Autre jour, autre aventure minuscule du Tartarin de la Rade.
Je quitte la Pointe Rouge, dépasse le Mont Rose et le bric à brac du hameau des Goudes, direction les Calanques.
Mer d'huile, je pagaye dans la gaieté.
Mais quelle est cette ligne sombre qui se dessine sur l'eau à l'horizon nord-ouest? Elle approche, vite. Elle barre toute la largeur de la mer. Une vague ? Une vague, sur la mer étale et vide de tout navire?
Fasciné, je regarde venir l'improbable apparition de la vague scélérate. Je regarde la côte de l'autre côté. Trop loin pour rallier les Goudes. Résigné, je tourne le bateau pour faire face, j'ajuste mon gilet, l'étanchéité de la jupe à ma taille, me penche en avant, me prépare à équilibrer avec la pagaie, vérifie mon leash pour ne pas la perdre. La vague arrive, la proue monte en l'air, l'onde me soulève et passe sans me désarçonner. Olé !
Retour du calme plat. C'était quoi ? Un micro séisme ? Un tsunami de pacotille ?
Depuis mon naufrage, je ne sors plus par grands vents mais j’avais oublié :
Il faut aussi se méfier de l’eau qui dort.
Comme après la vague, il ne se passe plus rien, je me calme et puis, je continue. C’est ça la vie.
Je double le Cap Croisette, me glisse dans la passe. A sa sortie, c'est magnifique. L'horizon sud-est s'ouvre sur l'enfilade des caps côtiers des Calanques jusqu'au bec de l'Aigle à la Ciotat. A droite, l'étendue marine est parsemée d'îles blanches alignées en escadre. L'archipel du Riou.
Comment résister à la suavité de l'appel des îles ?
J'y mets le cap. S'en suit une demi-heure délicate où le risque de me faire éperonner dans la traversée par des plaisanciers distraits et lourdement motorisés, m'occasionne quelques sueurs froides.
Parvenu intact à l'abri des rochers de la pointe nord de l'île du Jaron, je relâche ma main crispée sur la corne de brume (mon klaxon contre les cons) et longe la façade de l’île ouverte au large. Au bout, je me glisse dans l'interstice d'un mètre à peine qui la sépare de l'île Jarre avec la jubilation d'un rare privilège de kayakiste. Par crainte de la montée du vent qui s'esquisse, je décide de rallier la côte.
Cette traversée est moins encombrée et parvenu à la côte, j'entre dans la calanque de Marseilleveyre. J'y découvre son décor de western spaghetti -grandes agaves, tas sableux de carrière délaissée, bicoques improbables et vallon brûlé.
Je tire mon bateau sur la plage au milieu des plagistes. Une femme me lance un regard de mépris, outrée à l'idée que mon bateau pourrait porter ombre sur son corps en attente de hâle.
Pourquoi tant de haine pour un hâle ?
Pardon, Mesdames et Messieurs, ai-je marmonné, je ne vais pas tarder, juste le temps de reposer mon dos et mon fessier et de me sustenter.
C'est que les thermiques vont se lever. Le passage des Croisettes au retour va devenir difficile. Le vent y soufflera renforcé par l'effet d'entonnoir.
De toute façon, je le sais, de l'autre côté de la passe, la mer se fera hachée et dure. Voilà que monte en moi l'inquiétude du kayakiste éreinté par dix miles ramés alors que le vent se met à siffler dans mes oreilles.
C'est que je ne suis plus jeune et je ne suis pas un marin.
Je ne suis qu'un promeneur distrait qui se risque avec un engin minuscule dans l'immensité vite effrayante de la mer agitée.
Une imprudence, une folie de vouloir faire ces deux choses à la fois : Naviguer en mer avec une coquille de noix et rêver.
Les vrais sportifs quand ils rament, rament, un point c'est tout et ainsi, s’ils se dépensent, économisent ce qu’ils nomment « leur mental ».
L'un deux m'a lancé un jour en me doublant avec son engin fuselé : « Drôle d'engin. Pas mal cette pagaie. Ce que l'on fait de mieux en grand public. Vous avancez bien pour quelqu'un qui rame aussi mal !»
J'ai humblement demandé conseil. Il a daigné me lâcher quelques mots très utiles sur les bons gestes à déployer que je me suis appliqué à pratiquer. Après quoi, il a vite rejoint l'engin de sa belle amie, visiblement contrariée et dans l'incompréhension que son fringant étalon puisse perde la cadence pour un Bidochon.