J’ai posé par terre la musette qui commençait à tirer sur mon épaule, et je me suis adossé à un rocher pour regarder, au loin, le ciel qui se brisait sous la chaleur. J’ai pris un peu de temps pour souffler et cracher à cause des moucherons qui se fourrent partout à cet endroit du marais, et j’ai dit merde en regardant les nuages sombres qui s’accumulaient lentement aux abords de l’estuaire. Puis j’ai repris la musette sur mon épaule et j’ai fini de gravir la côte qui menait au portail, avec ces foutues anguilles qui se contorsionnaient dans le seau, en mouvements lents et imperceptibles, luisantes et vertes sous la lumière fade de septembre.
Je suis finalement arrivé au portail, pour entrer à nouveau dans la Propriété, et cette fois-ci j’ai dit bon Dieu, j’aurais dû tuer ces saloperies, j’aurais dû tuer ces sales bestioles comme je fais d’habitude, et en disant ça je pensais à la matraque dans la musette, et aussi à la manière dont je leur avais simplement cassé la tête les autres fois, au lieu de finasser au milieu des bassins de rétention. J’ai avancé au milieu des anciennes pelouses, avec les arbres qui perdaient peu à peu leurs feuilles sous l’effet du vent, et j’ai encore dit ouais, j’aurais dû tuer ces saloperies.
J’ai pressé encore le pas le long de la mare avant de retrouver la jolie demoiselle à l’avant des ruines, comme si elle ne faisait plus qu’un avec les murs calcinés de la Propriété. Je me suis approché d’elle, pour voir ce qui se passait, et aussitôt elle a dit j’ai cru que vous ne reviendriez plus, avec une sorte d’anxiété dans la voix. J’ai dit ben, voyez, ma petite, ces foutues saloperies ne se laissent pas attraper toutes seules, et faut croire qu’aujourd’hui elles avaient décidé de m’en faire voir plus que d’habitude parce qu’au lieu de se laisser gentiment coller un coup de matraque sur le crâne, les voilà qui ont commencé à se débattre comme si elles avaient pris conscience du voyage que j’étais sur le point de leur proposer. J’ai regardé au loin sur la droite et j’ai dit ouais, ces sales bestioles doivent pas être si stupides, finalement.
Elle me regardait toujours avec un air de reproche, alors j’ai dit notez que je n’essaie pas de vous initier à la psychologie de l’anguille, mais c’est vrai que les choses prennent parfois plus de temps qu’on croit dès lors qu’on n’y met pas un peu de conviction et d’envie. Elle a écouté encore un peu avant de fondre en larmes comme si son corps tout entier réclamait une sorte de compensation. Alors j’ai dit Waoo Waoo Waoo, en avançant vers elle pour la réconforter, mais elle s’est dégagée d’un mouvement brusque pour repartir en direction de la mare.
Je l’ai regardée s’éloigner de dos et offrir un instant l’écho de ses pleurs au ciment humide. Puis je me suis dirigé vers là-bas et je suis entré moi aussi dans le bassin, à l’endroit où l’eau s’était presque totalement échappée. J’ai ramassé délicatement les bulbes des iris et les jeunes pousses des arums qui traînaient un peu partout, et je les ai enroulées dans le journal avant de les serrer dans ma musette, pour les protéger de la chaleur pendant la route du retour. J’ai dit ce sera comme si vous emportiez un morceau du passé, en rentrant chez vous, mais comme je disais ça, elle continuait de pleurer doucement, avec ce regard perdu des femmes qui ont l’intuition des causes perdues et des chemins qui ne mènent nulle part.
Tobi s’est dirigé vers la vieille qui attendait derrière le comptoir. Il l’a regardée intensément en disant la Mère, je voudrais que tu nous serves une belle tournée, une tournée comme toi seule sais les proposer, pour égayer l’assistance qui croupit dans ce trou. Il a dit ouais, et puis je voudrais aussi des choses impossibles, des lamentations silencieuses, des femmes massées en hordes, au milieu des bois, en train de hurler à la lune de septembre. Il a dit je m’emmerde, la Mère, je prendrais n’importe quoi si ça pouvait me soustraire un instant à la médiocrité de ce qui nous entoure.
Alors la vieille a regardé Tobi gravement, et elle a dit je vais voir ce que je peux trouver, avant de faire demi-tour en direction de la cave. Puis Tobi s’est retourné vers les autres, et il a dit ce soir, les mecs, en plus du cocktail habituel, vous allez faire la connaissance de mes vieux amis les piggies. Les piggies, vous ne connaissez probablement pas les piggies, mais les piggies sont à l’amphétamine ce que le white spirit est au lait maternel. Il a attrapé son verre de la main droite et il a mis deux ou trois piggies dans sa bouche avant de descendre d’un trait le liquide brun, comme pour mettre en évidence la simplicité de la procédure. Puis il a dit on peut avaler ça toute la soirée, à intervalles réguliers, en entrecoupant le manège d’un verre de quelque chose. Il a souri en posant une main affectueuse sur les minuscules billes orange, et il a donné un sachet à chacun, en essayant de faire un partage rigoureux, sous la lumière pâle de l’enceinte.
Tobi a dit ce sera parfait, nom de Dieu. Et aussitôt il a passé les masques à Crane, qui les a observés en silence, avant de les redonner au Verbe. Et Le Verbe a simplement ajouté on aura le choix, dents de sanglier ou mufle de bœuf, avant de partir d’un grand éclat de rire, au moment précis où la vieille revenait dans la pièce. Puis les uns et les autres ont commencé à avaler un ou deux piggies, avec des airs de connivence, avant de se diriger vers le bar pour engloutir encore un ou deux verres d’alcool jaune. Crane a dit on fera ça cette nuit, quand tout le monde dort, avant de se retourner pour regarder la vieille dans les yeux, au moment où elle disait simplement les enfants, la prochaine sera pour moi.
J’ai sorti les mains de l’eau noire, et je l’ai regardée qui s’éloignait une fois de plus, comme attirée malgré elle par la silhouette sombre de la Propriété. Alors j’ai appuyé mes mains sur l’herbe et je me suis hissé à l’extérieur de la nasse pour récupérer mes affaires qui traînaient sur le côté. La petite longeait maintenant les murs en pierre, aux abords de la porte rouge, auscultant chaque parcelle de cette foutue ruine pour en restituer l’âme au milieu des décombres. Puis une rafale de vent s’est engouffrée à l’intérieur du bâtiment, et la maison entière a semblé se défendre d’un coup contre la bienveillance des hommes, avec les arbustes qui soulevaient leurs branches à l’arrière des fenêtres, et encore la poussière qui se levait par vagues des amas de tuiles cassées.
Je me suis dirigé vers la façade, moi aussi, et je me suis posté en silence à côté de la petite pour regarder un peu le déhanchement des arbres le long du bâtiment. À un moment, elle a dit désolée pour tout à l’heure, avant de se taire à nouveau. Puis elle a encore regardé la poussière qui montait des murs, sous l’effet des bourrasques, et elle a ajouté on va se remettre au travail quand vous le voudrez, pour essayer d’y voir clair dans toute cette histoire. J’ai sorti de ma poche un bâton de réglisse que j’ai commencé à faire craquer entre mes dents, puis j’ai dit ça ira mieux quand on aura foutu le camp de cet endroit, ça fait toujours ça, à tous les gens qui viennent. J’ai encore fait craquer le bâton entre mes dents, une fois ou deux, et j’ai dit ouais, les drames comme celui-ci, ça n’en finit jamais de remonter à la surface.
Alors je l’ai sentie qui se raidissait sur le côté. Elle a hésité à parler pendant quelques instants avant de dire simplement ce qui s’est passé tout à l’heure, sur cette colline, n’a aucun lien avec l’histoire qui nous occupe. Elle a dit c’est personnel, strictement lié aux événements qui se déroulent en ce moment dans ma vie. Alors j’ai regardé autour de moi, la nature qui frémissait sous la chaleur, et j’ai dit ouais, mais parfois, le passé peut avoir une influence bien réelle sur ce que vous vivez, vous devriez réfléchir à ça.
La petite demoiselle a essayé de se retenir en cherchant quelque chose du regard, puis elle a finalement lâché le sac qu’elle avait dans les mains pour gueuler est-ce que vous connaîtriez par hasard le sens du mot « personnel », « personnel », nom de Dieu, relatif à la personne, à la sphère de l’intime, ça veut dire qu’on a essayé d’écarter le problème, de le mettre dans un endroit à part, en attendant de « pouvoir » le résoudre. Elle a encore dit « personnel », putain de merde, ça rentre dans votre vocabulaire.
Puis elle a fini par trouver ses cigarettes dans une poche de sa veste et elle a tiré la première taffe comme une libération, avant de dire encore nom de Dieu, je suis venue ici pour connaître les détails de l’histoire d’Hector, je suis venue pour parler de disparition et d’incendies, mais depuis des heures, vous vous contentez de répéter « Crane », « Crane », « Tobi », et encore « Crane », et à la fin, l’histoire se referme, sans jamais qu’on ait réussi à y voir clair un seul instant.
Le vent soufflait maintenant, dans les méandres de la Propriété. J’ai regardé les branches qui allaient et venaient au gré des esprits volatils, puis j’ai simplement dit vous avez raison, je crois que je ne suis plus qu’une espèce de vieux fou. J’ai dit je crois bien que toutes ces histoires m’ont porté un peu sur la casserole, avec les gens qui disparaissent sans laisser de traces, et puis encore ces morts qui ne disent jamais où ils vont. Oui, je crois bien que toutes ces histoires ont fini par me porter sur la cafetière, je vous prie de m’excuser.
Elle a tiré longuement sur la cigarette qui disparaissait entre ses doigts, et sa jolie silhouette de fumeuse en colère jouait maintenant avec la lumière et le vent, comme l’âme inexprimable de la jeunesse. Alors j’ai dit ouais, je ne suis qu’un vieux fou, je vous promets de faire attention et de m’en tenir strictement aux faits. Elle a levé les yeux d’un air dubitatif, puis elle a dit laissez tomber la psychologie, je crois que je préférais encore la version chasseur de saloperies vertes au fond des trous d’eau.
Alors j’ai sorti le couteau que j’ai toujours dans la poche et j’ai taillé un peu le bâton de réglisse qui ressemblait maintenant à une chose mâchée et stupide. J’ai dit ouais, il serait peut-être temps de ramener ces anguilles, avant que la chaleur n’écrase tout et qu’on n’ait plus de quoi faire tourner la machine. Alors on a fait demi-tour, sans prononcer un mot, et on a retraversé les pelouses laissées à l’abandon pour se diriger vers la sortie. Mais comme on s’approchait une fois de plus du portail en fer, je me suis arrêté pour suivre du regard la petite demoiselle qui descendait maintenant d’un pas tremblant la piste qui menait au marais. Et j’ai dit tout bas, nom de Dieu, il était donc écrit que cette foutue baraque serait encore capable, après tout ce temps, de faire couler des larmes de femmes.
J’ai secoué la tête en rajustant ma casquette, et j’ai fait ouais, la petite sait définitivement pas de quoi elle parle. J’ai dit elle arrive comme ça, avec ses repères de bourgeoise à la con, sans voir le danger qu’il y aurait à considérer cette bicoque comme une simple coquille vide.
Ils ont sauté un petit fossé rempli d’eau calme et ils ont continué de fouler le sol avec légèreté, au milieu des herbes hautes. Et Crane a encore dit c’est la grande énigme du monde, en regardant de nouveau devant lui, la grande énigme du monde, mais Le Verbe s’est contenté de grogner une réponse sous le masque de peau qui lui barrait le visage. Puis Crane a sauté un obstacle qui se trouvait sur la piste et il a dit on pourrait tout reprendre à la lumière de ça, la religion, les miracles, les femmes qui se tordent par terre en jurant qu’elles ont vu sortir le diable du cul d’une vache. On pourrait parler du génie, et de peintres qui ont mis en image la folie du monde. Il a attrapé de la main gauche le bâton de bois dur qui frappait contre son dos et il a encore dit on pourrait tout reprendre, tout réexaminer à la lumière de l’acide, et on n’en finirait pas de découvrir que ce qu’on croyait savoir n’est que le fruit d’une illusion unique.
Crane a tourné son visage allongé vers mufle et mufle a regardé dents qui courait d’un air songeur, son gourdin toujours à la main. Alors mufle a fini par dire je crois pas qu’on puisse tout reprendre comme tu dis, pour tirer des conclusions. Il a regardé à nouveau devant lui, la lune qui surveillait l’étendue calme des marais, et il a dit prends Tobi, par exemple, j’aime pas dire ces choses-là, mais je crois bien que Tobi est un crétin, et je suis pas certain que l’acide ou quoi que ce soit d’autre puisse le rendre malin, ça se passe pas de cette manière. Mufle tenait son bâton à la main, le long des fossés, et parfois il poussait avec son pieu une ronce qui descendait en arc de cercle dans la lumière jaune. Puis il a dit je crois pas qu’on devienne un génie en prenant ces trucs-là, je crois juste que c’est une occasion de devenir plus forts, de s’élever au-dessus des autres, et de les regarder un instant comme on regarde les bêtes.
Ils ont fini par s’arrêter pour écouter le murmure du marais, et mufle a encore dit c’est juste une manière de faire le tri entre ceux qui ont envie de savoir et ceux qui préfèrent attendre que la fin s’annonce d’elle-même. Dents a regardé devant lui, puis il s’est tourné vers mufle qui dressait ses cornes luisantes dans l’air froid. Et il a dit qui on est réellement, ouais, c’est peut-être un truc comme ça, puis il s’est arrêté un instant pour se pencher vers la surface de l’eau, à sa droite. Il a mis un genou à terre et il a observé un peu l’ombre noire qu’il avait devant lui, les contours de sa silhouette sur l’eau calme, et mufle a encore dit ouais, qui on est, ou peut-être simplement qui on peut vaincre, pour s’assurer qu’on existe réellement.
Alors Crane a regardé encore la tache noire qu’il fixait en contre-jour, et il s’est relevé pour faire face à mufle qui se tenait comme un fauve, le bâton posé sur les muscles de l’épaule. Et mufle a fini par dire on est arrivés, la Propriété est là, tandis que Crane sortait de sa poche les deux derniers piggies et qu’il les avalait d’un coup pour faire remonter les saveurs de l’acide. Puis Crane s’est mis à rire en frappant son pieu contre celui de mufle, et les deux sont repartis dans la nuit claire, comme les soirs de chasse on observe la lune s’étirer en cercles de couleur.
Elle a levé les yeux, un instant, pour regarder devant elle, et elle a dit c’est la campagne, je crois, oui, je ne suis vraiment pas faite pour la campagne. Alors je me suis arrêté et j’ai posé le seau à côté de moi pour faire reposer mon bras. Les anguilles avaient pris le parti de la patience, depuis quelque temps, alors j’ai arraché un peu d’herbe, sur la droite, et je leur ai balancée dessus pour les protéger du soleil. J’ai dit vous ne pleurez pas pour les bonnes raisons, pendant qu’elle fouillait encore dans son sac à la recherche de quelque chose. J’ai dit ouais, vous ne pleurez pas pour les bonnes raisons, et du coup, vous ne savez pas rire non plus de ce dont il faudrait rire. Elle a allumé une cigarette et elle a pris la tête de la marche, sans rien dire, pour profiter simplement de la route du retour.
Ils ont continué de courir pour dépasser la masse sombre de la Propriété. Et après un arc de cercle assez large, ils ont tourné vers la gauche pour reprendre instinctivement le chemin des dépendances. Mufle courait devant, talonné de près par l’ombre de Crane qui s’allongeait sous la lune comme une flèche démesurée. Puis, à un moment, Crane a tapé sur l’épaule de mufle, et mufle s’est arrêté pour observer la tache blanche qui évoluait à la limite des Hautes-Terres. Ils ont attendu un instant, dans le silence de la nuit, et ils ont commencé à courir dans la direction de la tache qui tentait maintenant de rejoindre le mur d’enceinte.
Alors Crane s’est écarté un peu et il a enlevé la lanière en cuir de son bâton, qui le gênait dans sa course. Et aussitôt après, il a suivi la piste de l’homme, en vérifiant du coin de l’œil la présence de mufle, sur la droite, qui fermait maintenant le chemin de la Propriété. Et mufle et Crane avançaient maintenant comme deux loups gris, ou comme deux chiens à la poursuite d’une biche, repoussant lentement le type au plus profond du marais, avant de s’en saisir finalement pour le mettre à terre, et tordant son corps malheureux au milieu des hautes herbes, avec l’expérience de ceux qui font du mal par habitude et nécessité.
Le type portait une espèce de costume clair, à la manière des larbins de la Propriété. Alors Crane a demandé aussitôt tu viens de là-bas, et l’autre a fait oui de la tête en observant les mâchoires sombres qui couvraient le visage de Crane. Puis il s’est tourné vers mufle sur la droite et il a encore fait oui de la tête comme quelqu’un dont la raison s’échappe lentement. Alors mufle a dit c’est le fils Monte Cassino qui nous intéresse, alors si tu nous dis simplement où il est, je te promets qu’il t’arrivera rien. L’autre n’a rien dit alors mufle l’a secoué un peu en disant d’ordinaire, il fait sa ronde, le soir, pour vérifier ses engins, mais là, ça fait un moment qu’on tourne et on voit rien, bordel, alors faut que tu dises s’il va venir ou pas.
Le type continuait à regarder mufle, fixement, avec simplement les yeux d’un type qui attendrait la suite. Alors Crane a encore dit putain de chiasse, je crois que tu nous as pas bien pris au sérieux, et aussitôt il a collé un coup de matraque au type, avant de lui couper un doigt de la main droite avec la pince en acier qu’il a toujours dans sa poche arrière. Et le type s’est mis à rouler des yeux effarés et à racler le sol avec ses pieds en crachant comme un teckel qu’on aurait scié en deux. Et mufle lui a encore allongé deux ou trois pains dans la gueule avant de demander encore alors il viendra ou il viendra pas, bordel, et l’autre a fait non de la tête avec des yeux horrifiés, tandis que Crane regardait la Propriété avec minutie, pour essayer de percer le déplacement des ombres, au milieu de la nuit sans vent.
Mufle a dit merde, il a dit merde, merde et merde, avant de se relever pour laisser un peu d’air au type qui suffoquait à moitié. Puis il a repris plus doucement, en disant juste écoute-moi attentivement, espèce de mange-bites, la Propriété, pour toi, c’est fini. Il a regardé le type dans les yeux, en recouvrant son visage d’une ombre étrange. Il a dit tu disparais sans laisser de traces, sans même aller chercher ce qui t’appartient, et si tu dis ne serait-ce qu’un mot de ce qui t’est arrivé, je t’emmènerai dans la remise que tu vois là-bas avec un peu d’huile de vidange et je te fourrerai vivant dans le cul d’une vache. On retrouvera que tes pompes, espèce de connard. Et ce faisant, il a souri de toutes ses dents sous le masque qui bâillait en peu en direction du sol.
Puis mufle s’est remis debout, en sortant une pomme de sa veste, et il a regardé Crane en disant finis-moi ce minable. Et Crane a levé à nouveau sa matraque pour reprendre ce qu’il avait commencé, tandis que mufle écartait le masque de son visage pour manger sa pomme, comme un type qui profite simplement de l’immobilité de la nuit.
Une fois de plus, elle s’est retrouvée comme empêtrée dans sa propre colère, et on aurait dit qu’elle riait et pleurait à la fois tout en disant Démiurge, Démiurge, nom de Dieu, je pourrais même pas dire la dose de vanité qu’il faut pour choisir un surnom comme celui-là. J’ai regardé au loin pendant qu’elle était tournée vers moi avec ses mains sur les hanches, puis j’ai simplement répondu c’est un surnom qu’on m’a donné, je veux dire, je n’ai pas choisi de me faire appeler comme ça. J’ai encore regardé loin derrière elle, pour essayer de refouler un peu le poids des ans, et j’ai dit ouais, il y avait ces types, à l’époque où je travaillais dans les chantiers, ils avaient décrété que je pouvais voir certaines choses à l’avance. Alors ils venaient me trouver avant de prendre la mer, et ils me posaient des questions auxquelles je répondais sans rien comprendre, et les types repartaient heureux, comme s’ils avaient fait quelque chose de nécessaire. Et parfois on les revoyait, et parfois aussi, on ne les revoyait pas, mais les types partaient sereins et pour eux c’était ça qui comptait.
Mais, comme je restais calme, elle a dû croire que je me foutais de sa gueule, et elle m’a regardé comme si elle voulait m’arracher les tendons tandis que je disais je vois bien que vous êtes énervée, à cause de toutes ces choses que je dis, mais y a quand même un fond de vérité dans cette histoire, et à ce propos, je peux d’ailleurs vous assurer que dans moins d’une minute, vous aurez le sourire aux lèvres, malgré toute cette colère que vous gardez en vous. J’ai dit ouais, ça va arriver exactement comme je vous l’ai dit.
Et l’autre maintenant était rouge comme un quartier de bœuf, et elle a commencé à dire putain, ça, ça m’étonnerait, espèce de prétentieux conn… Mais elle a pas pu finir parce que la pluie, soudain, a posé sa langue froide sur nos épaules, et aussitôt elle a gueulé NOM DE DIEU DE MERDE, ELLE EST GLACÉE. Elle s’est tournée vers l’arrière en regardant les alentours et elle a dit faut qu’on trouve un endroit pour s’abriter, vite, mais j’ai dit ma petite dame, je sais pas si vous avez remarqué, mais il n’y a pas un arbre à deux kilomètres à la ronde, et quant aux cabanes à bestiaux, elles sont plus au sud. Alors tout ce que je pourrais vous proposer, c’est cette veste que j’ai sur les épaules, et qui vous tiendra chaud jusqu’à ce qu’on arrive au mobile home. Au début, elle a gueulé plutôt crever, mais elle a fini par s’apercevoir que je regardais sur le côté, alors elle a baissé les yeux vers son tee-shirt trempé et elle a fini par enfiler la veste que je lui tendais, le regard toujours perdu dans le vague. Puis on s’est remis à marcher dans le silence de la pluie et tandis qu’on passait au-dessus d’une écluse glissante, je me suis aperçu qu’elle riait, discrètement, comme une enfant chahutée par le désordre de la pluie.
Ils étaient tous les deux, maintenant, à poursuivre cette chose qu’on croit toujours entrevoir, dans ces moments-là, puis elle a simplement dit non, attends un peu, avant de se retourner vers Hector pour embrasser le sexe encore chaud qu’il lui tendait. Et elle s’est lovée autour de lui, encore blottie dans les draps, tout en empoignant avec ferveur la chair qui se raidissait nerveusement sous ses doigts. Ils sont restés quelques instants dans la même attitude, comme figés dans une sorte de contemplation, puis elle s’est redressée elle aussi, et elle a collé son corps mouillé contre celui du jeune Monte Cassino. Et Hector a embrassé longtemps ses cheveux souples et clairs, mais Rachel a fini par se détacher en riant, avant de retourner à l’autre bout du lit, pour s’enfouir au plus profond des draps.
Alors Hector s’est levé d’un coup, et il a avancé jusqu’à la baie vitrée, le sexe encore lourd entre ses jambes. Il a fouillé maladroitement dans le sac de Rachel et il a sorti un paquet de cigarettes avant d’ouvrir un peu la fenêtre pour sentir l’air frais du dehors. L’obscurité était tenace, maintenant, et Hector a allumé sa cigarette en examinant avec ardeur la complication des ombres. Puis Rachel a dit on ne t’a jamais appris à ne pas regarder dans le sac des filles, espèce de péquenaud, mais Hector a répondu après ce qu’on vient de faire, je crois pas qu’on ait encore beaucoup de choses à se cacher. Alors elle a balancé une pompe qui se trouvait près du lit, et elle a ajouté ne crois pas ça, une fille peut donner tout ce qu’elle possède mais pas son sac, tu me dois un secret.
Hector a tiré longuement sur sa clope, avant de respirer un peu dans la nuit silencieuse. Il a dit les secrets, c’est pas ça qui manque par ici. Puis il est revenu vers le lit pour s’allonger, en finissant d’un trait le verre de vin qui se trouvait sur la table de nuit. Il a dit mais puisque je dois me faire pardonner, je te livre le secret des secrets, celui qui fonde, depuis dix ans peut-être, l’identité inquiète des Monte Cassino. Elle a souri d’un air impatient, en remontant encore la couverture sur son visage. Alors Hector a dit c’est un tableau hollandais du XVIIe siècle, un tableau qui n’est répertorié nulle part ou presque, une sorte de mirage en fait, La Femme d’intérieur. Il a tiré une taffe sur sa cigarette avant de dire ce tableau jusqu’à présent n’avait pas laissé d’autre trace que celle qu’on trouve dans les registres, une ou deux mentions rapides, peut-être, au siècle d’or, puis le reste à l’état de fable, pour faire miroiter le regard trouble des vendeurs.
Elle s’est redressée un peu, en mettant un oreiller sous sa nuque, puis elle a fait signe à Hector de lui allumer une cigarette, visiblement intriguée par ce qu’elle venait d’entendre. Alors Hector a encore dit ça s’est passé il y a une dizaine d’années, mon frère, Sacha, a acheté pour une bouchée de pain un tableau à l’un des crétins du village d’à côté. Je veux dire, c’était une de ces journée de printemps où les gens sortent de leur maison avec des objets divers, une journée où chacun boit un coup devant chez soi, en profitant de la chaleur revenue. Il a dit ouais, mais ce jour-là, mon frère Sacha est revenu avec cette toile, une toile censée n’avoir existé que dans l’imagination des hommes. Il a dit ouais, La Femme d’intérieur, un tableau d’à peine trente centimètres de haut, sombre comme une trace de charbon, avec une lueur pâle venue de la droite, pour éclairer simplement le visage d’une femme.
Elle ouvrait maintenant des yeux comme des lanternes, avec sa cigarette qui se consumait plus vite à l’approche de la fin. Alors Hector a balancé sa cendre par la fenêtre, et il a encore dit ça commence comme un conte de fées, tu ne trouves pas, mais la fin est moins drôle, si tant est qu’on la connaisse déjà. Il a dit le problème, c’est que le peigne-cul dont on parle, à force de fouiller dans son grenier, a fini par retrouver des documents qui lui ont révélé la valeur exacte de cette toile. Il a aussi découvert qu’il s’agissait d’une toile volée, une toile que ses géniteurs avaient obtenue pour rien une quarantaine d’années auparavant.
Il s’est tourné vers elle avec son regard froid et il a vu l’inquiétude s’installer doucement sur son visage. Alors il est revenu à l’obscurité du parc, et il a dit ouais, sachant que dans cette affaire, c’est une famille de quinze personnes, avec femme et enfants, qui a fini réduite en poussière dans les brumes sales de la Pologne.
Putain, elle est gelée. On va finir noyés dans ce bon Dieu de marais, et on nous retrouvera dans une dizaine d’années, recroquevillés dans un trou, après avoir essayé de survivre en bouffant des escargots crus. Mais elle a continué à avancer sous la pluie diluvienne. J’ai dit il faut marcher, c’est tout, marcher en attendant que ça s’arrête. Ses cheveux bruns ruisselaient d’eau claire dans la chaleur de l’après-midi. Elle a repris la marche, lentement. Saloperie de pays.
La lune s’est cachée d’un coup, et ils ont été obligés de ralentir, en arrivant à l’endroit où il fallait entrer sous les arbres. Crane est passé devant, une fois de plus, et il a étendu la main vers la droite pour garder la distance avec mufle. Puis, devant les barreaux de fer, il s’est laissé aller à une rêverie solitaire, les mains écartées du corps, comme emporté par la nuit même. Sa matraque traînait désormais sur le sol meuble, retenue par la lanière qui la maintenait attachée au poignet. L’odeur des bêtes, un peu partout, précédait dans la nuit la présence des bêtes elles-mêmes, avec les rafales qui puisaient dans l’air humide des box, à l’intérieur du bâtiment.
Le Verbe, plus loin, observait maintenant le remuement calme des bêtes, à l’arrière des portes, et disant simplement les choses normales qu’on dit toujours aux chevaux, tout doux, tout doux, et ce genre de choses, mais d’une voix émue ou endolorie. Puis il a fini par ouvrir, une à une, les portes qui se trouvaient devant lui ---------------------
------------- elle est gelée, sacré bon Dieu, et j’arrive toujours pas à comprendre comment j’ai pu me retrouver dans ce guêpier, au milieu des mares fangeuses, à essayer d’aller d’un point A à un point B sous cette espèce de déluge, sans un arbre à la ronde pour essayer de se cacher ou d’éviter la ------------------------------
---------- Non, non et non, bordel de merde, y a rien à comprendre, vous êtes encore pires que les types qui ont fait ça. Toute votre famille me hausse le cœur, et en disant ça, elle a balancé une espèce de cendrier en cristal qui ---------------------
---------- il a ri un bon coup, en ouvrant la porte, tandis que le bruit des sabots se faisait lentement plus pressant, et il a encore dit aime-moi, aime-moi comme si j’étais ta mère ou la foudre qui vient s’écraser sur l’eau calme, et Crane, tout en disant ça, ouvrait une à une les portes qui donnaient sur le ciel clair, en observant la course impatiente des bêtes en direction de la ------------
--------Jamais vu une flotte aussi froide, bordel, et on est pourtant encore qu’en septembre, alors ça donnera quoi quand on sera ---------------
----------- je vous déteste tous, et je pourrai jamais entendre vos raisons, ni essayer de comprendre ce qui vous a amenés à garder cette ----------------------
-------------------- Aime-moi comme si tu étais la fortune ou l’espoir --------------
--------- et savoir quelle toile vous avez pu tisser pour obtenir cette chose que vous désiriez tant -----------
----------- Aime-moi -------------
------------ Jamais vu une flotte aussi froide, jamais ---------------
---------- Aime-moi -----------