8.

C’était il y a une trentaine d’années, en 1871 précisément. Le décret d’indépendance marquait la fin de la guérilla et la victoire des autochtones sur la puissante Couronne britannique. Celle-ci avait négocié sa reddition.

L’annexe de l’hôtel de ville avait été décorée pour l’occasion. Les luminaires dépoussiérés, les tapis lessivés, les éclats de balles contre la paroi colmatés, et des fleurs festonnaient les balcons de la façade, comme quand résonnaient jadis dans tout le royaume les échos des trompettes de Buckingham, annonçant l’entrônement du monarque nouveau. Les discussions s’étaient tenues dans ce style calfeutré cher aux Européens. Pour la dernière fois ici, on avait respecté leurs coutumes, les lendemains laisseraient tout le temps d’inventer de nouveaux protocoles. La civilisation ménage les défaits.

Joaquín Nozuel Zolientes, José Simango et Ernesto Lobras, les trois meneurs de la rébellion, avaient siégé en face des sirs. L’ancien gouverneur, deux diplomates venus de Londres, quelques bonnes familles de colons et des dirigeants de la Continental Crown Mine Company. Au bout de la table, les patriarches de l’archipel avaient droit à leur émissaire, sous statut d’observateur. Cette présence avait trahi ce que chacun avait parfaitement à l’esprit : le guano était l’enjeu central des tractations.

L’ancien gouverneur avait démontré, pour commencer, que la loi coloniale ne s’appliquait pas pour régler la propriété des terres continentales. Le premier arrivé est chez lui ne vaut que pour les espaces désertiques et inhabités, ce qui n’était pas le cas de la province qui avait connu bon nombre de peuplades indiennes, puis diverses errances d’aventuriers, de chercheurs d’or, de pionniers.

Il avait fallu ainsi opérer un glissement entre la situation antécédente et celle qu’on jugerait adéquate pour l’avenir. Impossible de faire comme s’il n’y avait pas eu de colonisation. Certaines puissances tiennent à laisser une trace là où, un jour, elles plantèrent leur drapeau. Les possessions britanniques avaient été étudiées une à une. Les terres des colons anglais resteraient aux colons anglais, qui deviendraient citoyens à part entière du territoire. Ils garderaient leur langue, leur portrait du souverain sur la cheminée et toutes ces coutumes qu’on appelait pour se moquer le droit au thé. Les bâtiments officiels passeraient sans délai sous la coupe de la nouvelle administration.

La Couronne avait négocié ensuite quelques terres australes abandonnées, pour conserver une présence maritime et permettre à quelques scientifiques d’observer on ne sait quel phénomène climato-géographique. Elle avait été exaucée. On lui avait cédé des îlots vides, sans homme, richesse, ni guano.

La parole avait été donnée aux indépendantistes. José Simango avait rappelé que le conflit avait fait des victimes et que la paix ne devait offenser aucun combattant loyal envers la province. Il avait ajouté que le peuple s’était choisi un destin, que la violence passée n’interdisait pas la coopération future. Il s’était perdu ensuite dans quelques anecdotes sur des gens du coin. Il s’était même lancé dans la récitation d’un poème quechua et conclut en déclamant Blake : « Si seulement vous compreniez que le moindre oiseau qui fend l’air est un immense monde de délices fermé à vos cinq sens… » Cela l’avait rendu fier. Les sirs avaient sagement écouté ses diatribes qui ne prêtaient aucun flanc à une interprétation juridique contraignante. Ils avaient eu la politesse de ne rien interrompre.

Au bout de plusieurs heures, une nouvelle étape avait été franchie : on s’était accordé pour lever tous les impôts coloniaux. On avait disposé aussi qu’Agousto et Libertad seraient les deux seuls ports à guano avec lesquels traiterait la Continental Crown Mine Company. Les conditions du marché s’appliqueraient. Le transport par bateau serait libre, les ententes sur les prix entre transporteurs interdites, tout comme la constitution d’un monopole.

Il avait fallu statuer sur le sort des Indiens. Ceux du continent étaient pacifiques et habitaient des forêts sans intérêt. Ceux des îles, en revanche, devaient être vaincus, une bonne fois pour toutes. Les anciens bataillons du territoire et des volontaires s’étaient engagés à entreprendre une expédition contre Safaradi, dirigée par Joaquín Nozuel Zolientes, dans le but d’en finir avec la menace sauvage et d’y exploiter la fiente. Cette campagne serait aussi l’occasion pour le nouveau pouvoir de coopérer avec la police coloniale, qu’il avait combattue férocement lors de la guérilla.

Le statut des militaires, justement, avait constitué un sujet de vifs débats. La Couronne avait proposé de retirer ses troupes progressivement. Elle s’était engagée sur un rapatriement en deux ans. Jojo avait exigé un transfert de commandement, arguant que les soldats de l’armée de sa majesté avaient été recrutés sur place et arrachés très jeunes à leurs familles autochtones. Finalement, une solution intermédiaire avait été adoptée. L’armée coloniale était devenue une police de la province, commandée par Libertad et Agousto, mais mobilisable immédiatement par la Couronne en cas de survenance d’un danger affectant l’acheminement des ressources ou de menaces visant les intérêts commerciaux britanniques.

Il fallait comprendre que la police coloniale veillait au bon déroulé des événements quotidiens, sans attribution militaire, sauf si la Continental Crown Mine Company courait un risque.

Cela avait paru raisonnable. Ce ne l’était pas.

 

*

 

Le brouillard s’installa progressivement, comme une maladie infectieuse. Par bandes de ciel d’abord, striant un quartier, une île, un littoral, coiffant les pinacles des églises, les faîtes en fer forgé des auberges. Il entra par les fenêtres, engouffra ses filaments par le trou des serrures et sous les chanlattes des toits. Il s’accrocha aux épines des buissons, aux branches de bois jeune, aux mâts des bateaux, aux fils pour sécher les linges. Puis il arriva par nuages entiers, des masses célestes humides et stagnantes, comme des monceaux de coton blottis au flanc des collines. Il revint sans cesse, deux, trois fois par semaine, un peu plus, chaque jour.

Les Chiliens l’appelaient camanchaca.

 

Il s’annonçait depuis l’horizon, se manifestait là-bas, prenait son temps pour envahir les villes. L’épaisseur blanchâtre du lointain se rapprochait lentement, précédée par une pluie bruineuse qui peignait l’océan d’une constellation de touches scintillantes comme du quartz. D’avance les habitants savaient que l’après-midi serait brumeux, et, en milieu de journée, les lampadaires éclairaient déjà les ruelles obscures.

Le brouillard se fit plus imprévisible ensuite, montant soudainement des eaux, parfois même de la terre et des cultures. L’hiver devint opaque. La brume s’insinua dans les esprits comme une présence, un doute, puis une fièvre.

Les ténèbres se prolongèrent. Elles avalaient tout, recrachaient des silhouettes hagardes, qui n’avaient que les lumières artificielles d’un logis pour retrouver une forme humaine. Et bientôt plus rien ne passa sauf un rayon, deux heures par jour, illuminant le clocher de San Pedro. Ailleurs, c’en était fini du soleil.

 

*

 

Aux prémices d’une nuit, la réaction des hommes s’avère toujours ambivalente. Certains pensent que le monde doit être lavé de ses péchés et réclament une purge. Tant pis s’il faisait pourrir les arbres et menaçait les cultures. Tant pis s’il réduisait le commerce, s’il rendait la pêche plus dangereuse, si les enfants avaient le teint livide, si le tonnage de guano s’amenuisait, si le pain avait le goût de l’eau. La vie étant cyclique, et le présent guère enviable, glisser un bon coup dans les abysses promettait des lendemains meilleurs.

Le brouillard eut ses prédicateurs, ses adorateurs, sa secte.

 

Jojo Nozo les appelait les encapuchonnés. Ils sévissaient dans toute la région, enveloppés de grandes étoffes sombres et une capuche rabattue sur leur crâne tondu. Pour eux, le camanchaca marquait le début d’une épuration nécessaire. La terre devait être nettoyée, vidée des parasites, des mécréants goinfrés de fiente. Ils se présentaient comme des disciples du quatrième cavalier de l’Apocalypse, le cavalier blême, celui qui porte la maladie, la désolation, la peste et la mort. Ils brandissaient parfois les versets du Livre de la Révélation cousus en fil blanc sur de larges étendards noirs.

Leur modus operandi était lugubre. Ils susurraient, aux oreilles des prisonniers du brouillard, le récit de leur mort prochaine, avec une élocution lente et précise pour que le murmure tourmente sa victime. Comme possédé par les saintes écritures, l’encapuchonné implorait ensuite la miséricorde divine et distribuait des tracts appelant au sacrifice futur.

Étrangement, le procédé sembla fonctionner et les rangs de ces prédicateurs morbides gonflèrent jour après jour, les plus désespérés attirés par les délices promis dans l’au-delà qui, aussi hypothétique pouvait-il être, ne ferait regretter à personne son sinistre quotidien.