1.

On avait beau l’espérer plus encore que la miséricorde des dieux, l’attendre chaque semaine derrière le brouillard, guetter au loin les sons timides qu’il produisait en lézardant l’océan, ce bateau ne portait pas de nom. Cela était inutile. Il n’y avait plus que lui qui effectuait la traversée entre les îles et les deux villes du continent Libertad et Agousto. Un petit vraquier du XIXe siècle, un peu défraîchi, sommaire, de tôle et de bois, qui toute sa vie de bateau n’avait charrié que du guano, cette fiente fraîche, friable, boueuse maintenant que la brume était permanente et que son voile humide mouillait tout.

À l’échelle de la région le vraquier faisait office d’intestin. Lui donner un nom aurait été ironique. Et on ne se moque pas d’un bateau, encore moins quand de son cabotage dépend la survie d’une province.

 

Vald regarda Joseph et pensa à ce que lui avait murmuré sa mère, il y avait des années, quand son petit frère Igor, cet enfant maladif, s’en était allé : « Tu sais, mon fils, si tu n’acceptes pas les épreuves, si tu souffres trop, alors ce monde n’est pas pour toi. »

 

*

 

L’océan était huileux, il frissonnait à peine quand le vent caressait sa surface, étendue morne de plus en plus bleue, jusqu’à saturation. La fumée de la cheminée dessinait une mince volute noire qui rejoignait le brouillard, rendant le navire invisible à plus de dix mètres. Depuis deux jours, ils se dirigeaient plein nord, Vald ignorait vers quelle destination, lui qui n’avait jamais quitté son île sinon pour pêcher quelques crabes dans la rade.

Joseph s’approcha du bastingage. Il respirait par grandes bouffées. À chaque spasme, ses poumons se soulevaient pour fuir le torse. Un premier jet de merlu séché, à peine digéré, peigna une traînée blanchâtre contre la coque. En dessous, l’eau filait faisant comme un miroir déformant sur lequel ondulait mollement le reflet estompé de son visage. Joseph vomit de nouveau, un jet plus visqueux et clair.

« Va falloir t’y faire, parce que je ne sais pas où nous allons, lui dit Vald. J’aimerais mieux éviter les récifs. L’idéal serait de s’échouer quelque part sur des bancs de sable ou près d’une plage. Je ne sais pas manœuvrer cet engin, les commandes ne répondent pas. »

Joseph cracha une salive rance, puis renâcla bruyamment.

« M’y faire ? Je n’ai déjà plus rien à gerber. Je déteste la mer. Quelle malédiction d’être né au large ! » Il fit craquer ses doigts. « Je suis si déçu qu’elle n’ait pas pu te rejoindre pour embarquer avec nous… » Il cracha à nouveau. « Si déçu », répéta Joseph d’un air dépité.

« Elle savait que ce serait compliqué, elle a eu la sagesse de ne pas prendre de risques. Tu la retrouveras, c’est une question de temps. » Vald mordilla l’intérieur de sa joue et donna une tape amicale dans le dos de son ami.

 

La brume était compacte. Elle s’élevait sans fin, avalant chaque ligne, chaque ton, telle une vague immense qui se formait devant eux, incapable jamais de s’abattre. Vald alluma le fanal au-dessus de la cabine. Son faisceau effectuait une rotation qui durait, d’après son décompte, une petite quinzaine de secondes. Elle n’éclairait pas grand-chose, cette lumière, elle donnait l’impression d’une présence, rien de mieux. Il essuya le cambouis qui lui poissait les doigts. Toute sa vie, Vald avait eu les mains grasses. Cette saleté constante, il avait toujours voulu la fuir et pour de bon.

« Tu crois qu’ils nous poursuivront ? demanda Joseph.

– Qui ?

– Les policiers, les Sherrighan ? Les fous furieux qui nous ont tiré dessus avant qu’on se retrouve ici. »

Vald secoua la tête.

« Avec quoi veux-tu qu’ils le feraient ? Nos vieux chalutiers, les barques de pêche au crabe ? Non, il n’y a aucun risque, personne ne nous poursuivra. Personne n’en est capable. » Il se frotta les paumes. « On est tirés d’affaire, crois-moi. Maintenant si c’est pour crever en mer, éclatés contre des écueils, c’est pas mieux. »

La proue fendait l’océan inerte presque sans commettre de bruit. De ce vaste monde, il ne restait plus que l’opacité grise du jour et les planches mouillées au sol. Vald fut frappé par le vide qui régnait autour d’eux désormais. Depuis leur départ, tout s’était simplifié un peu plus. Cela l’inquiéta. « À ce rythme-là, il n’y aura bientôt, pour nous, que le néant », souffla-t-il.

Au niveau de la poupe, Joseph jeta de nouveau ses épaules par-dessus bord, espérant vomir, sans y parvenir. Il s’assit la tête contre le bastingage, sa langue rasant le palais. Il cilla, deux, trois fois. Grimaça. Ce goût aigre dans la gorge, il fallait bien s’y résoudre, il ne le quitterait plus. Ce serait le goût de tous les jours, celui avec lequel il se lèverait et se coucherait, le goût de l’habitude, le goût qu’il oublierait, le goût qui n’aurait plus de goût.

 

*

 

Beaucoup de charbon avait été consommé et ils décidèrent de ne pas en remettre dans la gueule de la machine pour le moment. Autant laisser le vraquier dériver un peu, le confier aux courants quelques heures. Vidé et sans énergie, Joseph somnolait à même le pont, tandis que Vald essayait d’actionner le projecteur, situé juste derrière l’écoutille. Encore fallait-il que ce machin daigne fonctionner.

« Ça ne s’allume pas, pesta-t-il. Putain de matériel ! Il y a forcément un bouton quelque part. »

La grosse lanterne en cuivre patiné par le sel offrait l’espoir d’une vision lointaine et perçante. Un câble semblait la relier à un boîtier d’allumage dans l’habitacle, mais ils ne trouvèrent rien de pareil à un interrupteur ; et toutes les molettes sur le tableau de bord tournaient dans le vide comme la console factice d’un jouet pour enfant.

Ce vraquier était conforme à l’image que Vald se faisait du monde tel qu’il devait être ailleurs : plus sophistiqué, plus complexe, mais pas plus fonctionnel. Un agglomérat de techniques prétentieuses et inopérantes. Une allégorie du futur, songea-t-il, ou de la vie sur le continent, cette grande vie mystérieuse qui les attendait. Vald se demanda s’il serait à la hauteur de l’endroit où ils accosteraient. Il le savait, tout était à refaire. C’était effrayant et grisant à la fois. Ces derniers jours il s’était découvert plus fort qu’il ne l’imaginait. Il s’était comporté en homme de pouvoir, capable de décisions, d’initiatives et de sacrifices. Il utiliserait toutes ses ressources plus loin, sur le rivage, là où les terres se croisent, où la valeur d’une personne se mesure à ses talents et son audace, où on ne patauge pas dans le guano du matin au soir, à cause d’une mauvaise naissance. Oui, ça lui semblait limpide, c’est là-bas qu’il deviendrait un homme important, dans ce monde qu’il ne connaissait qu’au travers de rumeurs. Un monde qu’on admirait et dénigrait tout à la fois sur son île. Un monde plein de promesses, de couleurs et de parfums, où se jouaient les comédies de l’amour, de la gloire et du déclin, un monde qui paraissait infini, qui débordait de tout ce dont leur caillou était dépourvu.

 

*

 

Joseph se réveilla enfin. Son corps était engourdi et la nuit tombée. Le ciel se dégageait doucement et des trouées entre les nuages laissaient apparaître un bleu profond ponctué d’étoiles. Il se tint quelques secondes accoudé contre le parapet, le regard tendu vers la voûte céleste. Il songea aux cartes stellaires, combien elles lui paraissaient complexes. Il espéra lire une direction dans l’immensité. Une flèche phosphorescente qui lui indiquerait le cap, comme l’étoile de Bethléem avait guidé les mages orientaux. Mais rien. Il se découragea et des nuées grises strièrent le firmament, puis firent disparaître les astres éphémères. Le ciel redevint le voile fidèle, celui qui faisait comme une couverture sous laquelle Joseph se sentait à l’abri. Le nuage était un refuge pour lui, une sorte de protection utérine. Bien sûr, et il le savait, les Sud-Américains ont quelque part dans leur sang, la mémoire des traversées océaniques, les virées sous les étoiles lors de nuits froides, la jungle ouverte à la serpe, les plateaux et les montagnes désolés, le goût sucré des mangues et des ananas, mais Joseph avait oublié cet héritage, les épreuves des ancêtres, et s’était accoutumé au brouillard, à son poids sur sa carcasse, à sa manière de faire circuler les sons et les odeurs. À présent, chaque déchirure dans le ciel lui provoquait un vertige. Il cilla et essaya de retourner vomir, mais les crampes d’estomac indiquaient qu’il avait faim. Le sel crépitait sur sa langue, il avait soif aussi.

« On a de quoi manger ? » interrogea-t-il.

Vald venait de jeter une ligne à la mer. Il avait trouvé le matériel de pêche emmêlé dans un petit coffre encastré au niveau des cuves.

« Il y a quelques trucs. Un peu de viande et du merlu séché, du pain moisi aussi, répondit-il. Je suis d’avis d’économiser au maximum les réserves. Pourquoi ? Tu as faim ?

– J’ai le ventre vide.

– Je comprends. »

Vald donna un petit coup sec sur la canne.

« Faudrait peut-être attendre demain pour manger.

– Tu crois ?

– Oui, si tu pouvais t’endormir, ce serait bien. J’essaie d’attraper un poisson et te rejoins. C’est idiot, mais je serais tranquillisé si je prenais quelque chose. Il nous faut un signe positif pour ce soir. Si on pêche un poisson, je dormirai mieux. Ce matériel, je te raconte pas. Ça vaut pas un clou. Le fil est couvert de nœuds. Rien de mieux que du rafistolage.

– J’ai vu des étoiles, je crois, dit Joseph. Le ciel s’est ouvert, tu as vu toi aussi ? C’était peut-être une illusion. On doit pas être si loin de la côte. »

Vald haussa les épaules.

« Non. J’observais la mer. Sa teinte n’a pas varié. »

Il se mit à siffloter. C’était une mélodie qu’il avait entendue quelques fois, un classique de la chanteuse la plus célèbre de la province, Lady Sue, une métisse qui jadis se donnait en concert jusque sur les îles. Ses notes composaient un refrain entêtant, et il n’était pas rare qu’un carrier à l’ouvrage le fredonne sans y penser. Elle racontait quoi cette chanson, déjà ? Quelque chose comme : Il est encore temps pour boucler son sac, mettre un chapeau et partir dans la montagne.

Bien sûr, il était encore temps.

 

Un petit quart d’heure à peine, et ce signe positif qu’il attendait se produisit. Vald venait d’attraper son premier merlu. Il n’était pas si gaillard, mais au moins la canne avait tenu.

« On le cuira dans la cabine, j’ai cru voir que le bateau était équipé d’un réchaud. »

Joseph s’approcha. Cette prise était un véritable trésor.

« Tu veux pas le manger maintenant ? » demanda-t-il.

À ses pieds, le merlu rebondissait sur le flanc, causant un bruit liquide et désespéré. Dans la brume dense comme l’eau d’un bocal, le poisson aurait pu vivre encore des heures, mais Vald lui donna un bon coup et l’ouvrit. Il se retourna vers Joseph et le brandit.

« Savourons déjà le fait de l’avoir attrapé. Il fera un excellent petit déjeuner. Avec un peu de chance, le brouillard sera moins épais demain, nous pourrons nous guider et trouver une terre où accoster. Si on attrape du poisson, ça ira. »

 

*

 

Accoster une terre. C’était leur seule échappatoire. Ils ne pourraient jamais revenir sur leur île tant que la brume cernerait la région. Joseph détestait cette idée. Il se remémora ce qu’il laissait sans véritablement l’avoir voulu, à cause d’une série d’infortunes et parce que Vald en avait décidé ainsi. Il y avait tant d’images, de scènes, souvent douloureuses mais qu’importe à présent qu’il se sentait arraché à sa vie. Même les pires moments suscitaient la nostalgie. Et puis, il y avait Catalina, là-bas, sur ce rocher à guano.

« Je n’arrête pas de penser à elle, se lamenta-t-il. Peu importe si j’ai faim, si j’ai froid, ou si je vomis, je ne pense qu’à Catalina.

– Tu devrais simplement essayer de dormir. On va se coucher dans la cabine, au chaud, l’un à côté de l’autre. Combien de fois devrai-je te répéter qu’on trouvera un moyen pour qu’elle te rejoigne ?

– Un moyen ?

– Oui, avec l’aide d’un marin qu’on paiera d’une manière ou d’une autre pour aller la chercher.

– Personne ne fait la traversée, Vald… » Il soupira pour ne pas terminer sa phrase.

« Je t’ai déjà raconté comment nous nous sommes rencontrés ?

– Des dizaines de fois.

– Ça me fait du bien. On était encore des enfants. Prédestinés à nos tâches, celles qui ont occupé toute notre existence. Elle venait comme toi d’une famille de Mandfield, tandis que mes parents travaillaient pour Sherrighan. On se croisait parfois, c’était avant le brouillard, on pouvait encore circuler à l’époque, rencontrer les familles des autres villages ; toutes ces banalités que le nuage a rendues impossibles… La première fois que je lui ai parlé c’était juste après les Fêtes du guano. Sous le chapiteau des Sherrighan. Tu te souviens du premier jour suivant les fêtes, quand personne ne travaillait, comment nos parents s’amusaient après tout le turbin qu’il fallait abattre pour préparer les festivités ? C’était le plus beau jour de l’année, je crois. Ça paraît incroyable aujourd’hui que les Sherrighan laissaient aux carriers le chapiteau…

– Ça a bien changé, commenta Vald en s’étendant sur la couverture élimée, posée à même le sol de la cabine.

– Catalina était magnifique, elle portait une robe blanche, un peu trop grande, qui avait dû appartenir à sa mère et qui gonflait à mesure qu’elle tournoyait de joie. Dès que je l’ai aperçue, j’ai compris qu’elle serait ma femme. Ce n’était qu’une jeune fille, mais déjà, pour moi, elle était la plus jolie de l’île. »

Vald se retourna et plaça ses coudes contre ses flancs pour se redresser. Il pensa : Mon pauvre Joseph, mais ne dit rien.

« On a dansé, excités par nos premières gorgées de vin. Il y avait encore de l’alcool importé, du pisco, du rhum, des vins chiliens, le soleil se levait le matin, il se couchait le soir…

– Il se lève et se couche encore, tu sais.

– Tu vois bien ce que je veux dire. Au moment de partir et retourner chacun à son village, je me suis approché de Catalina et je lui ai murmuré que je l’aimais. Je n’ai jamais rien fait de plus courageux. J’avais à peine neuf ans. On s’est promis de se revoir aussi souvent que possible. Quelques mois après, la mutinerie a éclaté, mon père est mort, les fêtes de carriers ont été interdites, pendant cinq ans nous ne nous sommes pas revus… » Il fit craquer ses doigts.

« Finalement, ça me broie d’en parler. J’aimerais qu’elle soit là, avec nous.

– Alors allonge-toi, Joseph. Ne te mets pas dans cet état, s’il te plaît. On discutera de notre île plus tard. Demain, poisson frais au petit déjeuner. »

 

*

 

Ils sommeillèrent à peine quelques heures et furent réveillés par l’odeur corrosive émanant des cuves.

« Toi aussi, ça t’empêche de dormir ?

– C’est la première fois que la puanteur me réveille. Je ne savais même pas que c’était possible.

– Pourquoi penses-tu que le capitaine Moustache appliquait un trait de suie sous son nez ? Il préférait renifler le charbon plutôt que la fiente humide. Je vais cuire le merlu, ça nous donnera des forces. »

Le parfum des écailles grillées recouvrit la pestilence du guano. Joseph, affamé, se délecta de la chair encore nacrée au centre et déjà roussie sur les extrémités. Il dévora même la peau.

Au travers du hublot, à l’extérieur, le matin poignait par bandes, teintant les particules humides en lévitation. Le brouillard compact moussait dans l’air et, depuis la cabine, on ne percevait pas même la proue. Vald tenta à nouveau de faire fonctionner le projecteur. Tout était si blanc, si monotone. Et le silence aussi, on entendait à peine les vaguelettes s’abîmer contre la tôle.

« Il va falloir remettre la machine en route.

– Tu crois ?

– Oui, il faut bien avancer. »

Joseph saisit la pelle et projeta le charbon dans la chaudière avec force. La fumée noire refit son apparition au-dessus de la cheminée et, par légères saccades, le bateau accéléra.

« Balance plus de charbon. »

Le navire creva l’épaisseur humide, avançant désormais à bon rythme, sans en donner l’impression dans l’alentour identique. Joseph essaya de se concentrer sur un point immobile, un petit boulon situé sur le davier. Mais ça n’y fit rien, et il rendit le merlu à la mer.

Vald observa son corps plié en deux. Cela devenait inquiétant.

 

Plus tard, un léger crachin caressa l’embarcation et le visage des deux carriers. Ils en profitèrent pour boire la pluie au goût de métal et firent des réserves d’eau ridicules dans des fonds de seau en bois. Ils étaient plongés dans l’humidité et ils mouraient de soif. La moindre goutte devait être récupérée, ils lapaient les petites flaques sur le pont du navire. Ils épongèrent même la condensation avec un linge qu’ils essorèrent dans des marmites. Le brouillard avait ses bienfaits malgré tout.

 

*

 

Comme il avait froid, Joseph enfila la veste de Moustache. Il le fit sans doute aussi pour tromper l’ennui, ne pas ressasser l’absence de Catalina qui lui manquait cruellement ou penser à son ventre noué par le mouvement de la houle.

« Regarde-moi ! Ça me va bien, tu trouves pas. » Il épousseta les épaulettes. « Je me marierai dans cet habit ! »

Vald le reluqua. La carrure était bien trop large pour Joseph.

« Dommage que tu dégobilles dès que ça tangue un peu, sinon, tu ferais un marin crédible.

– Ça bouge parce que tu nous diriges vers un port, mon ami ! »

Vald examina Joseph avec plus d’attention et se sentit troublé. Comme s’il le trouvait indécent, ou qu’il jugeait soudain que la veste de Moustache dût lui revenir. Que c’était lui le capitaine à présent. Lui le chef. C’était idiot, il le savait et chassa cette idée.

« Je m’efforce de maintenir le cap, dit-il. On doit être en direction du continent. Il peut apparaître à tout moment. Tu devrais enlever ça, ce n’est pas un déguisement.

– Espérons, souffla Joseph en déposant la veste sur l’écoutille. Une chose est sûre, reprit-il en s’emmitouflant dans une vieille couverture, une fois qu’on atteindra la terre ferme, moi et l’océan, ce sera fini. À jamais.

– Tiens donc ! Tu feras quoi de cette nouvelle vie alors ? Ça m’intéresse.

– Je serai cultivateur, je pense. J’aurai quelques champs. Je ferai des céréales et des tubercules.

– Ah oui ?

– Oui. Après quelque temps, j’achèterai un moulin et je ne cultiverai plus que des céréales. La farine, ça se vend bien, il paraît. Je produirai mon pain. Je ferai le meilleur pain des Amériques. Alors, je serai riche, et avec Catalina qui sera de nouveau auprès de moi, on s’amusera comme des lords, figure-toi.

– J’espère bien », murmura Vald.

 

*

 

Le quatrième jour le ciel gronda. Ce n’était pas le borborygme des orages, ni même l’écho d’une éruption volcanique lointaine ou encore le râle d’un cétacé mourant. Dans cet immense vide de sel et de brume, une voix rauque les invectivait. Vald et Joseph tendirent l’oreille, et Vald beugla qu’ils n’y comprenaient rien. Puis le silence s’installa. Pendant des heures. Parfois le clapot d’une vague brisait le calme. Alors, ils conclurent que, peut-être, ils n’avaient rien entendu du tout.

 

Au niveau de la proue, ils attendirent une bonne partie de la journée. Ils s’étaient réfugiés là depuis le matin, écrasés contre le rebord, fuyant comme ils le pouvaient la puanteur de la fiente. Celle-ci émanait des cuves vides, s’était incrustée dans l’alliage métallique et toutes les boiseries pourrissantes du vraquier.

« Ce rafiot, on dirait une énorme merde d’oiseau à la dérive. Tu sais, comme les feuilles pourries qui flottent dans les lacs, en plus gros. » Vald secoua la boussole. « En fait, même notre île était un morceau de fiente à la dérive, la plus gigantesque fiente du Pacifique.

– Tu as raison.

– On devrait laver les cuves. »

Il souffla.

« À l’eau de mer, avec la pelle à charbon. Il n’y a que ça à faire.

– C’est un sacré boulot. Tu ne trouves pas que l’odeur empire ?

– La fiente macère.

– C’est bien pire que lorsqu’on travaillait dans les carrières, admit Joseph.

– C’est à cause de l’eau, faut croire. Comme de la moisissure.

– Oui, ça devient irrespirable. »

Leurs yeux étaient rivés sur le brouillard, ils espéraient que surgisse une terre. Parfois, ils pensaient apercevoir une côte, mais ce n’était que le fruit de leur imagination, ou l’intensité de la brume qui dessinait comme un amas plus opaque derrière les raies d’humidité. À la vitesse à laquelle ils se déplaçaient, le risque de s’échouer violemment était grand mais ils s’en fichaient. Désormais, ils voulaient que la croisière se termine.

Vald observa Joseph, la bouche ouverte qui cherchait de l’air. Il lui posa la main sur l’épaule, en signe de soutien.

« Je vais nous sortir de là, tu peux en être certain. »

 

*

 

Les trois lendemains furent des jours semblables. Joseph vomissait, Vald cherchait des solutions, se désespérait d’en trouver, puis, pour conjurer l’inquiétude, allait quelques heures s’acharner contre le projecteur indéfectiblement éteint. Alanguis par la faim et le ronron du bateau, ils pourchassaient des ombres minérales derrière le voile argenté, tandis que les effluves de guano s’intensifiaient.

Les soirs tombaient lentement. Le blanc virait au gris, de plus en plus sombre, jusqu’à la pleine obscurité. Le temps s’engluait dans les dégradés successifs et semblait toujours ralentir, se figer.

Bientôt, tout serait paralysé. Immobile et moite. Alors, leurs membres s’enliseraient, leur sang coulerait visqueux comme la lave sur les pentes moyennes, leurs articulations se calcifieraient, une enveloppe solide comme du guano séché progresserait autour de leur cœur jusqu’à ce qu’il cesse de battre. Voilà ce qui était prévu pour eux, ils mourraient en statues minérales, lourdes et grossières, ils rouleraient sur le pont, heurtant les planches de bois, brisant le matériel jusqu’à ce que le vraquier cède et que leurs corps tombent dans les profondeurs pour rejoindre l’univers des épaves.

 

Nous sommes le 5 juin 1897. Cela fait maintenant une semaine que le vraquier dérive.

 

*

 

Avec l’installation de la nuit, la lumière rotative du fanal éclaira davantage. Les deux amis n’avaient rien réussi à pêcher ce jour et l’odeur de guano s’accentuait gravement. Désormais, Vald portait la veste de Moustache et interdisait à Joseph de s’en vêtir.

« On doit manger le bœuf séché, proposa Joseph. Et le pain moisi aussi. Tant pis.

– Commençons par le pain, décida Vald. »

La miche était recouverte d’une couche verdâtre et filamenteuse, comme une toile resserrée de tarentule.

« Ce serait moins infect avec du bœuf séché, remarqua Joseph. Ça fait sept jours qu’on dérive, ce serait dommage de le perdre.

– On doit garder des vivres, c’est tout. Si tu veux ta part de bœuf, prends-la. Moi, je garde la mienne.

– Tu vis trop dans le futur, Vald. C’est ridicule. On dit du mal de ceux qui vivent dans le passé, mais vivre dans le futur c’est pas mieux. Tu veux planifier les réserves comme si on connaissait notre itinéraire. Je mange ma part. Tant pis si je le regrette plus tard. »

Joseph défit l’emballage et sépara grossièrement une moitié du corned-beef dont les morceaux avaient collé les uns aux autres, à cause de l’humidité.

« Comme ça, ça va ? »

Il remit quelques lamelles dans le sachet.

« Oui, on va pas peser non plus.

– De toute façon, je le dégueulerai dans moins d’une demi-heure.

– Raison de plus pour attendre.

– Va chier à la fin, Vald, soupira Joseph. »

Il posa la viande sur la mie visqueuse et se délecta bruyamment. Mais à peine eut-il avalé quelques bouchées qu’il se retourna d’un coup et rendit la tartine sur le pont.

« Putain, je n’y arriverai pas.

– Je t’avais prévenu. »

Vald observa Joseph, ses yeux terrés dans ses orbites, son visage méconnaissable.

« Allons dormir. »

 

Comme chaque nuit, elle les poursuivit au plus profond de leurs songes. Cela devenait une habitude. L’odeur du guano les réveillait encore. Comment pouvait-elle être si tenace ? Comment la cabine pouvait en être autant imprégnée ?

Vald se rendit sur le pont et constata que le vent s’était levé. L’écume vermiculait les eaux, le navire louvoyait maintenant au rythme du courant léger, il y avait même quelques vaguelettes. Vald ne s’inquiéta pas. Il avait remarqué que la boussole déconnait, qu’elle n’affichait pas le nord. Il n’avait jamais véritablement poursuivi de cap. Pour ne pas perdre la face devant Joseph, il faisait semblant de suivre une direction. Que le destin décide pour eux lui allait tout aussi bien.

Il jeta de nouveau la canne à l’eau, puis il réfléchit aux poissons qui nageaient sous eux, se demanda s’ils dormaient. Et si tel était le cas, le faisaient-ils la nuit davantage que le jour. Comment dormir dans l’eau ? Comment ne pas se perdre dans un océan ? Une autre question plus pernicieuse le taraudait, ces bestioles au fond, avaient-elles meilleure existence que la sienne ? En tenant le manche bien fermement, il convint que les prédateurs ne sont pas toujours plus heureux que leur proie.

 

Des lianes filandreuses arrachées au brouillard glissaient par le hublot entrouvert de la cabine.

« Ce qui m’étonne c’est que cette puanteur ne semble pas émaner des cuves. Ça vient de plus profond, de la cale.

– Il y en a peut-être aussi dans la cale. Va savoir.

– Non, protesta Vald. Le bateau coulerait. C’est incompréhensible. »

Joseph but par lapées dans un seau en acier. L’eau n’était pas loin d’être croupie. Il se redressa, mit son dos contre une caisse en ferraille.

« Je vais me relever progressivement. Je me sens toujours aussi mal. Je ne sais pas si je dois lutter. Peut-être que finir ici, c’est déjà bien. Catalina doit me croire mort alors… Je suis désolé pour elle. Elle allait être ma femme, tu sais, Vald. C’est peut-être… Joseph hésita, peut-être que notre amour n’était pas pour ce monde.

– Ne commence pas à dire ce genre de choses. Ressaisis-toi. Le bateau avance, j’ai mis une canne à la mer, avec un morceau de bœuf séché au bout.

– Tu sacrifies le bœuf séché ?

– C’est un morceau que tu as rendu hier et que j’ai récupéré sur le pont quand tu dormais.

– Je suis répugnant, se lamenta Joseph. Je ne suis déjà plus qu’une rognure.

– Mais non, va. On devrait sans doute moins penser comme des naufragés, nous sommes des marins, des aventuriers. Essaye de garder la nourriture. Au moins l’eau. De te forcer à ne pas vomir. »

Joseph s’était rallongé sur le côté. Son ami était fort et avait bon cœur, il ne le laisserait pas tomber. Joseph le constatait cette aube encore, alors qu’il était épuisé et sans force. Et même si tout était de sa faute, que son plan avait échoué, qu’il les avait menés jusque dans ce vraquier abandonné de son capitaine, Joseph ne lui en voulait pas. Et même si tous les types de l’île, tous ses amis, se faisaient massacrer désormais, Joseph ne lui en tiendrait pas rigueur, parce que Vald ne l’avait pas abandonné et que jamais il ne le ferait.

 

*

 

Le fil se tendit. Cela produisit un léger son, comme si l’épaisseur du brouillard gémissait de se faire trancher. La canne était déjà courbée et Vald accourut pour affronter la prise.

« On en tient un, Joseph, cria-t-il. À nous deux ! »

Vald tira sur ses cuisses. Ses avant-bras se gorgèrent de sang. Deux larges veines bleues les striaient de part en part, comme un pipeline dans le désert. Le bateau continuait sa dérive et c’était une bonne chose, ce mouvement, pour fatiguer le poisson. Vald savait que cette prise était capitale, elle arrangerait la situation pour au moins trois jours, et cela suffirait sans doute pour s’échouer sur une côte. « Je te tiens, salopard. C’est une putain de grosse poiscaille, Joseph ! Regarde-moi, je vais l’avoir ! Viens par ici, Joseph, je te dis, regarde-moi ! Viens, bon sang ! »

Vald était un bon pêcheur, il ne brusquait rien, accordait un peu de liberté au poisson, le ramenait vers le bateau, lui laissait de nouveau du fil pour nager et s’épuiser. Vald fut plus excité encore, quand il le vit sauter.

« Putain, il est gros. Il est vraiment gros. Allez, tu es à moi ! Viens voir ça, Joseph ! Rameute-toi ! »

Avec de grands gestes, il ramena le manche vers son torse et moulina rapidement cinq, six tours. Le poisson sortit de nouveau de l’eau, la blancheur du ciel fit courir sur ses flancs de tristes reflets argentés. Il sauta, plus haut encore. Enfin, il heurta la coque, dans un bruit mat. Vald saisit cet instant pour le remonter définitivement. La canne se cambra à son maximum. C’était le bon moment. Vald se cramponna et ses lèvres se serrèrent tant qu’elles disparurent de son visage.

 

*

 

« La canne est fichue. Elle a lâché. Tout, le moulinet, le fil, tout est perdu. Fait chier. Il n’était pas si gaillard, en plus, le poisson. Je suis vraiment désolé, vieux. » Vald était dépité. Il se saisit des débris et les jeta de rage sur le pont.

« Il y a peut-être un harpon quelque part. On devrait descendre. Il y a forcément des équipements dans la cale, murmura Joseph pour rassurer son ami.

– Il y a un verrou, tu as bien vu.

– Rien qu’on ne saurait faire sauter.

– C’est vrai, on aurait dû vérifier plus tôt. La perspective d’affronter cette puanteur me donne la gerbe. J’irai voir, dit Vald sans quitter le pont des yeux.

– Je peux le faire si tu veux, je me sens un peu mieux.

– Non, non, justement. Si tu vas mieux, autant que tu reprennes des forces. Le guano pourri, c’est pour moi. »

 

Une rafale de vent hérissa la tignasse de Joseph épaissie par l’humidité et les éclaboussures de sel. On aurait cru un Iroquois. Vald s’étonna de l’allure de son ami, de la vitesse aussi avec laquelle un corps éprouvé pouvait se transformer. Un être se substituer à un autre à cause des privations. Décrépir. Ce n’était pas que l’apparence, l’âme de Joseph aussi était altérée. Il était plus doux désormais, avec son regard enfantin, fragile et désarmé. Il n’était plus qu’un chien mourant, trop de peau et pas assez de chair, les yeux vitreux, sale, le ventre collé au sol. Un instant, Vald se demanda si son ami avait encore envie de vivre. S’il n’avait pas déjà capitulé de cette fuite. Comme si chaque mille qui l’éloignait de leur île l’affaiblissait un peu plus, jusqu’à sa mort prochaine. N’étaient-ils pas en train de s’anéantir ? Joseph, un type au tempérament pourtant optimiste, semblait prêt à rendre les armes. Il veut en finir. Vald lutta contre cette idée, essaya de l’évacuer. De lui substituer le souvenir de Joseph enfant, quand ensemble ils jouaient à se battre sur les plages de galets, les dimanches. Quand ils chahutaient le long des allées de genêts et riaient sans pouvoir s’arrêter. « À l’époque, on était si semblables, Joseph, murmura Vald à l’écart. Deux gamins inconscients, prédestinés à mourir là où on était nés, comme les arbres qui poussent et meurent face aux vents. Je suis bien plus fort maintenant. Et toi, mon ami, combien de temps vivras-tu dans ces eaux sans rivage ? »

 

« Bon, j’y vais, décida Vald. On va bien voir s’il y a un harpon quelque part. Si tu ne veux pas respirer cette infection, je te conseille de prendre tes distances. »

Il entra dans l’habitacle, s’y enfonça, passa derrière leur couchette de fortune puis la malle à provisions et se glissa tout au fond, dans le ventre du navire, là où se trouvait la trappe qui donnait vers la cale. Il mit la pelle à charbon en butée dans le creux et tira avec ses bras pour faire levier. Le verrou céda.

Vald saisit la planche et la repoussa derrière lui. Une puanteur saisissante remonta depuis la cale. Ça ne sentait même pas la fiente. C’était plus fort. Plus puissant. Comme un relent revenu de la glotte maculeuse d’un lépreux.

Il descendit dans l’obscurité, tâtant le sol humide du vraquier. Il était impossible de tenir debout, il avançait à quatre pattes ou courbé sur la pointe des pieds. Le plafond lui rasait les omoplates. Il utilisait ses bras comme une poêle à métaux, frôlant le plancher avec ses paumes, quand il toucha enfin un tissu poisseux et très abîmé. Une fine pellicule grasse le maculait. Soudain, sous ses doigts, il reconnut un bras froid et mou, sentit la peau flasque, le tégument boursouflé. Il repoussa le corps et bascula en arrière.

Il eut un spasme violent. Il retint sa respiration autant qu’il put en retournant vers la trappe. Le remugle était immonde. Il s’asphyxia presque mais préféra risquer le malaise plutôt que d’inspirer une fois encore l’haleine fétide du bateau.

 

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« Joseph, il y a un cadavre là-dessous. »