IV

Crane a fini par surgir, dans un dernier effort, sur la place encombrée de monde. Il a soufflé un peu sur ses mains, et il a rajusté son paquetage qui tirait sur la droite, avant de commencer à fendre la foule. Le Verbe, derrière, continuait de suivre en silence, avec aux lèvres un sourire brutal. Puis il a aperçu Crane qui avançait entre les étals, et il a essayé de couper au plus court pour le rejoindre en direction de la halle. Mais en faisant ça, il a balancé par terre toute une cage de poulets, et la vieille sur le côté hurlait comme si on lui avait arraché une oreille, si bien que Le Verbe s’est retourné pour lui dire de fermer sa grande gueule, et qu’il allait la transformer en pièces de puzzle, si elle la fermait pas. Alors la vieille a fini par la boucler, et elle s’est contentée de repartir vers la halle, pour courir après ses saloperies de poulets.

Le monde était dense autour de lui, et la place entière empreinte d’une sorte de joie intrépide. Alors Le Verbe est parti d’un rire féroce, en sortant son couteau, et il a tranché le cou d’une volaille qui se trouvait près de lui, avant de la poser au sol pour la laisser filer entre les gens. Puis il a dit laissez passer, laissez passer s’il vous plaît, tandis que la volaille effarée tentait maintenant de fuir, le bec et les yeux retroussés vers l’arrière. Ca a fait une mêlée joyeuse dans l’affluence du marché, parce que la danse de l’animal qui titubait entre les cageots avait aussi quelque chose d’insolite, comme une farce sanglante, au milieu de la foule débridée.

Le Verbe a rangé son couteau dans sa ceinture, et il a sorti un billet de cinquante qu’il a posé sous un caillou, comme une offrande. Puis il a profité du passage libre qui s’offrait à lui et il a repris sa marche au milieu des étals. Il a allumé aussi une cigarette, qu’il avait tirée de sa poche de chemise, et il a regardé un instant le V de victoire que des avions avaient dessiné dans le ciel, avec au cœur seulement une aporie douloureuse, comme celle d’un homme qui avancerait seul en terre étrangère.

 

J’ai lancé un feu dans le brasero, en prévision du repas qu’il allait falloir faire, et j’ai dit vous devriez mettre un peu vos vêtements à sécher, pour éviter d’attraper froid. J’ai déposé le seau, à côté d’une bassine d’eau claire, et j’ai dit je dois avoir deux ou trois choses qui traînent, si vous voulez vous changer. Alors je suis entré une seconde dans le mobile home, et j’ai attrapé les quelques souvenirs qui dormaient là, dans l’obscurité, en disant simplement je crois pas que vous gagnerez un concours de beauté avec ces vieilles fringues, ça non, mais ça vous permettra de rester au sec le temps que le soleil revienne.

Elle a pris le sac que je lui tendais pour y jeter un coup d’œil, et elle a poussé un cri de surprise en étirant devant elle une chemise de lin brodé. Puis elle s’est avancée vers moi et elle a dit c’est magnifique, où est-ce que vous avez eu ça, tout en tournant et retournant les morceaux d’étoffe pour faire ressortir les motifs de serpents et de bêtes. Alors j’ai dit ça a dû appartenir à une vieille tante, mais la petite continuait de tourner les vêtements en tous sens, face à la lumière, en disant seulement j’ai toujours aimé ces vieilles broderies, les motifs qu’une femme peut inventer pour exprimer ce que le corps ne peut pas dire.

Elle est partie se changer à l’arrière du mobile home, à l’endroit où j’avais installé la palissade. J’ai encore fait un pas sur le côté, sans même faire attention, et j’ai aperçu entre deux planches le corps blanc et doux de la petite demoiselle, qui enlevait un à un ses vêtements avec une sorte de soulagement. Alors je suis resté là un moment, à observer ce corps lisse et souple comme une voyelle, à regarder tour à tour le ventre et la poitrine, les cheveux retenus en arrière, l’éclat rose de la peau, à l’endroit des cuisses et de la taille. J’ai observé tout ça durant de longues secondes, et encore la manière dont son corps disparaissait sous des habits d’une autre. Puis j’ai laissé en suspens les derniers préparatifs de cette fête d’un autre âge pour retourner patiemment à mon feu, sur la droite, qui faisait grésiller les pousses de sureau et de tamaris.

 

Tobi et Crane étaient déjà accoudés au zinc, au milieu des verres de bière. Tobi parlait beaucoup, dans le bruit de la halle, et Crane se contentait d’écouter, comme un de ces types que les choses ennuient. Puis il s’est retourné pour commander trois verres, si bien que Tobi s’est arrêté de parler pendant quelques secondes, avant de reprendre sa logorrhée en direction des autres. Crane, de son côté, frappait le sol en pierre avec sa matraque, et il regardait simplement passer les gens, au milieu des tables, en menaçant de faucher l’un ou l’autre d’un coup violent, à la faveur d’une humeur passagère.

Puis Le Verbe a regardé Tobi dans les yeux et il a dit on n’a pas réussi à coincer l’autre enfoiré, je sais pas où il pouvait bien être, mais il était pas à l’endroit habituel. Alors on a dû se reporter sur les chevaux, pour mettre un peu de pagaille et secouer le panier à merde. Tobi a pris Le Verbe par l’épaule et il a dit vous avez été parfait, nom de Dieu, vous avez fait exactement ce qu’il fallait. Puis il s’est éloigné de l’auditoire qu’il avait rassemblé à ses côtés, et il a dit c’est certain que les choses vont bouger, maintenant, on devait les pousser à réagir et c’est ce que vous avez fait. Il a fini sa bière d’un trait et il a dit maintenant, on n’a plus qu’à attendre, en profitant au mieux du temps qu’on a devant nous.

Puis il est parti en titubant, la clope au bec, et il s’est dirigé vers l’étal d’un boucher au regard sévère. Il a dit au type quelques mots qu’on n’entendait pas, tout en continuant de tirer sur son mégot, et le type s’est retourné pour commencer à tailler plusieurs pièces de bœuf rouge, sur l’établi luisant de lumière. Tobi a encore regardé un peu partout, pendant que l’autre préparait la viande, et il a fait quelques pas sur le côté pour s’approcher d’une tête de veau, qui trônait sur le présentoir de la boutique. Il a plongé son regard aussi loin que possible dans les yeux vitreux de l’animal, avant d’éclater de rire, brusquement, comme une menace sombre au milieu de la halle. Puis Tobi a filé un billet au type, en faisant un signe de la main, et il est retourné se planter devant le mufle de l’animal pour y caler sa cigarette, comme on lance une chose en l’air, sans avoir conscience de l’endroit où elle retombe.

 

La petite a insisté un moment, pour qu’on se remette au travail, alors j’ai simplement repris le fil de l’histoire, comme on lâche une rengaine pour soulager le poids des jours. J’ai parlé de cet amour qui avait soudain changé la donne, chez les Monte Cassino, comme une flamme blanche entrevue un soir de tempête. J’ai parlé de tout, de ce qui se tramait à l’époque, dans la solitude des marais.

Elle, de son côté, s’arrêtait de temps à autre pour noter ceci ou cela, puis elle levait les yeux au ciel, le visage enfoui dans une étoffe d’un autre âge. J’ai parlé de Rachel, aussi, des doutes qu’elle avait eus avant de se décider finalement à rester, pour des raisons qui peuvent paraître obscures, mais qui tiennent simplement au fait que certaines femmes peuvent renoncer à tout, à tout ce qu’elles croyaient vouloir ou espérer, pour entendre encore les mots qui font d’elles une personne réelle. J’ai dit ouais, et le type en face peut être la dernière des crapules, il peut lui taper dessus ou encore équarrir des chiots dans son garage, mais il a réussi à parler un instant le langage de la vérité, et après tout est foutu, parce que la victime se sent soudain l’objet d’une attention qu’elle croyait pas connaître, et qui rentre pour toujours en conflit avec les lois du bon sens.

J’ai servi encore deux verres de jus noir, et la petite demoiselle a brutalisé un sucre durant de longues secondes avant de dire simplement ça se passe pas toujours comme ça, heureusement. Puis elle a posé son crayon sur la table pour boire une gorgée et elle a ajouté oui, on fait toujours dire ce qu’on veut aux histoires, tandis que les vêtements séchaient lentement, sur les chaises, aussi amples et lourds que les troncs d’arbres aux abords des rivières.

 

Le Vieux a levé les yeux en direction d’Hector et il a dit simplement ramène-moi dans le bureau, si tu veux bien. Alors Hector a pris le Vieux sous son bras et il a dit on doit répondre quelque chose, n’importe quoi, mais le Vieux s’est contenté d’affermir son pas et de redresser sa taille mince et frêle. Puis il a regardé Sacha, qui cognait de la main dans quelque chose, sur la droite, et il a dit on ne rendra pas La Femme d’intérieur, on ne rendra pas ce qui nous appartient, et en prononçant cette phrase, le Vieux avait soudain retrouvé sa voix d’antan, celle du Père qui dit Non ou Oui, avant de laisser les mots vivre par eux-mêmes.

Et le Père, d’ailleurs, a fini par se dégager de l’emprise d’Hector, et il s’est dirigé seul vers Sacha avant de dire à nouveau ce tableau restera là, il restera là où il est même si le monde doit nous engloutir de sa puissance lamentable. Il a encore regardé Sacha avec la même ardeur qui irradiait de ses joues creuses, et il a encore dit on ne rendra pas La Femme d’intérieur, si bien que Sacha a fini par répéter les mots précis du Père, on ne rendra pas La Femme d’intérieur, une main sur ce visage qui lui faisait face.

Le Vieux s’est à nouveau appuyé sur l’épaule d’Hector, et ils ont monté l’escalier de pierre pour arriver jusqu’à la porte du bureau. Et le vieillard s’est finalement laissé tomber sur le matelas qui se trouvait dans un renfoncement, avant de caler son corps maigre dans une position identique à celle qu’il avait quittée. Puis il a levé les yeux vers le mur et il s’est abîmé dans la contemplation d’un tableau sombre, qu’un rayon venu des persiennes venait allumer entièrement dans l’atmosphère chaude, prise encore de fumée âcre.

 

Elle a renversé son corps vers l’arrière et elle a regardé un peu en direction du mobile home comme pour voir ce qui se passait à l’intérieur. Puis elle m’a regardé avec un air gêné et elle a dit je crois que je commence à avoir un peu faim. Elle a souri en attendant de voir comment j’allais réagir, et elle a encore dit c’est bête, je n’ai même pas pensé à manger avant de venir.

J’ai regardé un peu le verre de café qui attendait devant moi, et j’ai dit je peux bien vous préparer quelque chose mais il va y avoir du délai. Je ne garde jamais que le nécessaire par ici, ce qui peut se conserver malgré la chaleur, un ou deux sacs de patates, un peu d’huile, et encore ces boîtes aux noms effacés qui traînent çà et là, comme la promesse d’une joie mystérieuse. Pour le reste, j’ai un arrangement avec le type qui vend des fleurs à la sortie du village. Il m’apporte le gaz, et encore deux ou trois choses dont je pourrais avoir besoin, et en échange je lui trouve des fleurs, des espèces rares qui poussent ici, et que je fais grandir et prospérer sous la serre. J’ai dit il n’y a pas d’argent entre nous, je vais au bout de ce chemin pour le rejoindre à son embarcation, puis je lui donne les fleurs et je repars avec le gaz, le premier jeudi de chaque mois.

Elle a regardé au loin dans la direction que je lui montrais et elle a dit passionnant, vous avez un don pour tenir en haleine votre auditoire. Puis elle s’est tournée à nouveau vers moi, et elle a dit alors, selon vous, je devrais me nourrir de cette chose impalpable qu’on appelle le gaz parce que vous avez renoncé au pain et au vin, pour des raisons aussi obscures que celles qui vous ont conduit dans ce trou. Elle a secoué la tête en disant simplement j’en reviens pas, et moi qui croyais que le paysan avait toujours un repas au chaud pour réconforter le voyageur solitaire.

J’ai fini par me lever pour ramasser les verres sur la table, et j’ai dit ouais, je suis tout de même heureux de voir que votre peine de cœur vous a pas trop noué l’estomac. J’ai dit j’aime cette attitude, cette manière de refuser la solution facile du désespoir. Elle m’a jeté un regard noir, tout en attrapant machinalement le téléphone qui se trouvait près d’elle. J’ai dit ouais, je vais vous préparer un repas puisque c’est ce que vous voulez.

Elle a tourné la tête vers les fleurs sur la droite, et elle a cueilli deux ou trois brins de chèvrefeuille qu’elle a frottés au cœur de ses mains douces et fines. Alors j’ai ouvert le tiroir de la table et j’en ai tiré un couteau de trente centimètres, à la lame luisante, et elle a levé les yeux avec un air implorant tandis que je commençais à m’éloigner d’elle, un bol en verre à la main. La journée, à nouveau, prenait une allure chaude et humide, comme une serre immense. Alors je suis allé jusqu’aux arbres, en prenant le temps de noter chaque détail, et j’ai coupé une à une les figues de septembre, dont certaines, bleues et luisantes, semblaient sur le point d’éclater au grand jour.

 

Tobi s’est renversé sur la chaise et il a bu un coup avant de dire et voilà Pete qui tombe sur son nouveau voisin, un type à la mine sombre, portant bien sur lui, mais pas causant toutefois. Évidemment vous connaissez Pete, il commence à sortir son baratin à l’inconnu, le genre il faut s’entraider, on est tous frères, afin de lui soutirer un peu d’herbe. Le problème, c’est que le type en question n’est pas du tout son ami, et en guise de soutien, il est à deux doigts de le balancer dans l’escalier, avec son putain de fauteuil roulant, pour simplement tasser le tout au fond d’une poubelle.

Tobi avait ferré les autres, cette fois-ci, alors il a bu un coup en regardant le feu qui brûlait dans l’espèce de barbecue aménagé au coin de la ruelle. Puis il a encore dit le truc, c’est qu’un mois plus tard, Pete est réveillé un matin par une déflagration. Et aussitôt, il comprend qu’il s’est passé un truc pas net parce qu’il entend une agitation inhabituelle dans le couloir qui mène à l’escalier.

Puis, une minute plus tard, quelqu’un frappe à sa porte et il se retrouve face au type, la chemise tachée de sang, qui tend vers lui une caisse en lui expliquant qu’avec le macchabée en dessous, il préférerait se débarrasser de deux ou trois trucs. Et Pete se contente de faire oui de la tête, avec cette douceur qu’ont les enfants lorsqu’on place en eux une responsabilité qui leur échappe, et l’instant d’après il observe l’autre en train de redescendre pour se perdre dans le bruit de sirènes.

Tobi a fait une pause pour écouter le silence, il a regardé Crane qui restait sans voix au-dessus de son assiette. Puis il a dit, là les mecs, c’est le moment de grâce absolue, ce moment où l’existence nous réclame entièrement, sans qu’on ait la possibilité de formuler la moindre objection. Ouais, parce qu’à ce moment précis, notre ami Pete commence à perdre les pédales dans son appartement, et au lieu de regarder dans la boîte comme n’importe qui le ferait à sa place, il se contente de rester là, à attendre que quelque chose se passe, comme un putain de lézard à roulettes.

À ce stade, Tobi a commencé à sourire un peu en pensant à la suite de l’histoire. Puis il a dit ouais, mais à force de réfléchir, Pete finit par s’orienter vers la pire des solutions, en l’occurrence celle de m’appeler, moi, pour régler le problème qu’il a sur les bras. Je me pointe là-bas sans trop comprendre ce qu’il a essayé de me dire, et je le trouve devant sa boîte, à fumer autant que le Reichstag en 33, mais toujours incapable de jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Alors j’emporte le carton vers la fenêtre pour essayer d’y voir clair, et nom de Dieu une seconde après, je commence à retourner les sachets un par un, cocaïne, héroïne brune, extraits de belladone et de valériane, opium, amphétamines aux couleurs et aux formes changeantes. Ouais, tout ça et aussi l’acide lysergique, du LSD comme s’il en pleuvait sur des plaquettes souples comme des portions de dessins animés.

Tobi a regardé autour de lui, les yeux de ceux qui se trouvaient là. Il a dit alors j’appelle Pete qui est parti chier et je lui monte un bateau à propos de dettes de jeu, de listes d’impayés, ce genre de trucs. Je crois pas un instant qu’il va mordre à l’hameçon tellement la soupe que je lui sers ressemble à l’eau des flaques, mais l’autre continue de geindre au fond des chiottes, comme si c’était le début d’une lente agonie. Alors je finis simplement par dire si tu veux, je te débarrasse de toute cette merde, tu n’entendras parler de rien. J’ai dit c’est juste pour t’éviter d’y penser.

Une minute après, Pete se décide à sortir des chiottes et il me demande comment il peut faire pour me remercier, mais je dis je veux rien, mec, je veux juste que tu retrouves ton calme, et que tu arrêtes de t’en faire pour si peu. Je dis ouais, le type reviendra pas de sitôt alors va falloir que tu remettes un peu d’ordre dans ta vie, ça devient urgent. Je dis pose-toi, camarade, et prends un peu les choses comme elles viennent.

 

Noooooonnnnnnnnn, putain, nooooooonnnnnnnnn, je peux pas voir ça, c’est pas possible, je vais me trouver mal. De mon côté, je finissais de trancher la tête de ces saloperies d’anguilles, mais régulièrement, je pensais j’aurais dû faire ça avant, j’aurais dû faire ça quand j’étais encore à la rivière, parce que les bestioles s’agitent comme de foutus serpents entre mes mains, avec les morceaux qui bougent encore une fois la tête retombée dans l’eau claire. Elle a encore dit c’est pas possible, je peux pas voir ça, je vais faire un malaise si vous continuez votre cirque, et on retrouvera ma dépouille au milieu des bassins d’eau sale.

J’ai dit c’est toujours le passage difficile avec ces sales bêtes. D’habitude, je leur colle un coup de matraque sur le crâne dès leur sortie de la nasse, mais avec cette chaleur, j’ai préféré les ramener vivantes pour en finir à l’ombre du frêne. Elle a regardé la dernière bestiole qui s’était enroulée autour de mon bras tandis que j’écrasais la lame du couteau à l’arrière de sa tête, et elle a encore dit je veux pas voir ça, nom de Dieu, et d’ailleurs, si vous pensez une seconde que je vais avaler ces machins, vous pouvez d’ores et déjà revoir vos plans. Elle a tourné les yeux vers l’étendue bleu-vert de la lande, en observant la découpe d’un clocher à une dizaine de kilomètres vers l’est, puis elle a encore jeté un regard aux anguilles, et elle a dit c’est certain que je mangerai pas ces saloperies.

 

--------- il a pris Hector par la main, et il a encore dit il n’est pas question de faire quelque chose que le père ne nous aurait pas demandé de faire, mais bordel, il y a toujours une solution de moyen terme. Il a dit crois-moi, c’est comme s’il l’avait dit, et je suis certain qu’il aura l’impression de l’avoir pensé, une fois qu’il sera devant le fait accompli. Hector s’est contenté d’allonger sa canne pour casser l’agencement des boules sur le tapis vert. Puis il a dit je me fous de vos histoires, tout comme je me fous de votre tableau à la con, les chevaux sont partis dans toutes les directions, et j’en aurai pour une semaine à les retrouver aux confins du marais. Alors Sacha a fait rapidement le tour du billard, et il a dit c’est l’affaire d’une heure ou deux, bordel, et ensuite on rentre chez nous. Puis il a joué deux coups lui aussi, en silence, avant d’attraper le verre qui attendait sur le meuble d’à côté.

Alors Hector a fini par aller dans sa direction, et il a avalé la fin de sa bière avant de dire on n’arrivera jamais à rien avec ces types, nom de Dieu, on dirait que vous avez perdu le sens des ----------------------------

 

J’ai dit on ne sait pas grand-chose à propos de ces bestioles. Les anguilles, justement, avaient cessé de se replier sur elles-mêmes et il ne restait plus qu’à les tailler de manière équitable avant de les enduire de sauce et de les mettre sur la grille. Le beurre fondait lentement, dans la chaleur qui revenait par vagues, alors j’ai commencé à intégrer le persil, la muscade et l’ail sombre, qui donnaient soudain une apparence nouvelle à la peau visqueuse des anguilles.

J’ai dit vrai, on est un peu dans l’inconnu avec ces bestioles parce qu’elles vont et viennent à l’intérieur des mers. Et bon Dieu, on ne sait pas d’où elles arrivent, ni même pourquoi elles finissent par repartir, un jour, sans jamais plus donner de nouvelles. J’ai dit elles sont là simplement, à attendre quelque chose au milieu d’une poche de vase, avant de disparaître au bout d’une année ou deux, parfois plus. Ces bestioles sont de foutus mystères, je vous assure, et en disant ça, je faisais passer un à un les morceaux entre mes doigts afin de bien les mélanger à la sauce.

Alors la petite demoiselle a dit je suis désolée, je crois vraiment que je pourrai pas manger ce que vous préparez. Mais comme elle mettait juste un peu moins de conviction dans ses paroles, j’ai repris mon baratin de plus belle, en essayant de donner un peu de corps à l’histoire. Leur QG serait quelque part dans les Sargasses, mais il y en a aussi qui disent que ça pourrait être le Pacifique. Le Pacifique, vous imaginez ça, douze mille kilomètres de voyage depuis les mers du Sud, ça donne à réfléchir tout de même, douze mille kilomètres, tout ça pour finir en morceaux dans une sauce au beurre.

Elle a regardé la mixture dans le saladier, et la manière dont je fourrais mes doigts partout pour bien incorporer la sauce au fond de leurs entrailles. Puis elle a levé les yeux vers moi une fois encore et elle a dit je crois pas que je pourrai manger ces trucs-là, non vraiment, je crois pas que ce soit fait pour moi.

 

Chacun avait repoussé sa chaise et Crane, d’un geste majestueux, fumait maintenant un cigare que Le Verbe avait sorti d’une boîte cachée à l’intérieur de la boutique. À un moment, il y avait eu ce couple qui était passé faire une visite, mais Le Verbe avait lancé c’est fermé, cassez-vous, les Rosbifs, et ça avait déclenché le rire de toute la table, et plus particulièrement celui de Crane, qui lançait des boulettes en direction du feu, les yeux endormis derrière ses lunettes aux verres jaunes.

Puis juste après, Tobi a sorti de sa poche un sachet de capsules sombres, et il a commencé à les agiter dans la lumière tandis que les autres allongeaient le cou pour essayer de voir ce que c’était. Il a dit j’ai réussi à mettre un nom sur à peu près tout, mais il reste un mystère qui plane sur ce truc-là. Ça doit être une défonce artisanale, mais il est pas certain que le type qui l’a fabriquée soit encore là pour en parler.

Il a bu sa dernière gorgée de vouvray et il a rigolé en disant du coup, pour pas prendre de risque, je l’ai fait goûter discrètement à un péquenaud qui me demandait un truc qui sorte de l’ordinaire, le genre costume-cravate en quête d’aventure. On a retrouvé ce connard au fond d’un garage, en train de conduire une voiture imaginaire. Il avait tartiné les murs de merde et discutait avec sa mère morte depuis dix ans.

Tout le monde a ri un bon coup, alors Le Verbe a dit ce sera sans moi, les gars, tout en repoussant le gras de la viande au fond de son assiette. Puis Tobi a tourné légèrement la tête vers l’arrière et il a ramassé la queue de billard sur la partie gauche du visage tandis que la queue, sous le choc, volait en éclats au milieu des bouteilles vides et des mégots. Et Crane n’a pas même eu le temps de lâcher son cigare que lui aussi prenait un coup de canne dans la gueule, si bien que Le Verbe a dû balancer Sacha contre le mur tandis que l’autre enfoiré le bourrait de coups de poing dans le foie. Puis Crane a fini par renverser la table qui ne tenait plus que par un fil et il a entraîné Hector dans sa chute en le martelant de coups de poings dans la gueule. Tobi, de son côté, ne bougeait plus, regardant seulement le sang couler de son visage, comme éperdu, tandis que Crane s’enroulait violemment autour du corps d’Hector pour essayer de le -----------------

 

------- J’ai dit ces bestioles

renferment en elles une sorte de mystère -----------------

 

 ------------------------- mais c’est Hector qui a finalement repris l’avantage, et il s’est hissé au-dessus de Crane pour le frapper encore et encore, visant les côtes et la tête avec la puissance des ----------------

 

------------------ elles nous permettent de goûter une expérience rare ---------------------------------

 

---------------------------------- Le Verbe, maintenant, cognait comme si sa vie en dépendait, mais avec ses yeux esquintés, il avait du mal à ------------------

 

--------------- une expérience de l’altérité, de l’altérité radicale, comme si l’autre choisissait soudain l’apparence la plus dérangeante qui soit, la plus ---------------

 

------------- et la bouteille cassée volait

maintenant sous les yeux de Sacha, alors il a ramassé la canne de billard, et il a -------------------

 

------------- une

expérience qui engage jusqu’à notre conception même de l’autre ----------------

 

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--------------------------------- il a balancé encore un ou deux coups à celui qui se trouvait au sol, puis ---------------------

 

--------------------------------------- une expérience de la contiguïté --------------

 

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------------ puis Sacha a fini par se relever, avant de commencer à allumer quelque chose entre ses mains, et ------------------------

 

-------------------------- une expérience de l’entrelacs des vies et des destinées ---------------------

 

------------------------------- tandis que les flammes commençaient à monter le long des murs, comme des--------------------

 

------------------------ comme

sur les tableaux la natte des jeunes filles qui travaillent dans l’ombre, sans souci de gloire ou de fortune --------------

 

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-- bande de ----------------------------

 

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-------------- mais je sais toujours pas si j’arriverai à manger ces ------------------------

 

--------------------------------------- avec les flammes qui montaient au mur comme des --------------------

 

---------- non,

décidément, ça ressemble trop à des saloperies de serpents -----------------------