Le lendemain, le vraquier accosta au niveau de l’isthme, un quai désaffecté datant de l’époque où les îliens pêchaient intensément sur toutes leurs côtes. Il n’avait plus été utilisé depuis des lustres et moisissait aux vents. Un des piliers, trop rongé, s’était affaissé, et quelques lattes obliquaient droit dans l’océan. Moustache sauta sur les vieilles planches abîmées. Il amarra la touline à une grosse pierre et serra fortement l’attache car la houle faisait dangereusement incliner le navire vers un banc de sable. S’échouer revenait à signer son acte de mort.
Où sont-ils, bordel ?
Il n’attendit pas longtemps. Au loin, une silhouette progressait vers lui. Elle faisait de grands gestes. C’était Vald. Il était tout en sueur et essoufflé.
« Salut, Moustache. Je… Merci d’être venu.
– Où est l’autre ?
– Il arrive, juste derrière. Il n’a pas suivi le rythme. Il faut le comprendre, ça fait plus d’une semaine qu’il ne bouge pas dans son trou. Il est tout courbatu et…
– On s’en fiche, qu’il se grouille. Toi, monte dans le bateau.
– Hein ?
– Monte, ne réfléchis pas.
– Non, mais moi… »
Moustache mit Vald en joue.
« Monte, Vald, monte sans discuter ou je te bute.
– Mais, Moustache…
– C’est la dernière fois que je mets les pieds ici, tu montes ou tu crèves. »
Joseph arrivait, cahotant. Moustache courut à sa rencontre et le tira par le col pour se rendre plus vite vers le vraquier. Il souffla une volute de vapeur et de tabac. Il semblait très agité.
Il eut un pressentiment et se retourna.
« C’est qui ces cons ? » cracha-t-il.
Trois ombres, à peine perceptibles derrière le voile humide, dévalaient la falaise. Des formes oscillantes dans le brouillard. On distingua bientôt le reflet cinglant de leur baïonnette.
« Putain, souffla Joseph dans la lente installation de l’aube pâle.
– Eh merde, gronda Moustache. Allez, sombre idiot, saute sur le pont, on détale. Ils vous ont repérés. Monte avant qu’on prenne du plomb. »
Moustache poussa Joseph vers l’échelle et défit aussi vite que possible les amarres, pendant que Vald, à bord, actionnait le moteur pour déguerpir en vitesse.
Déjà les flics visaient Moustache, puis tirèrent. Les fusils furent rechargés et Moustache, protégeant Joseph de son corps épais, riposta. Une nouvelle balle, vive comme une guêpe, siffla juste au-dessus de sa casquette. Une autre le toucha, et le capitaine s’effondra, sur le quai.
Dans le matin résonna un bruit mat. Joseph se retourna, essaya d’attraper Moustache par la manche. Le feu jaillit encore des fusils. Joseph arracha la veste de Moustache, lui saisit la main, voulut le tirer jusqu’à l’échelle. Une balle perfora la coque. Vald hurla. Joseph sauta et attrapa les deux montants, laissant le capitaine se vider de son sang, allongé sur le sol. Vald actionna la turbine au maximum, la pomme de touline fit trembler le vraquier, puis elle céda et le bateau gagna le large, les deux carriers seuls à son bord.
*
Beaucoup de larmes coulèrent.
On raconte qu’en apprenant la mort d’Ernesto Lobras, certains lords se seraient arraché les cheveux avant de se défenestrer du dernier étage de leur manoir. D’autres encore, dans un état de transe, seraient parvenus à extirper entièrement leur langue de leur gorge et auraient survécu un mois avec un trou béant dans la gueule.
Ce qui est certain, c’est que la panique s’empara des manoirs, et en un rien de temps, tout céda.
Sur leurs falaises, les carriers, ignares tels qu’ils étaient, continuèrent à amasser du guano, l’empilèrent bêtement dans les réservoirs du port.
La mort de Moustache plongea toute la région dans le désœuvrement.
Mais, en vérité, ce ne fut pas lui qu’on regretta. Les semaines suivantes, sur le continent, on ne trouva d’ailleurs qu’un nombre ridicule de coupures de presse pour s’inquiéter du sort d’Ernesto Lobras. Non, c’est le bateau qui leur manqua. Les habitants de la province attendaient le guano, peu importe qui le fournissait. La douleur atroce, celle du deuil, celle de la rupture, provenait d’elle et d’elle seule. De la substance. De la fiente. Qui ne venait plus. Qui ne viendrait plus.
Le capitaine, sa patrie ingrate l’oublia aussi vite qu’un malade dans une léproserie.
*
À l’aube du XXe siècle, un historien de basse université consacra un article à la rébellion indépendantiste en Agousto, intitulé Rébellion indépendantiste en Agousto. Sans se montrer clair sur ses sources, le chercheur dépeignit Moustache en être sanguin, fougueux, volontiers bagarreur et adorateur des armes. Dans la conclusion de l’étude, une longue digression mystique le brossait en cormoran maléfique qui – si on comprenait bien – chiait lui-même quotidiennement une belle quantité de guano dans ses cuves. Aucune revue sérieuse ne publia l’article, et il serait resté lettre morte s’il n’avait été exhumé, un demi-siècle plus tard, par un jeune doctorant expert-aspirant des révoltes latino-américaines qui rédigerait dans un mauvais espagnol un essai nommé De un Ernesto a otro, lequel établirait, fort imbécilement, des traits communs entre Lobras et Guevara.
Un autre portrait de Moustache fut rédigé dans un hebdomadaire de Quito dans les années 1920 (peut-être en 1923) pour un numéro spécial sur les grands marins du sous-continent ; la coupure insistait lourdement sur ses prétendus penchants homosexuels. Outre ces foutaises et jusqu’à ce jour, bien peu de personnages raisonnables léguèrent des récits objectifs sur le capitaine Lobras.
Alors voilà, Ernesto Lobras était né à Antofagasta, d’un juriste espagnol et d’une institutrice chilienne. Avait vécu en Bolivie, au Pérou et au Chili. S’était installé à Agousto l’année de ses treize ans. Avait touché une gamine pour la première fois le lendemain de son seizième anniversaire. Avait étudié le droit comme son père et se destinait à la profession d’avocat. S’était battu pour une femme. S’était battu pour la province. Avait vaincu ces cons d’Anglais. Avait transporté le guano. Avait aimé le bœuf séché. Avait aimé la bière. Avait pris la mer. Avait beaucoup forniqué. Était persuadé que le brouillard provenait de l’âme des gens. S’était assombri. Avait été accusé et honni. Avait mué. Avait pactisé avec la société minière. S’était senti responsable de la mort de Lady Sue. Avait regretté. Avait aimé Lady Sue. Était mort sur les planches disjointes d’un quai miteux. Avait été touché deux fois, au niveau du cou et du thorax. Avait laissé les hommes-guano à leur fiente.
*
« Tu n’en as pas mis beaucoup, du temps, pour me rejoindre. Toi qui te croyais immortel.
– Non, tu vois bien. Regarde.
– Ne touche pas. Ces trous cicatriseront. Observe comme cette nouvelle peau couvre petit à petit mes blessures. Et ma jambe, elle repousse. Bientôt je serai de nouveau bipède.
– C’est étonnant, je ne souffre pas. Nulle part. Je m’attendais à souffrir.
– Il n’y a plus de raison d’endurer quoi que ce soit.
– Deux balles ont donc suffi pour me laver de toute cette noirceur…
– Mon bel Ernesto, calme-toi. Il n’y a pas de passé, ici. Il n’y a rien à laver.
– Pas de passé ?
– Non.
– C’est fou.
– Je sais.
– Alors que faisons-nous ?
– Viens contre moi. »