II

J’ai emporté les verres et les assiettes sales sur le côté du mobile home, pour faire un peu de vaisselle. Le haut du toit et les branches des arbustes se reflétaient dans l’eau calme. Puis j’ai balancé tous les trucs sales dans le bassin rempli à ras bord, et tout s’est brouillé mécaniquement, avec l’eau de pluie qui débordait le long des pierres et sur les fleurs. Derrière moi, la petite demoiselle continuait sa danse du soleil, pour essayer de reprendre la conversation qu’elle avait entamée. Mais au bout d’un moment, elle a fini par abandonner l’idée et elle est revenue dans ma direction avec un sourire amer.

Alors j’ai sorti les mains de l’eau glacée pour les essuyer au torchon qui pendait à la fenêtre, et j’ai dit vous aurez pas ce que vous cherchez par ici, ma jolie, il ne manquerait pas grand-chose, deux ou trois mètres à peine, mais faut se rendre à l’évidence, vous n’aurez jamais une vraie conversation avec personne, si vous restez dans ce périmètre. Elle a pris son air d’infortune, en répondant ça marchait encore, il y a dix minutes, alors j’ai fini par dire si vous voulez utiliser votre machin, le mieux serait de vous rendre à l’ancienne Propriété des Monte Cassino, là-bas, vous auriez vos chances. Et dans un sens, je pourrais aussi bien vous y amener maintenant, avant qu’un de ces orages s’abatte sur nous, ce serait l’occasion de vous montrer les lieux, pour qu’on arrête de parler dans le vide de tous ceux qui ont vécu là-bas.

D’un coup, son visage s’est illuminé et elle a dit je serais ravie de faire ça, je serais ravie de faire le chemin avec vous, pour me guider au milieu de cette étendue grise. Alors j’ai dit ouais, il fallait justement que j’aille relever mes casiers, alors ça fera d’une pierre deux coups, si on veut, moi à filer des coups de matraque sur les anguilles, et vous à tenter de mettre des mots sur cette histoire vieille de vingt ans. J’ai dit ouais, ça s’agence pas mal, tandis qu’elle retournait déjà sous la bâche, pour ranger un à un les papiers qu’elle avait laissés, au milieu du désordre de la table.

 

Le cheval a pris par l’intérieur du parc, et son hôte a semblé se réveiller un instant à l’ombre des arbres, le long du bassin d’eau verte bordé d’arums et d’agapanthes. Alors il a repris les rênes d’une main ferme et il a fait quelques gestes secs pour se diriger vers l’allée extérieure, à travers la vaste étendue d’herbe qui menait aux dépendances. Et le temps d’arriver aux bâtiments de briques rouges, Hector avait retrouvé d’un coup toute sa fraîcheur, toute sa jeunesse féroce, avançant vers les larges portes avec le maintien dur de ceux qui se savent plus forts que les autres.

Et aussitôt arrivé, il a sauté dans le sable clair et il a tendu les rênes au type en noir qui attendait là, et le type l’a regardé avec ses yeux vides de mec violent en disant simplement il y a encore du matériel qui a disparu dans le secteur des machines. Alors Hector a lancé un juron étouffé, en tapant du poing contre la porte, puis il a dit ça n’en finira jamais, nom de Dieu, avant de tourner les talons vers l’endroit en question, sans même répondre au type en noir qui demandait d’un air mauvais s’il devait l’accompagner ou pas, afin de lui exposer le problème.

Il a contourné les bâtiments aux fenêtres fermées de grilles verticales et il a marché sur la piste de gravier vers l’annexe réservée aux activités de stockage. Le silence était absolu dans cette partie excentrée du domaine. Hector a avancé sur le sol dur recouvert de feuilles et de sciure orange. Puis il a marché en direction de la remise, le long des billes de bois rangées le long du mur. Le soleil, ici, éclatait en rayons bleu-vert au-dessus des toits, tandis que le vent glissait patiemment sur les tuiles italiennes, en rafales brèves encore chargées des odeurs de mer. Hector a avancé un peu sous l’auvent au milieu des machines qui sentaient l’huile et le plastique brûlé et il a gueulé merde une autre fois en découvrant les emplacements vides, dans l’espace dévolu aux machines-outils de petite taille. Il a compté rapidement le nombre de trucs qui manquaient et il est revenu sur ses pas avant de s’arrêter à la limite de l’ombre.

Il est resté là, à observer la masse poisseuse des jacinthes d’eau, arrachées le matin même des bassins étouffés de verdure. Et pendant un moment, en regardant le soleil qui donnait sur les fleurs fanées, il a cru entendre une sorte de murmure, comme le pourrissement progressif des fibres quand la chose qui vivait autrefois fermente et se décompose sous la chaleur. Il a attendu, et attendu encore, en essayant de prendre la mesure de ce qu’il entendait, puis d’un coup, la chose en question a semblé effectuer une sorte de virage, et Hector s’est figé aussitôt, pour attraper une barre de fer qui traînait par terre.

Il s’est faufilé au milieu des machines à l’acier glacé, et il a écouté encore une seconde le bruit en question tout en se rapprochant de l’angle le plus sombre de la remise. Puis il a frappé un coup unique sur le métal froid des étagères, et tout a semblé exploser dans sa direction, au moment où l’effraie surgissait de la tôle, comme un spectre agonisant, avant de disparaître sur la droite.

Alors Hector a gueulé putain de merde, en essuyant son front d’un revers de manche, et il a balancé la barre de fer le long du mur avant de retourner au spectacle des fleurs mortes, que le soleil allumait toujours avec des relents d’eau croupie. Il a observé aussi les fils de soie, qui s’accrochaient toujours à l’extrémité des branches, puis il a dit nom de Dieu, ça n’en finira jamais, avant de retourner vers le bassin de rétention pour passer un peu d’eau sur son visage.

 

Elle marchait maintenant à mes côtés, pour écouter et parler à la fois au milieu des clairières. Alors j’ai encore dit je vais pas vous mentir, le jeune Monte Cassino était un sacré beau garçon, mais avec aussi quelque chose de sombre dans le regard, comme s’il était jamais parvenu à se déprendre des responsabilités qu’il avait. J’ai dit ouais, c’était un jeune homme dur, avec les roustons bien pendus, sauf votre respect, parce qu’avant qu’il s’évanouisse comme ça, sans raison, sans plus jamais donner signe de vie, il avait acquis la réputation d’un type qui recule pas devant ses engagements.

J’ai avancé encore au milieu des touffes d’herbe verte, très hautes, qui s’étalaient aux abords des canaux. Puis j’ai dit gaffe aux piquants, en montrant une ronce qui pendait d’une haie plus haute que les autres, faite de lierres entremêlés, de lauriers-sauce et de noisetiers sauvages. J’ai dit ouais, j’ai même assisté à une scène qui montre bien le caractère du gamin, une fois que j’étais là-bas pour régler une de ces histoires de terrain, qui posait problème à tout le monde. Ça s’est passé dans la salle de réception de la Propriété, celle avec les tableaux aux murs, alors que je devais rester deux minutes à peine pour obtenir un papier du vieux Monte Cassino. Hector est arrivé avec cet air sauvage qu’il pouvait avoir de temps en temps, et aussitôt j’ai compris que les choses ne se passeraient pas bien, et que la fête qui réunissait à chaque fois des gens d’ici et d’ailleurs allait bientôt donner à voir une autre sorte de spectacle.

J’ai traversé le minuscule canal d’eau trouble sur le pont à moitié rafistolé, et j’ai posé mon seau sur le côté pour donner la main à la petite qui avançait sur les planches luisantes. Je tenais le tronc d’un jeune chêne pour ne pas tomber moi-même et j’ai proposé de l’aide une fois ou deux mais la petite, d’un coup, s’est penchée au-dessus de l’eau, et elle a semblé ne plus rien entendre de ce qui se passait autour d’elle. Au contraire, elle regardait l’eau couler avec une attention particulière, s’attardant sur les jeunes pousses des tamaris qui pointaient en rangs serrés, le long des rives couvertes de vase.

Alors je me suis accroupi aussi au bord de cette eau grise qui refluait lentement vers les écluses, et j’ai dit je vois bien qu’il y a quelque chose qui tourne pas rond, la belle. J’ai regardé la trace brillante des larmes qui s’effaçaient au fond de ses yeux et j’ai encore dit ouais, peut-être que vous auriez mérité d’en trouver un qui soit à la hauteur du jeune Monte Cassino, dans ce monde qui est le vôtre. J’ai regardé le marais, tout autour de moi, et j’ai encore dit ouais, si ce gamin s’était pas volatilisé, je suis sûr qu’il aurait fait un mari parfait pour une demoiselle comme vous. J’ai dit ouais, parce qu’il était pas du genre à fuir la réalité ou laisser les choses se passer de travers, bordel de merde, et ce faisant j’ai donné la main à la petite pour l’aider à se relever et à traverser pour de bon.

 

Le vieux Monte Cassino s’était retiré dans son bureau du second étage. Dans la pièce principale, littéralement saturée de bruit et de fumée, les gens se contentaient de parler, par groupes de deux ou trois, comme une liturgie étrange au milieu des toiles. Puis Hector a poussé la porte du grand salon, dans son habit de travail, et il s’est dirigé vers le buffet sans même jeter un regard aux pièces exposées ce jour-là. Au contraire, il est resté là, à contempler les tableaux habituels, portraits d’aïeuls ou de rois, accrochés en hauteur sur les boiseries sombres des murs. Il a bu plusieurs verres d’affilée, sans rien entendre de ce qui se disait autour, et regardant un Jugement de Pâris qu’il avait chargé des rêves de l’enfance, avant d’en épuiser finalement la forme, fade, sortie après l’heure des ateliers de la Flandre.

Il a encore bu un verre ou deux et il a commencé à écouter la voix de la jolie rousse qui se trouvait derrière, au milieu des convives. Il s’est dirigé vers elle aussi, afin de détailler les nuances de vert dans son regard, et la manière dont une boucle dorée venait asseoir la fraîcheur de son visage. Puis il a dit vous êtes là pour l’autre pingouin, en montrant vaguement du doigt l’une des œuvres exposées sur la droite. Elle a fait oui de la tête, avec un air amusé, avant d’ajouter que l’exposition l’avait ravie, comme ces peintures où l’on emmène de force une jeune rousse, afin de la vendre aux Maures.

Hector a souri avant de saisir la cigarette qu’elle lui tendait pour l’allumer sans ménagement à une bougie qui se trouvait près de lui. Puis il a encore dit tous ces gens cherchent quelque chose qu’ils ne verraient même pas s’ils l’avaient sous les yeux. Il a souri d’un air mauvais et il a murmuré ils sont en quête de folie, mais leur existence rappelle les symboles des cartons, fragile, périssable, intéressée à confondre toujours le haut et le bas. Il a fini son verre d’un trait puis il a ajouté mon père invite ces crétins pour maintenir son hégémonie dans le milieu, mais prenez garde, s’ils vous mordent, vous deviendrez comme eux. Il a lâché sa cigarette dans un verre et il a salué poliment la jeune rouquine, avant de se diriger vers la porte pour retrouver un peu de la douceur du soir.

Mais sur le chemin, Hector a vu arriver Sacha, avec un de ces types qu’il amène d’habitude, et aussitôt Hector a attrapé du poing la manche de son frère et il a dit qu’est-ce que t’as encore foutu, nom de Dieu, il y a du matériel qui a disparu, à la remise. Alors Sacha a repoussé la main qui le tenait et il a simplement dit me fais pas chier, j’avais besoin de prendre l’air, et il a fait encore quelques pas en titubant pour se poster devant une toile représentant une femme nue, les jambes offertes face à ce qui pouvait être à la fois un soleil et un œil d’oiseau.

Puis Sacha est parti d’un grand éclat de rire cette fois-ci, et il a dit putain, j’ai toujours aimé les peintres et la peinture, et sans l’art, tu vois, je crois qu’on serait rien d’autre qu’une bande de crétins autour d’un feu, à boire de l’eau croupie et se battre pour une carcasse de mouton froid. Puis il a encore rigolé un bon coup et il a fini son verre d’un trait en se retournant vers une femme qui se tenait à sa droite. Il a demandé pas vrai, Madame, si bien qu’Hector a dit écoute, petit frère, je pense que c’est le champagne qui a fait de toi le critique d’art que tu es devenu, mais le mieux serait encore de se diriger vers la porte avant qu’un de ces singes nous oblige à donner un avis sur tout ça.

Et Sacha a dit seulement tu parles, Charles, mais je voudrais seulement dire un mot à l’artiste, avant de m’en aller. Alors il a attrapé une bouteille sur le buffet et il s’est avancé vers le Russe au fond de la pièce pour dire ça laisse sans voix, je vous assure, on souhaiterait vous voir mort après ça, ou les yeux crevés au bord d’une fosse. Il a dit sans rire, ça dépasse tout ce qu’on peut imaginer.

Et l’autre ne comprenait rien, de toute façon, mais à ce moment-là, Hector a attrapé Sacha au col et il a commencé à le pousser vers la sortie en bousculant les gens qui se trouvaient sur son passage. Et une fois dans le vestibule, Sacha s’est dégagé d’un coup sec, et il s’est mis à gueuler putain, tu fais quoi là, avant de retourner le contenu d’une table au milieu des cris et des bruits de verre cassé. Alors Hector a attrapé la dague espagnole accrochée au mur, et il a littéralement cloué l’autre par le haut de la veste, avant de lui allonger deux gauches dans le foie, pour le laisser pendu à une planche, gémissant, les pieds comme des guirlandes inutiles.

Puis Hector s’est approché de lui, une fois de plus, et il a dit nom de Dieu de merde, ça fait des mois que je reste la nuit entière à surveiller chaque ombre pour pas que ça arrive, alors tu vas te reprendre en vitesse et faire ta part du boulot, si tu veux pas que je défonce ta belle petite gueule, t’as entendu. Et l’autre a fait oui de la tête, un peu dans les vapes, avant de dire je suis désolé, t’as raison, tandis qu’Hector frappait encore une fois ou deux contre les boiseries sombres, sous l’œil de quelques-uns qui regardaient discrètement dans l’encadrement de la porte.

Puis la voix du vieux Monte Cassino s’est imposée d’un coup au cœur de la foule

HECTOR !

tandis que l’autre enlevait brusquement la dague du mur, et que Sacha retombait assis sur le plancher luisant, au milieu des boiseries représentant des bêtes folles, des divinités guerrières et des sauvages au torse recourbé.

 

Ça faisait une petite demi-heure qu’on marchait quand on a fini par pousser la grille de la Propriété, à la limite des Hautes-Terres. On s’est frayé un chemin au milieu de la vigne sauvage, qui tombait des arbres un peu partout, et j’ai vu aussitôt que la petite demoiselle était frappée par l’aspect du lieu, comme si la réalité venait soudain secouer le rêve préconçu qu’elle s’était forgé à distance. J’ai encore dit gaffe aux ronces, en poussant avec un bâton les lianes étranges qui descendaient des branches. Puis on s’est retrouvés au centre de l’ancien parc, avec des herbes qui montaient parfois à hauteur d’homme, mais aussi une impression d’agencement, restée du passé comme une chose organique.

Elle avançait seule à présent, tandis que je me contentais de suivre à l’arrière, comme un crabe empêtré dans la végétation d’un autre âge. Puis j’ai fini par la rejoindre devant l’ancien bassin, avec les agapanthes et les iris sauvages qui habitaient maintenant les trous d’eau, comme encerclés par l’herbe du parc. Elle ne disait rien, tout en observant l’étrange désolation des lieux, mais son regard exprimait la fascination qu’on a pour les mourants, au moment de quitter définitivement le seuil de la chambre.

J’ai regardé un peu dans sa direction, et j’ai fini par dire quand tout a été fini, après l’incendie, il y a eu des jours tristes, comme ces ruines qui laissent une sensation de vanité au plus profond de nous-mêmes. Elle a tourné son joli visage vers moi, comme si elle attendait que j’explique quelque chose, alors j’ai dit c’était pas la disparition de l’un ou l’autre, comme dans les histoires habituelles, mais plutôt le vide laissé par l’ensemble, comme une sorte d’abandon, ou comme si la vie s’était interrompue pour laisser la place à un océan de silence. J’ai dit finalement, je crois même que je peux comprendre ce qu’a pu éprouver le vieux Monte Cassino au moment où tout ça s’est fini, l’impression de mourir deux fois, cette impression de tout perdre, puis l’instant d’après de tout perdre encore de manière neuve.

Elle a regardé dans ma direction pendant un instant, puis elle est revenue au jardin, à la mare qui faisait des trous d’eau calme dans lesquels se reflétait le ciel. Puis elle a fait une première vraie réponse, comme si elle se déprenait soudain de ce fatras de langage avec lequel elle était arrivée. Elle a dit c’est drôle, rien n’a vraiment changé, si on regarde un peu au-delà des apparences, et juste après la forêt autour s’est mise à grincer et résonner au milieu du silence, avec les feuilles qui tombaient des arbres pour finir leur vie sombre à la surface de l’eau.

 

Ils sont passés à couvert, sous les arbres, puis Hector a ramené son père contre lui afin de continuer un peu son réquisitoire. Il a dit ça n’en finira jamais, bordel de Dieu, ça continuera de se détériorer lentement jusqu’à ce qu’on y passe tous, comme des chiens qu’on attache entre eux. Il a regardé un instant les branches qui s’agitaient au-dessus de leurs têtes, avant de dire j’aurai essayé, j’aurai vraiment essayé de régler cette histoire, mais c’est peine perdue maintenant, et la patience ne sert plus à rien.

Alors un voile opaque a semblé passer devant les yeux fatigués du vieux Monte Cassino. Il a murmuré tu as raison, jamais nous ne rendrons La Femme d’intérieur, quand bien même chacun de nous devrait verser le tribut qu’il faut pour la garder. Il a regardé au loin, cet espace qui semblait plutôt comme un repli intime au fond de lui-même, et il a dit oui, La Femme d’intérieur restera là, pour le réconfort d’un roi opiomane, dont la vieillesse ne tient plus qu’à un fil.

Puis le silence est revenu, et le vieux Monte Cassino s’est éloigné entre les arbres du parc, en écoutant, comme une réponse, le craquement des branches sous le poids du vent. Alors Hector a retraversé la pelouse interminable en longeant un peu le bassin d’eau sale et il s’est dirigé vers la droite de la maison, afin de rejoindre la porte qui faisait une tache rouge au milieu des fleurs. Il a avancé dans le dédale des pièces qui ouvraient l’une après l’autre sur d’autres meubles et d’autres planchers luisants comme des flaques d’eau tiède. Puis il a attrapé les clés de la cave, à un crochet de métal, et il s’est tourné vers une porte dérobée représentant une femme nue, couverte pour partie de lierre et de fleurs sauvages.

Il a mis la clé dans la serrure, cachée adroitement dans un œil de pigeon, mais au moment où il poussait la porte de l’épaule, il a entendu cette voix douce derrière lui, qui murmurait une chose sur les secrets et confidences de la famille Monte Cassino. Alors il s’est retourné brusquement et il a vu la jolie rouquine de tout à l’heure, allongée dans l’ombre sur une espèce de causeuse. Il s’est avancé vers elle, tandis qu’elle disait encore, vous êtes de grands malades tout de même, mais Hector a répondu simplement vous parlez de l’incident du salon, c’est réglé maintenant, il n’y avait pas lieu de s’affoler.

Il a pris une cigarette qui traînait à côté d’elle et il l’a allumée en disant ça vous fera quelque chose à raconter, pendant les longues soirées d’hiver. Alors elle s’est levée d’un bond, et elle a gueulé merde, qu’est-ce qui va pas chez vous, vous vous donnez tout le mal possible pour faire venir des gens, mais tout sonne faux dans votre combine, et vous vous contentez chaque fois de jouer avec les autres.

Elle avait commencé à s’énerver, imperceptiblement, et la colère donnait à ses seins une fermeté presque tangible. Alors Hector a souri et il a simplement dit ne soyez pas si naïve, le respect ne se gagne pas avec des moyens dont on peut se vanter à la fin du repas, puis il a tiré une dernière fois sur son mégot, avant de l’écraser dans le cendrier qui trônait sur la table. Alors la rouquine s’est approchée, avec l’air carrément fumasse cette fois-ci, et elle a dit en ce qui me concerne, vous n’êtes qu’une bande de connards prétentieux, avec de grands airs pour donner un peu le change, et que la populace n’ait jamais l’idée de vous transformer en boulettes pour chien. Puis elle a attrapé l’espèce de sac coloré avec lequel elle était venue et elle a dit maintenant, je me casse de ce trou, l’histoire s’arrête là.

Hector, sur le côté, a éclaté de rire sous l’effet de la surprise, et il a fait la vache, vous avez la mèche courte pour une fille de la ville, et elle s’est retournée pour lui dire je t’emmerde, d’Artagnan, avant de passer la porte pour rejoindre la route du village. Alors Hector est resté planté là pendant quelques secondes, puis il a fait merde, et il est sorti lui aussi pour essayer de la rattraper. Elle était en train d’enlever ses chaussures pour dépasser l’endroit où le sol se couvre de galets ronds, mais il l’a prise par l’avant-bras, délicatement, et il a dit je vous fais mes excuses, à vous et vous seulement, pour toute cette merde que j’ai pu foutre. Il l’a regardée dans les yeux, et il a encore dit je suis sincèrement désolé, si vous me laissez une chance, je vous montrerai quelque chose que personne n’a jamais vu, hormis les gens de la famille. Il a attendu un peu sans rien dire, pendant qu’elle refaisait avec soin sa coiffure, puis il a encore dit vous serez pas déçue, avant de l’entraîner avec douceur en direction de la porte.

Ils ont retraversé les pièces en enfilade pour se retrouver dans le petit salon, et Hector a ressorti la clé de sa poche pour ouvrir la porte dissimulée dans le renfoncement du mur. Ils ont avancé dans l’obscurité humide, puis Hector a tourné le bouton qui allumait la lumière jusqu’en bas, et ils ont commencé à descendre les marches en pierre, pendant de longues secondes. Et cette fois-ci, la jolie rousse a laissé échapper un cri de surprise face aux alvéoles creusées à même la pierre, et elle a traversé l’immense salle afin de se diriger vers les bouteilles recouvertes de poussière blanche. Elle a tendu la main vers un magnum lourd et sombre qu’elle a pris dans ses bras, comme un nourrisson, et elle a souri un peu en lisant l’étiquette, Château Latour 1962, avant de le remettre dans sa position initiale, comme pour éviter un blasphème.

Hector, pour sa part, s’est dirigé vers un renfoncement de la cave et il a allumé la puissante lampe de bureau, au-dessus d’un établi. Il a servi deux verres, d’une bouteille à moitié entamée, avant de dire simplement c’est là que mon père vient travailler, quand il entreprend de restaurer une toile. Il a montré de loin une huile assez laide représentant une plage inondée de soleil, avant de jeter le tableau sans ménagement au milieu des chiffons imbibés de térébenthine. Puis il est revenu vers Rachel pour lui tendre un verre en disant il est encore un peu frais mais entre vos mains, il devrait bientôt livrer une partie de ses secrets.

Elle a repris sa pose du début, avec toujours une mèche rouge qui tombait sur son regard, et elle a fait tinter les verres avant de boire en laissant échapper un rire discret. Puis Hector a posé son verre sur l’établi et il a amené la bouche orange et douce contre la sienne, d’un mouvement aussi fluide et naturel que s’il avait proposé une valse. Et la jeune fille, au début, s’est contentée de le repousser de la main en disant putain, tout vous est dû, dans cette famille, mais Hector a reculé son visage pour la regarder mieux, et elle a senti quelque chose se briser en elle, au milieu des bouteilles silencieuses.

Elle a laissé filer son verre sur la dalle humide, tandis qu’Hector l’emmenait avec insolence en direction du mur, pour attraper à pleines mains les seins qu’elle lui tendait. Alors Rachel s’est sentie glisser vers un havre au cœur de cette étreinte, et elle a commencé à prononcer malgré elle les mots venus du tréfonds, comme une conversation engagée depuis toujours avec les morts aux yeux couverts de terre.

 

J’ai dit je crois pas qu’on puisse décrire la violence de l’amour qui est né entre ces deux-là. Et je crois pas non plus qu’on puisse se figurer à quel point cet amour leur a apporté de malheur, à l’un comme à l’autre, parce que la petite rouquine était loin d’être stupide, et qu’elle avait parfaitement conscience du nid à emmerdes dans lequel elle s’était fourrée. J’ai dit ouais, je crois qu’elle essayait de vivre son histoire le plus rapidement possible, sans se chercher de prétexte, mais d’un autre côté elle avait aussi l’intuition claire de la manière dont tout ça allait finir.

On se dirigeait lentement vers les restes calcinés de la Propriété, avec les décombres qui obscurcissaient l’aire centrale du bâtiment. J’ai dit voilà, il aura fallu monter un peu mais maintenant, vous avez les pieds au sec. Alors elle a repris un air triste, en vérifiant quelque chose sur son téléphone, et elle a dit oui, je vais me diriger vers ce grand châtaignier, à la lisière des champs. Elle a souri en disant ça, puis elle s’est retournée pour commencer son ascension vers le haut de la butte.

Alors j’ai ramassé mon seau et ma matraque, et j’ai dit tout haut on se retrouve dans une heure par ici, je dois aller relever les casiers avant de rentrer au mobile home. Elle s’est retournée une fois encore et elle a fait oui de la tête en s’arrêtant une seconde pour reprendre son souffle. Puis j’ai dit je voudrais pas me mêler de ce qui me regarde pas, ma jolie, mais je crois bien qu’on ne devrait pas avoir cet air-là quand on va parler à la personne à laquelle on tient. Elle m’a regardé avec un air intrigué, sans dire quoi que ce soit, alors j’ai ajouté ouais, je crois que si cette jeune rouquine pouvait encore parler de là où elle est, elle vous dirait de ne pas gâcher ce que vous avez entre les mains, elle vous dirait qu’il faut s’attacher à vivre les choses avec une sorte de loyauté, au lieu de balancer les restes encore tièdes aux brèmes qui lèchent le fond de la rivière.

Elle a mis sa main sur son front, comme pour combattre une sorte de fatigue, puis elle s’est remise à grimper vers le plateau, avant de disparaître, comme une ombre inquiète, à l’arrière de la Propriété.