nombre de cas, interpréter la façon dont des objets circulent, au cours de leur « vie économique », en donnant lieu à différentes formes de mise en valeur, comme autant de déplacements. C’est le cas, par exemple, quand un objet, d’abord produit et échangé en tant qu’objet standard, se trouve revalorisé par référence à la forme collection après une période durant laquelle il a eu le statut de déchet. Ou encore quand un objet, d’abord valorisé dans la logique de la forme tendance, se voit ramené au cours de sa diffusion vers la forme standard ou est, au contraire, réapprécié dans la forme collection. Quant aux objets mis en valeur par référence à la forme actif, ils peuvent avoir d’abord été pertinents par référence aux trois autres formes, comme c’est le cas quand une voiture, produit standard par excellence, devient la possession d’une star, ce qui permet de la valoriser par référence à la forme tendance avant de devenir un objet de collection susceptible ensuite d’être acquis dans l’intention de faire un placement ou de la revendre rapidement pour en tirer un bénéfice.
Sous le rapport du profit, l’une des fonctionnalités des formes de mise en valeur est de rendre possible un déplacement des choses entre ces formes, de façon à permettre la vente avec une marge élevée de choses qui, identifiées par référence à une autre forme, auraient été invendables ou liquidées à un prix très bas. C’est le cas lorsqu’un objet standard proche du déchet et dédaigné même par des acheteurs qui achètent d’occasion parvient à être transféré dans une aire de vente où il peut être mis en valeur par référence à la forme collection, comme on le voit à propos de ces meubles bon marché vieux de quelques décennies, dont le prix s’accroît considérablement quand ils trouvent place dans des boutiques vintage ou encore à propos des « vieilles caisses » transmuées en voitures de collection. La possibilité offerte à des objets, qui, au vu de leur dimension standard, devraient nécessairement voir leur prix diminuer à mesure qu’ils prennent de l’âge, de migrer vers d’autres formes de mise en valeur et, particulièrement, vers la forme collection ou vers la forme actif permet d’espérer en tirer un profit renouvelé une fois épuisée leur valeur d’utilité. Un processus similaire accompagne la mise en valeur depuis la forme tendance de vêtements ou d’autres objets produits industriellement dans des pays à bas salaires et de façon quasi standard, dont les prix de vente, une fois déplacés vers les pays riches, sont sans commune mesure avec leurs coûts de production, ce qui dégage une marge très importante.
On peut faire des remarques similaires à propos d’autres déplacements. Par exemple, du déplacement d’un objet de collection dans la forme actif, où ses propriétés substantielles et ses différences pertinentes sont largement perdues de vue (un tableau ou un meuble signé traité comme un actif est aussi bien à sa place dans le coffre d’une banque que dans un appartement), mais où, par contre, son prix devient un attribut marquant, puisque la possibilité de le revendre avec une marge élevée dépend de demandeurs qui, l’achetant en vue de le revendre à leur tour avec profit, sont attirés par des objets chers dont ils pensent que le prix peut encore monter. De même, des objets tendance, devenus ringards, peuvent voir leur prix s’élever en passant dans la forme collection, voire dans la forme actif, s’ils ont été entre les mains de célébrités. Ces déplacements entre les formes de mise en valeur permettent, quand ils sont réussis, qu’une chose échappe à son inéluctable devenir-déchet, qu’elle devienne obsolète dans la forme standard, déclassée dans la forme collection, démodée dans la forme tendance, dépréciée dans la forme actif.
Entre les différentes formes de mise en valeur, à peu près tous les déplacements sont possibles, mais à une condition qui concerne le retour vers la forme standard d’objets d’abord mis en valeur dans l’une ou l’autre des trois autres formes. Cette condition est qu’un objet quelconque pertinent dans une autre forme ne puisse être déplacé vers la forme standard que s’il y occupe la place d’un prototype. Cette possibilité reste rare en ce qui concerne un passage depuis la forme collection. En effet, l’interdit de reproduction empêche, en général, qu’un objet de collection devienne un objet standard, mais cette possibilité existe malgré tout, par exemple, lorsqu’un musée commercialise, sous forme de produits « dérivés », des reproductions standard dites « à l’identique » de chefs-d’œuvre exposés. En revanche, plus fréquemment, la forme tendance, par son caractère cyclique, peut faire revenir dans la forme standard des objets démodés, auquel un designer ajouterait une légère différence, ce qui leur permet de servir de prototypes à une nouvelle génération de spécimens.
En outre, on peut tirer de la commercialisation d’un même produit un profit généré à la fois par des marges unitaires importantes (comme dans la forme collection) et par la vente d’un grand nombre de spécimens (comme dans la forme standard), en jouant sur la diversité des lieux de vente. C’est le cas de la haute parfumerie. Prenons l’exemple de tel célèbre parfumeur parisien. Dans le magasin principal de la maison mère, chacun des flacons correspondant à un certain parfum caractérisé par un nom qui lui est propre est disposé à la façon dont seraient présentées des pièces uniques, exposées dans un environnement précieux décoré dans un style XIXe siècle, de manière à évoquer la distinction aristocratique, ou agrémenté d’œuvres d’art contemporaines pour satisfaire une clientèle plus jeune et plus moderne. Les stocks sont entassés dans l’arrière-boutique, à l’abri des regards, et les vendeurs vont y chercher le spécimen une fois la transaction terminée. Des vendeuses, en nombre important, prennent le temps de guider les acheteurs, et leur donnent à sentir différentes essences pulvérisées sur de petits triangles de buvard qu’ils peuvent porter à leur nez, etc. Enfin, les acheteurs réguliers peuvent être préalablement connus du personnel du magasin.
C’est une situation toute différente à laquelle est confronté l’acheteur du même parfum dans un duty free shop d’aéroport. Dans un site de ce type, qui se présente comme un shopping mall, des vendeuses ou vendeurs peu nombreux sont confrontés à des acheteurs, venus d’un peu partout et pressés, dont certains ne fréquenteront ce lieu qu’une seule fois, ce qui donne à la transaction un caractère rapide et anonyme. Tandis que dans le magasin chic l’acte d’achat est en quelque sorte valorisé pour lui-même, ce que le marketing appelle expérientiel (il doit laisser un souvenir agréable), dans le duty free shop il est motivé par l’espoir d’acquérir moins cher ce qui vaudrait plus cher ailleurs. Du même coup, le caractère standard du produit acheté, estompé dans le magasin chic, notamment grâce à un « packaging mythique » qui évoque « la série limitée38 », transparaît dans l’aéroport.
Le fait de chercher à réaliser un profit non par la vente en masse de spécimens dont chaque unité ne permet de dégager qu’une faible marge, comme c’est le cas pour les objets standard, mais, au contraire, par une maximisation de la marge obtenue de la vente de chaque unité vendue, même si elles sont en petit nombre, tend à destiner en priorité aux riches les objets qui donnent lieu à une mise en valeur dans les formes tendance, collection et surtout actif. En effet, seuls les riches peuvent s’offrir des biens coûteux offrant une marge de profit élevée. Le développement d’une économie de l’enrichissement permet ainsi au capitalisme, d’une part, de ne plus être au même degré tributaire d’une masse de travailleurs facilement enclins à la protestation, ce qui est vu comme une « insubordination », et, d’autre part, de tirer parti de l’argent des riches (par opposition aux pauvres) et/ou, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, de tirer parti de l’argent qui circule dans les pays riches (par opposition aux pays pauvres), les dépenses pouvant être aussi le fait d’États ou de collectivités publiques et non de personnes privées.
Toutefois, ces dépenses réalisées par les riches prennent des significations différentes de celles qui ont été les leurs dans les siècles passés. Elles ne visent pas à marquer la prodigalité des grands en direction de ceux qui dépendent d’eux, de manière à échapper à l’accusation « infamante » d’avarice et à rendre manifeste leur magnificence, comme le faisaient les princes italiens du XVIe siècle39. Ni même à acquérir ces objets qui permettaient aux bourgeois d’exprimer leur goût et leur distinction et de marquer leur écart avec les classes inférieures. Elles sont certes motivées par la recherche d’objets d’exception et par la jouissance que procure l’accès à des lieux exclusifs et confortables. Mais elles peuvent être également financièrement rentables et c’est en cela qu’elles s’inscrivent de façon nouvelle dans l’univers capitaliste. En effet, les objets qui donnent lieu à ces dépenses et qui ne sont accessibles qu’aux riches — hôtels ou produits de luxe, appartements d’exception, objets d’art ou d’antiquité, etc. — sont aussi de plus en plus intensément des objets d’investissement pour des centres de profit qui en attendent un retour.
Ce retour sur investissement ne parvient pas directement à chaque acteur qui a engagé pour son compte personnel des dépenses de luxe. Mais il enrichit dans son ensemble la classe de ceux qui ont des intérêts dans les centres de profit qui sont au cœur d’une économie de l’enrichissement, elle-même intégrée dans des circuits économiques et financiers de large ampleur. Les dépenses individuelles des riches enrichissent ainsi collectivement les classes dominantes. L’extension du capitalisme à de nouveaux objets destinés aux riches leur permet de participer individuellement par leurs dépenses à la prospérité du capital, c’est-à-dire à leur enrichissement en tant que collectif, ce qui, malgré la concurrence qui les oppose quand ils sont en affaire, contribue à les rendre solidaires. Tous ont intérêt à ce que soit maintenue la valeur marchande de biens dont ils profitent, d’un côté, en tant qu’usagers et, de l’autre, en tant que possédants. Il n’est donc pas exagéré de dire que si l’exploitation des pauvres, qui a été longtemps la marque du capitalisme, appauvrit les pauvres, cette sorte « d’exploitation » ou de mise à profit des riches, que permet le développement d’une économie de l’enrichissement, tend à enrichir les riches. Ces riches tirent, bien sûr, toujours une partie de leurs revenus de l’exploitation des pauvres, notamment, de façon indirecte par l’intermédiaire des profits réalisés dans l’économie financière, dans l’économie numérique et dans les investissements directs à l’étranger tournés vers les entreprises industrielles qui continuent à assurer la production standard. Mais toutefois, ce type d’économie tend, au moins dans les pays d’Europe de l’Ouest, à priver des pauvres de cette utilité sociale minimale que leur procurait la possibilité d’être exploités, c’est-à-dire de figurer parmi les sources potentielles d’enrichissement des riches. C’est sans doute sur cette base que repose l’affirmation, à la fois vraie et fausse, souvent répétée depuis trente ans, selon laquelle l’exploitation aurait disparu, laissant la place à l’« exclusion ».
On peut donc dire que le développement d’une économie de l’enrichissement dans les anciens pays industriels où les riches sont toujours les plus nombreux, qui accompagne le déplacement de l’industrie de masse dans des pays périphériques peuplés en majorité de pauvres, exploite jusqu’à leurs dernières limites les possibilités qu’offre le commerce des choses pour générer le profit dont se nourrit le capitalisme. Cela en mettant en valeur des « à-côtés » ou des « restes », par le truchement de la forme collection qui permet de récupérer des déchets ; en intensifiant le rythme des processus d’obsolescence par le biais de l’extension donnée à la forme tendance qui, à l’inverse, conduit à jeter parmi les déchets des choses à peine usagées ; ou encore en atténuant la différence entre les choses matérielles et leur équivalent monétaire en mettant à profit la circulation de choses traitées quasiment comme s’il s’agissait de produits financiers, ce que permet la forme actif. Pour marquer la spécificité d’une forme de capitalisme qui tire parti des quatre formes de mise en valeur que nous avons dégagées, nous parlerons de capitalisme intégral.
Un capitalisme intégral n’échappe pas à la caractérisation du capitalisme qui met l’accent sur une exigence d’accumulation illimitée, mais il poursuit l’accumulation en étendant le cosmos de la marchandise, en exploitant de nouveaux gisements de richesses et en articulant différentes façons de mettre en valeur les choses et de les faire circuler, dans l’optique d’une maximisation du profit. C’est ce régime du capitalisme que favorise — selon nous —, en association avec le développement de l’économie financière et de l’économie numérique, la croissance d’une économie de l’enrichissement. Cette dernière s’articule avec un autre processus marquant depuis les années 1990 sur un plan mondial. Il s’agit de l’expansion de la production de masse et du genre de capitalisme associé en Europe à la révolution industrielle dans des régions du monde qui étaient demeurées jusque-là surtout rurales. On peut penser que le développement de l’économie de l’enrichissement est largement tributaire de cette expansion et des profits qu’elle génère, y compris dans les pays en voie de désindustrialisation, notamment par le biais des circuits financiers. En outre, dans les pays où l’économie de l’enrichissement prend une grande importance, la vente d’objets standard, entièrement ou partiellement fabriqués dans les pays où la production de masse s’est déplacée, continue à jouer un rôle économique important et même prépondérant.
Mais l’économie de l’enrichissement, dans ce qu’elle a de spécifique, se nourrit de profits tirés du commerce de choses qui, même lorsqu’elles sont fabriquées industriellement, donnent lieu à une mise en valeur reposant surtout sur les trois autres formes que nous avons identifiées. L’économie de l’enrichissement est associée par là à des façons particulières d’exploiter localement une main-d’œuvre très qualifiée sur laquelle reposent ces tâches de mise en valeur. En ce sens, les profits qu’elle génère dépendent, en partie, de l’extraction d’une plus-value travail. Néanmoins, la particularité de ce type d’économie est surtout de tabler sur des dispositifs qui permettent une extraction de la plus-value marchande sans doute beaucoup plus importante que ce n’est actuellement le cas pour les objets standard, confrontés à un niveau élevé de concurrence. Rappelons encore que, tandis qu’une économie de masse s’est tournée en priorité vers une exploitation des pauvres, soit en tant que travailleurs, soit en tant que consommateurs, cette économie de l’enrichissement est orientée vers la mise à profit des riches. Or, comme le montrent les analyses de Fernard Braudel, c’est surtout sur le commerce de biens « rares » ou de luxe destinés aux riches que repose la possibilité de plus-values marchandes particulièrement importantes.
Comme le suggèrent ces remarques, un capitalisme intégral n’est pas un avatar que l’on pourrait qualifier de « postmoderne » du capitalisme au sens où il ne reposerait plus sur des profits tirés de la plus-value travail, ni même sur la fabrication et la circulation de choses dotées d’une assise matérielle. Mais c’est une forme de capitalisme dont le caractère flexible permet de tirer parti d’une gamme beaucoup plus large que par le passé de choses dont la diversité est non seulement maintenue mais mise en valeur, de façon à exploiter les différences qui s’instaurent entre plusieurs états de la marchandise. Cela tout en les intégrant dans un même champ de forces, au sein duquel des flux financiers qui, étant strictement comptables, sont indifférents aux spécificités substantielles des objets et des dispositifs les alimentant créent une forme d’interdépendance, voire une sorte de solidarité.
Toutefois, sur ce fonds de solidarité tacite, ont lieu des luttes pour l’appropriation de bénéfices qui dépendent de la façon dont sont exploitées les différences entre les choses dans les différentes formes que nous avons dégagées. Elles doivent être rapportées à la question de savoir qui a prise sur la détermination de ces différences et sur leur mise en valeur, c’est-à-dire à la question du pouvoir qui, dans le cadre du capitalisme, se manifeste particulièrement par la capacité d’un opérateur à faire valoir certaines différences, dont il est maître, et par là à dévaluer les différences dont ses concurrents escomptent un profit. Dans les économies industrielles reposant sur la forme standard, l’agent principal de la production, qu’il soit propriétaire des moyens de production ou sous la dépendance d’actionnaires, détient la maîtrise de la description des caractéristiques pertinentes du produit, exprimées sous la forme de propriétés standard, qui concernent à la fois le prototype et les spécimens qui le reproduisent, et entend les maintenir et les protéger en recourant au droit, notamment à la propriété intellectuelle. Dans le cas de la forme actif, les détenteurs du pouvoir sur les différences pertinentes sont ceux qui, propriétaires ou non, peuvent asseoir les différences d’appréciation sur des estimations portant sur le futur, en particulier sur les profits à venir, ce qui, lorsqu’ils disposent aussi d’un capital conséquent, contribue à les faire advenir. Si l’on considère enfin l’appréciation des objets pris en charge par la forme collection, on observe que la maîtrise appartient également à celui qui acquiert le pouvoir de définir les différences pertinentes entre les choses, d’où dépendra l’estimation de leur valeur.
Une des différences importantes entre les économies industrielles et les économies de l’enrichissement tient cependant au fait que, dans le cas de ces dernières, les agents — personnes ou institutions — qui composent les récits auxquels sont incorporées les descriptions des différences dont dépend la valeur des choses, et qui en assurent la validité, doivent être considérés comme relativement indépendants de ceux qui peuvent profiter financièrement de leur appréciation et de leur circulation, c’est-à-dire notamment de ceux qui en détiennent la propriété, sauf si les choses considérées sont des biens publics. Malgré cette clause de « désintéressement », les possédants conservent un pouvoir important sur la valorisation des objets. Mais ce pouvoir se manifeste de façon indirecte en fonction du degré auquel les possédants ont prise sur ceux qui ont la responsabilité de composer le récit des différences et donc la capacité de détourner à leur profit un discours de vérité conforté par des institutions et, généralement, au moins en France, par des instances dépendant de l’État. Ce pouvoir indirect joue un rôle crucial quand les pièces détenues sont capitalisées. On peut en effet penser que les dispositifs associés à la forme collection confèrent à la détermination de la valeur des objets une stabilité beaucoup plus grande que ce n’est le cas pour les objets de l’industrie ou, plus encore, pour les actifs financiers. La construction du récit du passé repose sur de larges institutions et a souvent une assise nationale, en sorte que, une fois établi, il s’avère plus robuste que celui qui parle du futur ou même que celui qui table sur le présent.